De l’abjection, par Jacques Rivette. 1961

L'homme qui décide de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d'inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n'a droit qu'au plus profond mépris.

Cet article de Jacques Rivette consti­tue en quelque sorte l’a­bou­tis­se­ment logique de la “Poli­tique des auteurs” défen­due par les Cahiers du ciné­ma, tout au long des années 1950. Par oppo­si­tion à la culture intel­lec­tuelle domi­nante à l’é­poque, de “gauche” (pro­gres­siste, anti-amé­ri­caine), il s’a­gis­sait pour les jeunes cri­tiques de défi­nir une approche spé­ci­fi­que­ment ciné­ma­to­gra­phique des films, fon­dée sur la “mise en scène” — en tant qu’elle serait le site essen­tiel de l’in­tel­li­gence au ciné­ma et le mode d’ex­pres­sion par excel­lence de l’ ”auteur” de films[[Voir Antoine de Baecque, La Ciné­phi­lie. Inven­tion d’un regard, his­toire d’une culture 1944 – 1968, Paris, Hachette, 2005 ; par exemple, p. 19.]].

Cahiers du ciné­ma, n°120, 1961 Avec ce texte, cri­tique acerbe du « Kapo » (1959) de Gil­lo Pon­te­cor­vo, Rivette applique la “poli­tique des auteurs” au thème extrême de l’a­près-guerre (à la fois impos­sible ciné­ma­to­gra­phique et hori­zon de réfé­rence) : les camps de concen­tra­tion. La gra­vi­té du sujet implique la plus grande rigueur ; toute incon­sé­quence de la “mise en scène” condamne le réa­li­sa­teur au mépris : pour Rivette, Pon­te­cor­vo, incar­na­tion du cinéaste dra­pé dans sa bonne conscience poli­tique mais cou­pable for­mel­le­ment, tra­hit son ina­ni­té cinématographique.

