Le découpage, hier et aujourd’hui

Par Andrzej Wajda

A. WAJDA. Un ciné­ma nom­mé désir. Stock. 1986

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Au cours des années 1950, celles de ma jeu­nesse, l’équipe du film fêtait le cen­tième clap. Per­sonne ne s’a­per­çoit aujourd’hui que l’on a dépas­sé le cinq cen­tième. La quan­ti­té des prises s’est énor­mé­ment accrue.

Je pense que l’on pour­rait écrire une his­toire du ciné­ma à par­tir de l’é­vo­lu­tion de la tech­nique de prises de vue — et par­ti­cu­liè­re­ment de la sen­si­bi­li­té de la pel­li­cule. Cette évo­lu­tion a influen­cé l’es­thé­tique du ciné­ma plus que l’on pour­rait croire. Quand j’ai com­men­cé mon œuvre de cinéaste, il y a trente ans, les scènes d’intérieur devaient être tour­nées en stu­dio et il fal­lait du soleil pour filmer en exté­rieur. Au cours des der­nières années, je n’ai eu recours au stu­dio que pour les bouts d’essai — le film pou­vait être tour­né dans les inté­rieurs appro­priés — appar­te­ments, usines, salles de rédac­tion, etc. Cette liber­té de choix des lieux est due au fait que la pel­li­cule devient plus sen­sible d’année en année.

En réa­li­sant Canal en 1957, j’ai dû faire construire un immense enche­vê­tre­ment de pas­sages, entrées, canaux de dif­fé­rents dia­mètres. Il m’a
fal­lu ima­gi­ner la mise en scène dans les : moindres détails avant le tour­nage et infor­mer le déco­ra­teur du choix de mes angles au fur et à mesure de l’action, alors qu’il devait pré­voir l’emplacement des pro­jec­teurs cachés dans les parois du décor.

J’ai eu à pré­pa­rer un minu­tieux décou­page du film, en sachant que rien d’imprévu ne pour­rait appa­raître à l’écran : j’ai des­si­né les épures et les coupes du décor, pré­ci­sé les angles de la camé­ra et tout vérifié en cours de construc­tion avec l’opérateur, Jer­zy Lip­man, tan­dis que nos yeux demeu­raient col­lés à l’œilleton.

La Terre pro­mise a été réa­li­sé en 1973. L’action se déroule dans de somp­tueux hôtels par­ti­cu­liers et des usines lugubres, les uns et les autres pré­ser­vés jus­qu’à, pré­sent à Lodz. Nous avons pla­cé, au-des­sus des métiers de tis­sage de très fortes ampoules et l’immense ate­lier avec un mil­lier d’ouvriers était assez éclai­ré. Le film n’exigeait pas de décou­page des­si­né, comme c’était le cas de Canal. Il suffi­sait d’un scé­na­rio, où les scènes chan­geaient selon les lieux choi­sis pour le tour­nage. Ain­si, l’évolution du décou­page tient pour moi entre ces deux films : Canal et La Terre pro­mise.

Cette évo­lu­tion est plus géné­ra­le­ment liée aux chan­ge­ments inter­ve­nus dans la mise en scène. Le ciné­ma est pas­sé du mon­tage dyna­mique de courtes prises de vue, qui devaient tenir lieu de la parole dans le film muet, à tra­vers le mor­tel ennui des cadrages sta­tiques des pre­miers films par­lés, à la manie de longues prises de vue, où l’on inven­tait des situa­tions invrai­sem­blables, à seule fin de les filmer à par­tir d’une posi­tion fixe de la caméra.

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Au cours des années 1950, celles de ma jeu­nesse, l’équipe du film fêtait le cen­tième clap. Per­sonne ne s’a­per­çoit aujourd’hui que l’on a dépas­sé le cinq cen­tième. La quan­ti­té des prises s’est énor­mé­ment accrue. Un film de fiction n’en com­porte plus deux à trois cents mais sept cent cin­quante à mille.

Autre­fois, le décou­page était défi­ni et codifié. Il tenait compte d’une façon détaillée de ce dont on pou­vait avoir besoin sur le tour­nage. Il pré­voyait tout — de la lon­gueur de chaque prise à la place de la musique… et sa durée.
Cette forme de décou­page n’est plus uti­li­sée. Le scé­na­riste cherche aujourd’hui à inclure les infor­ma­tions néces­saires, non en marge, mais dans son texte même, sans les dis­so­cier de l’action, en accord avec le sens et le rythme de son récit. Les scènes ne sont plus divi­sées en plans consé­cu­tifs : c’est au met­teur en scène et à l’opérateur d’en déci­der sur le tour­nage. Nous ne tenons plus comp­té de la lon­gueur des plans, mais de la scène entière, et les indi­ca­tions sup­plé­men­taires seront trans­mises aux assis­tants en temps voulu.

Le texte d’un tel scénario/découpage est trans­pa­rent. Il per­met de suivre le récit et l’action. Il ne pré­juge pas de la mise en scène, que l’on peut accor­der au lieu du tour­nage, à l’ambiance pas­sa­gère due à l’éclairage, à l’humeur des comé­diens et à tant d’autres élé­ments insai­sis­sables qui don­ne­ront à l’écran l’im­pres­sion de la vie res­ti­tuée dans sa véri­té aléa­toire. Il n’est pas diffi­cile de des­si­ner le film Alexandre Nevs­ky avec ses cadrages sta­tiques, proches de la per­fec­tion pho­to­gra­phique. Mais, essayez un peu de le faire avec un film contem­po­rain, col­lage de cen­taines de prises diffi­ci­le­ment déce­lables, tel que French Connec­tion ! Ici, le met­teur. en scène n’aura plus affaire à des cadrages, mais à des regards qua­si­ment insai­sis­sables pour le spec­ta­teur. Et pour­tant, aujourd’­hui encore, lorsque j’ai ima­gi­né pré­ci­sé­ment une scène, je tâche de des­si­ner les cadres consé­cu­tifs et une épure de cette scène. Il ne s’agit là pour moi que d’un point de départ. Je donne ces feuillets à mes assis­tants, comme mes autres notes, car je dois gar­der les mains libres et l’es­prit ouvert à ce qui peut me sti­mu­ler sur le tournage.

Cer­tains met­teurs en scène apprennent le décou­page par cœur. Ils ont tort. Le décou­page sert à indi­quer le che­min que pren­dra le film, mais ce ne sera pas une auto­route à quatre voies. Il faut tenir compte de l’imprévu : péri­pé­ties dues aux acteurs, au temps, à tant d’autres diffi­cul­tés. La route sui­vie par le film se trans­for­me­ra en sen­tier tor­tueux ou dis­pa­raî­tra dans la brousse. Il n’y a plus de carte. Pour ne pas s’égarer, le met­teur en scène devra se fier au com­pas que seront pour lui l’anecdote, l’his­toire, la trame du film : qui agit, avec qui, contre qui, dans quel but ?

Au cours du tour­nage, je ne cesse de deman­der à mon entou­rage : quelle est la suite ? Rap­pe­lez-moi com­ment ça se ter­mine. En posant ces ques­tions, je vérifie si j’ai pris le bon chemin.

 

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