Au cours des années 1950, celles de ma jeunesse, l’équipe du film fêtait le centième clap. Personne ne s’aperçoit aujourd’hui que l’on a dépassé le cinq centième. La quantité des prises s’est énormément accrue.
Je pense que l’on pourrait écrire une histoire du cinéma à partir de l’évolution de la technique de prises de vue — et particulièrement de la sensibilité de la pellicule. Cette évolution a influencé l’esthétique du cinéma plus que l’on pourrait croire. Quand j’ai commencé mon œuvre de cinéaste, il y a trente ans, les scènes d’intérieur devaient être tournées en studio et il fallait du soleil pour filmer en extérieur. Au cours des dernières années, je n’ai eu recours au studio que pour les bouts d’essai — le film pouvait être tourné dans les intérieurs appropriés — appartements, usines, salles de rédaction, etc. Cette liberté de choix des lieux est due au fait que la pellicule devient plus sensible d’année en année.
En réalisant Canal en 1957, j’ai dû faire construire un immense enchevêtrement de passages, entrées, canaux de différents diamètres. Il m’a
fallu imaginer la mise en scène dans les : moindres détails avant le tournage et informer le décorateur du choix de mes angles au fur et à mesure de l’action, alors qu’il devait prévoir l’emplacement des projecteurs cachés dans les parois du décor.
J’ai eu à préparer un minutieux découpage du film, en sachant que rien d’imprévu ne pourrait apparaître à l’écran : j’ai dessiné les épures et les coupes du décor, précisé les angles de la caméra et tout vérifié en cours de construction avec l’opérateur, Jerzy Lipman, tandis que nos yeux demeuraient collés à l’œilleton.
La Terre promise a été réalisé en 1973. L’action se déroule dans de somptueux hôtels particuliers et des usines lugubres, les uns et les autres préservés jusqu’à, présent à Lodz. Nous avons placé, au-dessus des métiers de tissage de très fortes ampoules et l’immense atelier avec un millier d’ouvriers était assez éclairé. Le film n’exigeait pas de découpage dessiné, comme c’était le cas de Canal. Il suffisait d’un scénario, où les scènes changeaient selon les lieux choisis pour le tournage. Ainsi, l’évolution du découpage tient pour moi entre ces deux films : Canal et La Terre promise.
Cette évolution est plus généralement liée aux changements intervenus dans la mise en scène. Le cinéma est passé du montage dynamique de courtes prises de vue, qui devaient tenir lieu de la parole dans le film muet, à travers le mortel ennui des cadrages statiques des premiers films parlés, à la manie de longues prises de vue, où l’on inventait des situations invraisemblables, à seule fin de les filmer à partir d’une position fixe de la caméra.
Au cours des années 1950, celles de ma jeunesse, l’équipe du film fêtait le centième clap. Personne ne s’aperçoit aujourd’hui que l’on a dépassé le cinq centième. La quantité des prises s’est énormément accrue. Un film de fiction n’en comporte plus deux à trois cents mais sept cent cinquante à mille.
Autrefois, le découpage était défini et codifié. Il tenait compte d’une façon détaillée de ce dont on pouvait avoir besoin sur le tournage. Il prévoyait tout — de la longueur de chaque prise à la place de la musique… et sa durée.
Cette forme de découpage n’est plus utilisée. Le scénariste cherche aujourd’hui à inclure les informations nécessaires, non en marge, mais dans son texte même, sans les dissocier de l’action, en accord avec le sens et le rythme de son récit. Les scènes ne sont plus divisées en plans consécutifs : c’est au metteur en scène et à l’opérateur d’en décider sur le tournage. Nous ne tenons plus compté de la longueur des plans, mais de la scène entière, et les indications supplémentaires seront transmises aux assistants en temps voulu.
Le texte d’un tel scénario/découpage est transparent. Il permet de suivre le récit et l’action. Il ne préjuge pas de la mise en scène, que l’on peut accorder au lieu du tournage, à l’ambiance passagère due à l’éclairage, à l’humeur des comédiens et à tant d’autres éléments insaisissables qui donneront à l’écran l’impression de la vie restituée dans sa vérité aléatoire. Il n’est pas difficile de dessiner le film Alexandre Nevsky avec ses cadrages statiques, proches de la perfection photographique. Mais, essayez un peu de le faire avec un film contemporain, collage de centaines de prises difficilement décelables, tel que French Connection ! Ici, le metteur. en scène n’aura plus affaire à des cadrages, mais à des regards quasiment insaisissables pour le spectateur. Et pourtant, aujourd’hui encore, lorsque j’ai imaginé précisément une scène, je tâche de dessiner les cadres consécutifs et une épure de cette scène. Il ne s’agit là pour moi que d’un point de départ. Je donne ces feuillets à mes assistants, comme mes autres notes, car je dois garder les mains libres et l’esprit ouvert à ce qui peut me stimuler sur le tournage.
Certains metteurs en scène apprennent le découpage par cœur. Ils ont tort. Le découpage sert à indiquer le chemin que prendra le film, mais ce ne sera pas une autoroute à quatre voies. Il faut tenir compte de l’imprévu : péripéties dues aux acteurs, au temps, à tant d’autres difficultés. La route suivie par le film se transformera en sentier tortueux ou disparaîtra dans la brousse. Il n’y a plus de carte. Pour ne pas s’égarer, le metteur en scène devra se fier au compas que seront pour lui l’anecdote, l’histoire, la trame du film : qui agit, avec qui, contre qui, dans quel but ?
Au cours du tournage, je ne cesse de demander à mon entourage : quelle est la suite ? Rappelez-moi comment ça se termine. En posant ces questions, je vérifie si j’ai pris le bon chemin.
Le découpage, hier et aujourd’hui en.pdf