Fon­da­men­ta­le­ment, « De l’ab­jec­tion », en syn­thé­ti­sant l’or­tho­doxie “moderne” façon Cahiers du ciné­ma, struc­ture le champs cri­tique. Dura­ble­ment : Serge Daney, qui doit à ce texte sa “pre­mière cer­ti­tude de futur cri­tique”, l’a expri­mé clai­re­ment : « Au fil des années, en effet, “le tra­vel­ling de Kapo” fut mon dogme por­ta­tif, l’axiome qui ne se dis­cu­tait pas, le point limite de tout débat. Avec qui­conque ne res­sen­ti­rait pas immé­dia­te­ment l’abjection du « tra­vel­ling de Kapo », je n’aurais, défi­ni­ti­ve­ment, rien à voir, rien à par­ta­ger[[Le texte de Daney vaut d’être cité plus lon­gue­ment : « Au nombre des films que je n’ai jamais vus, il n’y a pas seule­ment Octobre, Le Jour se lève ou Bam­bi, il y a l’obscur Kapo, film sur les camps de concen­tra­tion, tour­né en 1960 par l’italien de gauche Gil­lo Pon­te­cor­vo. Kapo ne fit pas date dans l’histoire du ciné­ma. Suis-je le seul, ne l’ayant jamais vu, à ne l’avoir jamais oublié ? Car je n’ai pas vu Kapo et en même temps je l’ai vu. Je l’ai vu parce que quelqu’un, avec des mots, me l’a mon­tré. Ce film, dont le titre, tel un mot de passe, accom­pa­gna ma vie de ciné­ma, je ne le connais qu’à tra­vers un court texte : la cri­tique qu’en fit Jacques Rivette en juin 1961 dans Les Cahiers du ciné­ma. C’était le numé­ro 120, l’article s’appelait « De l’abjection », Rivette avait 33 ans et moi 17. Je ne devais jamais avoir pro­non­cé le mot « abjec­tion » de ma vie. Dans son article, Rivette ne racon­tait pas le film, il se conten­tait, en une phrase, de décrire un plan. La phrase, qui se gra­va dans ma mémoire, disait ceci : « Voyez cepen­dant, dans Kapo, le plan où Riva se sui­cide en se jetant sur les bar­be­lés élec­tri­fiés : l’homme qui décide à ce moment de faire un tra­vel­ling avant pour reca­drer le cadavre en contre-plon­gée, en pre­nant soin d’inscrire exac­te­ment la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus pro­fond mépris ». Ain­si, un simple mou­ve­ment de camé­ra pou­vait-il être le mou­ve­ment à ne pas faire. Celui qu’il fal­lait – à l’évidence — être abject pour faire. A peine eus-je lu ces lignes que je sus que leur auteur avait abso­lu­ment rai­son. Abrupt et lumi­neux, le texte de Rivette me per­met­tait de mettre des mots sur ce visage de l’abjection. Ma révolte avait trou­vé des mots pour se dire. Mais il y avait plus. Il y avait que la révolte s’accompagnait d’un sen­ti­ment moins clair et sans doute moins pur : la recon­nais­sance sou­la­gée d’acquérir ma pre­mière cer­ti­tude de futur cri­tique. Au fil des années, en effet, “le tra­vel­ling de Kapo” fut mon dogme por­ta­tif, l’axiome qui ne se dis­cu­tait pas, le point limite de tout débat. Avec qui­conque ne res­sen­ti­rait pas immé­dia­te­ment l’abjection du “tra­vel­ling de Kapo”, je n’aurais, défi­ni­ti­ve­ment, rien à voir, rien à par­ta­ger. Ce genre de refus était d’ailleurs dans l’air du temps. Au vu du style rageur et excé­dé de l’article de Rivette, je sen­tais que de furieux débats avaient déjà eu lieu et il me parais­sait logique que le ciné­ma soit la caisse de réso­nance pri­vi­lé­giée de toute polé­mique. La guerre d’Algérie finis­sait qui, faute d’avoir été fil­mée, avait soup­çon­né par avance toute repré­sen­ta­tion de l’Histoire. N’importe qui sem­blait com­prendre qu’il puisse y avoir – même et sur­tout au ciné­ma — des figures taboues, des faci­li­tés cri­mi­nelles et des mon­tages inter­dits. La for­mule célèbre de Godard voyant dans les tra­vel­lings « une affaire de morale » était à mes yeux un de ces truismes sur les­quels on ne revien­drait pas. Pas moi, en tout cas. » Serge Daney, « Le tra­vel­ling de Kapo », Tra­fic, n°4, automne 1992. Repris dans Per­sé­vé­rance. Entre­tien avec Serge Tou­bia­na, Paris, POL, 1994, pp. 13 – 39.]]. » La moder­ni­té ciné­ma­to­gra­phique se voit défi­ni­ti­ve­ment condi­tion­née à une approche morale (alors qu’on peut se deman­der s’il en va de même dans les autres champs d’ex­pres­sion artistique).

Com­ment pro­po­ser une repré­sen­ta­tion “vraie”, “juste”, des “camps” ? Com­ment ne pas lais­ser le spec­ta­teur “s’ha­bi­tuer” à l’hor­reur ? Rivette semble dou­ter à vrai dire de la pos­si­bi­li­té même de “trai­ter” un tel sujet : pour lui, il y a presque immé­dia­te­ment une trans­gres­sion à ten­ter une repré­sen­ta­tion de cette his­toire-là — c’est cer­tai­ne­ment ce qui explique la vio­lence de son attaque (dis­pro­por­tion­née, au vu des images de Pontecorvo).

C’est ici, face à ces doutes, qu’on sai­sit plei­ne­ment le rôle joué par Alain Resnais dans cette construc­tion de la moder­ni­té. La réus­site una­ni­me­ment saluée de « Nuit et Brouillard » (1955), en four­nis­sant un contre-modèle et une réfé­rence mar­quante, pré­vient l’é­tape finale de cette “mora­li­sa­tion de la forme” : l’in­ter­dit de repré­sen­ta­tion (ou plus exac­te­ment l’in­ter­dit d’ ”image”[[Sur la réfu­ta­tion de la thèse de l’I­ni­ma­gi­nable appli­quée aux camps d’ex­ter­mi­na­tion et com­prise comme nou­vel ico­no­clasme, voir Georges Didi-Huber­man, Images mal­gré tout, Paris, Minuit, 2003, notam­ment p. 38 et s., p. 83 et s. Por­tée heu­ris­tique des cas limites (l’hor­reur des camps), c’est, pour Didi-huber­man comme pour Rivette, l’oc­ca­sion de réex­po­ser l’en­semble de leur concep­tion “ima­gi­naire”, l’oc­ca­sion de tout revoir — éprou­ver et res­sai­sir -, à la lumière la plus exi­geante.]] ) qui sera plus tard la posi­tion de prin­cipe de Claude Lanz­mann (concer­nant la des­truc­tion des juifs)[[Voir Claude Lanz­mann, “Holo­causte, la repré­sen­ta­tion impos­sible”, Le Monde, 3 mars 1994, p. I et VII.]].

Source : l’ob­ser­va­toire

kapo_10.jpg

De l’abjection par Jacques Rivette

Les cahiers du ciné­ma N°120, juin 1961 pp54-55

« Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est dif­fi­cile, lorsqu’on entre­prend un film sur un tel sujet (les camps de concentration[[Georges Didi-Huber­man rap­pelle que “la dis­tinc­tion entre camps d’ex­ter­mi­na­tion (Ausch­witz-Bir­ke­nau, Bel­zec, Chelm­no, Maj­da­nek, Sobi­bor, Tre­blin­ka – NdE.) et camps de concen­tra­tion n’é­tait pas encore d’u­sage cou­rant dans l’his­to­rio­gra­phie des années cin­quantes”. C’est l’une des cri­tiques (G. Ben­sous­san, 1998 ; A. Wie­vior­ka, 1992) faites à Nuit et Brouillard d’A­lain Resnais, de mal opé­rer cette dis­tinc­tion capi­tale. Didi-Huber­man, op. cit., p. 164.]]), de ne pas se poser cer­taines ques­tions préa­lables ; mais tout se passe comme si, par inco­hé­rence, sot­tise ou lâche­té, Pon­te­cor­vo avait réso­lu­ment négli­gé de se les poser.

Par exemple, celle du réa­lisme : pour de mul­tiples rai­sons, faciles à com­prendre, le réa­lisme abso­lu, ou ce qui peut en tenir lieu au ciné­ma, est ici impos­sible ; toute ten­ta­tive dans cette direc­tion est néces­sai­re­ment inache­vée (« donc immo­rale »), tout essai de recons­ti­tu­tion ou de maquillage déri­soire et gro­tesque, toute approche tra­di­tion­nelle du « spec­tacle » relève du voyeurisme[[Alain Resnais, en 2000, est sur la même ligne : « Q. : Votre réac­tion scan­da­li­sée par rap­port au spec­ta­cu­laire fait autour des images des camps me rap­pelle la réac­tion de Rivette au film de Pon­te­cor­vo, Kapo, et son texte « De l’abjection » dans les Cahiers du ciné­ma, en 1961. Vous connais­sez ce texte ? Resnais : Je le connais. Je m’en sens proche. Je ne l’ai pas lu à l’époque, mais après. Je vois très bien le mou­ve­ment de camé­ra de Kapo sur la main d’Emmanuelle Riva. On ne peut pas faire de mise en scène avec ces images. On ne peut pas non plus en faire des recons­ti­tu­tions par la fic­tion. Des films roma­nesques sur les camps de concen­tra­tion, cela me paraît conster­nant. Il y a une excep­tion, Ghet­to Tere­zin (d’Al­fred Radok, 1950). Je n’ai pas pu me déci­der à aller voir La Vie est belle (De Rober­to Begni­ni, 1997) par exemple. » Alain Resnais, « Les pho­tos jau­nies ne m’émeuvent pas », pro­pos recueillis par Antoine De Baecque et Claire Vas­sé, Cahiers du ciné­ma, hors-série « Le Siècle du ciné­ma », novembre 2000, pp. 70 – 75, ici p. 74. (NdE.)]] et de la por­no­gra­phie[[Rivette reprend le terme à Jean-Luc Godard qui l’a uti­li­sé lors de la “Table ronde” (juillet 1959) consa­crée à Hiro­shi­ma, mon amour d’A­lain Resnais (1959). Je cite in exten­so les remarques impor­tantes de Godard (notam­ment sur la ques­tion qui nous occupe, à savoir les rela­tions entre morale et moder­ni­té, et la place par­ti­cu­lière de Resnais) ; la réponse de Rivette est inté­res­sante puis­qu’il attri­bue à Resnais les qua­li­tés qui pré­ci­sé­ment manquent à Pon­te­cor­vo (le fait de ques­tion­ner sa mise en scène et sur­tout la capa­ci­té à inté­grer ces ques­tions au film lui-même) : “Godard : “Il y a une chose qui me gêne un peu dans Hiro­shi­ma, et qui m’avait éga­le­ment gêné dans Nuit et Brouillard, c’est qu’il y a une cer­taine faci­li­té à mon­trer des scènes d’horreur, car on est vite au-delà de l’esthétique. Je veux dire que bien ou mal fil­mées, peu importe, de telles scènes font de toute façon une impres­sion ter­rible sur le spec­ta­teur. Si un film sur les camps de concen­tra­tion, ou sur la tor­ture, est signé Cou­zi­net, ou signé Vis­con­ti, pour moi, je trouve que c’est presque la même chose. Avant Au Seuil de la vie, il y avait un docu­men­taire pro­duit par l’Unesco qui mon­trait dans un mon­tage sur musique tous les gens qui souf­fraient sur la terre, les estro­piés, les aveugles, les infirmes, ceux qui avaient faim, les vieux, les jeunes, etc. J’ai oublié le titre. Ça devait être L’Homme, ou quelque chose dans ce genre. Eh bien, ce film était immonde. Aucune com­pa­rai­son avec Nuit et Brouillard, mais c’était quand même un film qui fai­sait de l’impression sur les gens, tout comme récem­ment Le Pro­cès de Nurem­berg. L’ennui donc, en mon­trant des scènes d’horreur, c’est que l’on est auto­ma­ti­que­ment dépas­sé par son pro­pos, et que l’on est cho­qué par ces images un peu comme par des images por­no­gra­phiques. Dans le fond, ce qui me choque dans Hiro­shi­ma, c’est que, réci­pro­que­ment, les images du couple fai­sant l’amour dans les pre­miers plans me font peur au même titre que celles des plaies, éga­le­ment en gros plans, occa­sion­nées par la bombe ato­mique. Il y a quelque chose non pas d’immoral, mais d’amoral, à mon­trer ain­si l’amour ou l’horreur avec les mêmes gros plans. C’est peut-être par là que Resnais est véri­ta­ble­ment moderne par rap­port à, met­tons, Ros­sel­li­ni. Mais je trouve alors que c’est une régres­sion, car dans Voyage en Ita­lie, quand George San­ders et Ingrid Berg­man regardent le couple cal­ci­né de Pom­péi, on avait le même sen­ti­ment d’angoisse et de beau­té, mais avec quelque chose en plus. Rivette : Ce qui fait que Resnais peut se per­mettre cer­taines choses, et non les autres cinéastes, c’est qu’il sait d’avance toutes les objec­tions de prin­cipe qu’on pour­ra lui faire. Davan­tage, ces ques­tions de jus­ti­fi­ca­tion morale ou esthé­tique, Resnais, non seule­ment se les pose, mais il les inclut dans le mou­ve­ment même du film. Dans Hiro­shi­ma, le com­men­taire et les réac­tions d’Emmanuelle Riva jouent ce rôle de la réflexion sur le docu­ment. Et c’est pour­quoi Resnais réus­sit à dépas­ser ce stade pre­mier de la faci­li­té qu’il y a à uti­li­ser des docu­ments. Le sujet même des films de Resnais, c’est l’effort qu’il doit faire pour résoudre ces contra­dic­tions. Doniol-Val­croze : Resnais a sou­vent le mot de dou­ceur ter­rible. Pour lui, c’est carac­té­ris­tique de cet effort. » Jean Domar­chi, Jacques Doniol-Val­croze, Jean-Luc Godard, Pierre Kast, Jacques Rivette, Eric Roh­mer, « Table ronde sur Hiro­shi­ma, mon amour d’A­lain Resnais », Cahiers du ciné­ma, n° 97, juillet 1959. Repris dans Antoine De Baecque, Charles Tes­son (edit.), La Nou­velle Vague, coll. “Petite Biblio­thèque des Cahiers du ciné­ma”, Paris, Cahiers du ciné­ma, 1999, pp. 36 – 62. Ici, pp. 51 – 53. (NdE.)]]. Le met­teur en scène est tenu d’affadir, pour que ce qu’il ose pré­sen­ter comme la « réa­li­té » soit phy­si­que­ment sup­por­table par le spec­ta­teur, qui ne peut ensuite que conclure, peut-être incons­ciem­ment, que, bien sûr, c’était pénible, ces Alle­mands, quels sau­vages, mais somme tout pas into­lé­rable, et qu’en étant bien sage, avec un peu d’astuce ou de patience, on devait pou­voir s’en tirer. En même temps, cha­cun s’ha­bi­tue sour­noi­se­ment à l’hor­reur, cela rentre peu à peu dans les mœurs, et fera bien­tôt par­tie du pay­sage men­tal de l’homme moderne ; qui pour­ra, la pro­chaine fois, s’é­ton­ner ou s’in­di­gner de ce qui aura ces­sé en effet d’être choquant ?

C’est ici que l’on com­prend que la force de Nuit et Brouillard venait moins des docu­ments que du mon­tage, de la science avec laquelle les faits bruts, réels, hélas!, étaient offerts au regard, dans un mou­ve­ment qui est jus­te­ment celui de la conscience lucide et qua­si imper­son­nelle, qui ne peut accep­ter de com­prendre et d’ad­mettre le phé­no­mène. On a pu voir ailleurs des docu­ments plus atroces que ceux rete­nus par Resnais : mais à quoi l’homme ne peut-il s’ha­bi­tuer ? Or on ne s’ha­bi­tue pas à Nuit et Brouillard ; c’est que le cinéaste juge ce qu’il montre, et est jugé par la façon dont il le montre.

Autre chose : on a beau­coup cité, à gauche et à droite, et le plus sou­vent assez sot­te­ment, une phrase de Moul­let : “la morale est affaire de travellings[[Voir Luc Moul­let, “Sur les bri­sées de Mar­lowe”, Cahiers du ciné­ma, n° 93, mars 1959. (NdE.)]] ” (ou la ver­sion de Godard : “les tra­vel­lings sont affaire de morale[[Voir Jean-Luc Godard, “Table ronde sur Hiro­shi­ma…”, op. cit. Repris dans Antoine De Baecque, Charles Tes­son (edit.), La Nou­velle Vague, op. cit., p. 43. (NdE.)]] ”) ; on a vou­lu y voir le comble du for­ma­lisme, alors qu’on en pour­rait plu­tôt cri­ti­quer l’ex­cès “ter­ro­riste”, pour reprendre la ter­mi­no­lo­gie paulhanienne[[Dans la réflexion de Jean Paul­han, la Ter­reur — qui impose l’in­ven­tion d’un lan­gage neuf — s’op­pose à la rhé­to­rique. Phi­lippe Rous­sin et Eric Tru­del expliquent : « Il nomme Ter­reur la volon­té de la lit­té­ra­ture de faire oublier qu’elle est lit­té­ra­ture (…). La Ter­reur est la récu­sa­tion lit­té­raire de la rhé­to­rique depuis le roman­tisme : le choix de l’originalité et de la dif­fé­rence. » « Dès le moment où elle se nie comme dis­cours par­mi les autres dis­cours et s’identifie comme une rup­ture avec les lan­gages de l’ordinaire, la lit­té­ra­ture s’affirme en fait comme un régime d’exceptionnalité. Elle s’identifie moins à ce qui serait révo­lu­tion­naire parce qu’entièrement libre du rhé­to­rique qu’elle ne dit, en fait, un pou­voir et un fan­tasme de puis­sance. Aux poé­tiques ter­ro­ristes, Paul­han répond par le rapa­trie­ment du poé­tique dans la rhé­to­rique et, à “la pous­sière de rhé­to­riques indi­vi­duelles, qu’appelle la Ter­reur”, il pro­pose de sub­sti­tuer “une rhé­to­rique com­mune” (N.R.F., juillet 1936). » Les auteurs pré­cisent que Paul­han « n’invente pas le terme de Ter­reur. Il le trouve, on le sait, dans le sur­réa­lisme, du côté de “l’appareil men­tal de la Grande Ter­reur”, des insultes du Trai­té du style d’Aragon, des Pas per­dus de Bre­ton ou des appels de Des­nos dans La Révo­lu­tion sur­réa­liste. La Ter­reur est, ici, la confu­sion de la liber­té d’expression et de la liber­té abso­lue. » Paul­han « tra­vaille à son livre sur la rhé­to­rique et la ter­reur depuis le milieu des années vingt », mais ce n’est qu’en juin 1936 qu’il « en livre les pre­miers états dans la N.R.F. (…) Entre les pre­miers articles publiés (…) et la paru­tion des Fleurs de Tarbes en 1941, ses recherches vont s’infléchir pour s’attacher aux figures de la nou­velle rhé­to­rique auto­ri­taire, aux grands mots et aux slo­gans. Comme la Ter­reur, la nou­velle rhé­to­rique poli­tique et auto­ri­taire déclare qu’elle veut ban­nir le for­ma­lisme bour­geois et le ver­ba­lisme démo­cra­tique mais elle finit par accou­cher du mot d’ordre. » (Je sou­ligne.) Voir Phi­lippe Rous­sin et Eric Tru­del (2007), sur Fabu­la. (NdE.)]]. Voyez cepen­dant, dans Kapo, le plan où Riva se sui­cide, en se jetant sur les bar­be­lés élec­tri­fiés ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un tra­vel­ling-avant pour reca­drer le cadavre en contre-plon­gée, en pre­nant soin d’ins­crire exac­te­ment la main levée dans un angle de son cadrage final[[La des­crip­tion du tra­vel­ling par Rivette n’est pas très exacte : pas de main dans l’angle. Cette séquence — la der­nière de Kapo : le mou­ve­ment d’ap­pa­reil est d’ailleurs, sur­tout, une manière conve­nue de ter­mi­ner le film — sert au cri­tique à syn­thé­ti­ser une oppo­si­tion d’ordre beau­coup plus géné­ral, évo­quée par ailleurs dans le texte : cer­tains sujets ne se laissent pas “mora­le­ment” recons­ti­tuer, “mettre en scène” (la mort, les camps). Il y a donc un argu­ment rhé­to­rique chez Rivette : la foca­li­sa­tion sur un geste cou­pable — un tra­vel­ling (manière de s’inscrire dans le sillon Moul­let-Godard) -, sup­po­sé exem­plaire et déci­sif, alors que c’est en réa­li­té toute une pos­ture qui est condam­née. Ce rac­cour­ci cri­tique, pour lumi­neux qu’il soit, tra­hit sur­tout l’in­ter­dit “géné­ral” de repré­sen­ta­tion qui règne dans les esprits.]], cet homme n’a droit qu’au plus pro­fond mépris. On nous les casse depuis quelques mois avec les faux pro­blèmes de la forme et du fond, du réa­lisme et de la fée­rie, du scé­na­rio et de la “misens­cène”, de l’ac­teur libre ou domi­né et autres balan­çoires ; disons qu’il se pour­rait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit ; ce qui compte, c’est le ton, ou l’ac­cent, la nuance, comme on vou­dra l’ap­pe­ler — c’est-à-dire le point de vue d’un homme, l’au­teur, mal néces­saire, et l’at­ti­tude que prend cet homme par rap­port à ce qu’il filme, et donc par rap­port au monde et à toutes choses : ce qui peut s’ex­pri­mer par le choix des situa­tions, la construc­tion de l’in­trigue, les dia­logues, le jeu des acteurs, ou la pure et simple tech­nique, “indif­fé­rem­ment mais autant”. Il est des choses qui ne doivent être abor­dées que dans la crainte et le trem­ble­ment ; la mort en est une, sans doute ; et com­ment, au moment de fil­mer une chose aus­si mys­té­rieuse, ne pas se sen­tir un impos­teur ? Mieux vau­drait en tout cas se poser la ques­tion et inclure cette inter­ro­ga­tion, de quelque façon, dans ce que l’on filme ; mais le doute est bien ce dont Pon­te­cor­vo et ses pareils sont le plus dépourvus.

Faire un film, c’est donc mon­trer cer­taines choses, c’est en même temps, et par la même opé­ra­tion, les mon­trer d’un cer­tain biais ; ces deux actes étant rigou­reu­se­ment indis­so­ciables. De même qu’il ne peut y avoir d’ab­so­lu de la mise en scène, car il n’y a pas de mise en scène dans l’ab­so­lu, de même le ciné­ma ne sera jamais un “lan­gage” : les rap­ports du signe au signi­fié n’ont aucun cours ici, et n’a­bou­tissent qu’à d’aus­si tristes héré­sies que la petite Zazie. Toute approche du fait ciné­ma­to­gra­phique qui entre­prend de sub­sti­tuer l’ad­di­tion à la syn­thèse, l’a­na­lyse à l’u­ni­té, nous ren­voie aus­si­tôt à une rhé­to­rique d’i­mages qui n’a pas plus à voir avec le fait ciné­ma­to­gra­phique que le des­sin indus­triel avec le fait pic­tu­ral ; pour­quoi cette rhé­to­rique reste-t-elle si chère à ceux qui s’in­ti­tulent eux-mêmes “cri­tiques de gauche”? — peut-être, somme toute, ceux-ci sont-ils avant tout d’ir­ré­duc­tibles pro­fes­seurs ; mais si nous avons tou­jours détes­té, par exemple, Pou­dov­kine, De Sica, Wyler, Liz­za­ni, et les anciens com­bat­tants de l’Idhec, c’est parce que l’aboutissement logique de ce for­ma­lisme s’appelle Pon­te­cor­vo. Quoiqu’en pensent les jour­na­listes express, l’histoire du ciné­ma n’entre pas en révo­lu­tion tous les huit jours. La méca­nique d’un Losey, l’expérimentation new-yor­kaise ne l’émeuvent pas plus que les vagues de la grève la paix des pro­fon­deurs. Pour­quoi ? C’est que les uns ne se posent que des pro­blèmes for­mels, et que les autres les résolvent tous à l’avance en n’en posant aucun. Mais que disent plu­tôt ceux qui font vrai­ment l’histoire, et que l’on appelle aus­si « hommes de l’art » ? Resnais avoue­ra que, si tel film de la semaine inté­resse en lui le spec­ta­teur, c’est cepen­dant devant Anto­nio­ni qu’il a le sen­ti­ment de n’être qu’un ama­teur ; ain­si Truf­faut par­le­rait-il sans doute de Renoir, Godard de Ros­sel­li­ni, Demy de Vis­con­ti ; et comme Cézanne, contre tous les jour­na­listes et chro­ni­queurs, fut peu à peu impo­sé par les peintres, ain­si les cinéastes imposent-ils à l’histoire Mur­nau ou Mizoguchi… »

Jacques Rivette, “De l’ab­jec­tion”, Cahiers du ciné­ma, n° 120, juin 1961, pp. 54 – 55. Repris dans Antoine De Baecque (edit), Théo­ries du Ciné­ma, Paris, Cahiers du ciné­ma, 2001, pp. 37 – 40. 


Notes :