En 1989, puis en 1990. L’information télévisée aura connu deux victoires « à la Phyrrhus ». Fonçant sans précautions sur la pauvre Roumanie soudain filmable, ses équipes et des rédactions, ayant pris une morgue pour un charnier et un coup fumeux pour une révolution fumante, se retrouvèrent grosses jeannes comme devant. Aujourd’hui que « Télévision et Roumanie » est devenu un thème de colloque ou un sujet de plaisanterie, nombreux sont ceux qui, humiliés, ont juré en secret qu’à l’avenir ils regarderaient mieux les images. Il était temps.
Mais à peine la décevante Roumanie était-elle retournée à son purgatoire que la crise du Golfe constituait un nouveau défi. Ce n’était plus à un théâtre clos que l’info était confrontée mais à cet autre théâtre, dit « des opérations », martial et émietté, trop disparate pour faire image. C’est pourtant là que l’info télévisée – celle de CNN – a connu son apothéose et touché ses limites. Il a suffi pour cela que les grands de ce monde, George Bush et Saddam Hussein, se mettent à l’utiliser pour leur propre compte, comme s’il ne s’agissait d’un Minitel géant. C’est ainsi que nous n’avons pas vu la cassette du message bushien au peuple irakien et qu’un peu de la télé a commencé à se faire et à transiter sans nous. Comme si, ayant finalement échappé à la tutelle directe du politique, la télévision devait aujourd’hui lui rétrocéder une partie de ses facilités techniques. Car qui ne voit qu’en cas de guerre, le contrôle du petit écran est essentiel à la logistique de chaque camp.
Dans les deux cas, il s’est agi d’un rappel à l’ordre. C’est au moment où elle est devenue plus « performante » qu’elle ne l’a jamais été que l’information télévisée, avec ses news et ses magazines, ses servitudes surjouées et ses vedettes surpayées, redécouvre une vérité quelque peu oubliée : à savoir qu’on ne peut pas toujours filmer n’importe quoi n’importe comment. Du côté du réel, quelque chose résiste à l’homogénéisation. Rageusement. C’est ce droit de cuissage formel de la télé sur tous les sujets, cette mise à toutes les sauces du zoom veule qui ne montre pas du commentaire express qui ne voit pas, ce chantage au temps-qui-manque et à l’antenne qu’il faut rendre, cette indexation croissante sur le style du clip et de la pub, cette actualisation, sous couvert d’« émotion », des fantasmes les plus rances, bref toute cette homogénéisation du monde sous la surveillance de l’électronique qui est menacée sous nos yeux d’une sourde décrédibilisation.
Prenons l’exemple récent d’un reportage du magazine d’information Envoyé Spécial, consacré à l’installation de l’armée française dans le Golfe. Noble et incontournable sujet, ont du se dire les auteurs que l’on trouve d’ailleurs dans la chaleur nocturne de Yanbu, micro en main, l’air grave. Le dispositif est le suivant : à Paris, le SIRPA et les rictus joyeux du général Germanos, et à Yanbu, des pioupious et quelques-uns de leurs supérieurs. Des deux côtés, un seul discours : nous avons la situation bien en main. Les pioupious semblent à peu près aussi ignorants du sens de cette « guerre » que s’il s’agissait de la révolte des Boxers. Leurs supérieurs, les mains sur les hanches, disent qu’ils savent. Le SPIRA dit qu’il sait qu’ils savent.
Quand le reportage est fini, il faut un léger effort pour oser se faire à soi-même ce terrible aveu : il n’y a eu là aucune information. Ce qu’on a vu, posant furtivement pour les besoins de l’« image » (celle de l’armée, celle de la télé), c’est un peu d’« actualité », à savoir que cela se passe en direct, dans une Arabie tout ce qu’il y a de plus saoudite et que l’équipe technique a bel et bien fait le voyage. La seule info, c’est que la télé y est allée (et pas nous). Nous sommes dans la confusion désormais courante entre l’information et l’actualité.
Ce cas (parmi bien d’autres) est d’autant plus exemplaire qu’Envoyé Spécial est une émission digne et presque sympathique. Il illustre cette loi hélas sans appel : la télévision est sans avenir, pour la bonne raison qu’elle n’est pas vraiment un lieu de travail. Pour exorciser les cris d’orfraies catholiques que j’entends déjà, je précise ce que j’entends par « travail ». Non pas l’agitation, le stress, les bébés volés, la peur de l’Audimat et l’usure des images de marque. Pas même le déploiement héroïque et lourd de quelques reportes au bout du monde. J’entends par « travail » l’exercice préalable d’un minimum de réflexion. Tellement minimum qu’il vaudrait mieux l’appeler tout simplement « bon sens ».
Or que dit le bon sens sur un tel reportage ? Il dit qu’il n’y a aucune raison pour que l’armée ait cessé en 1990 d’être ce qu’elle est par essence, à savoir une « grande muette ». Le bon sens ajoute que, s’il est légitime de consacrer un reportage à l’armée française, c’est à la condition de trouver – d’une façon ou d’une autre – un moyen de faire parler ou de la rendre parlante. Ce « travail »-là n’exige peut-être qu’une discussion de cinq minutes autour d’un café – mais ce sont justement ces cinq minutes et ce café-là qui manquent.
La télévision fait penser à une parvenue mufle à qui on aurait du mal à expliquer que si elle a fait preuve définitive de son pouvoir (pouvoir technique qui tient plus à l’amplification des choses qu’à leur création), elle n’a encore rien affronté de sérieux. Or, les choses sérieuses, c’est maintenant. Les journalistes d’Envoyé spécial ont-ils pensé qu’il leur suffisait d’apparaître dans le désert pour que les généraux mettent leur cœur à nu ? F.-H. de Virieu avait-il cru que la présence de caméras au palais de Rabat allait dissoudre l’ambiance courtisane, qui au contraire, creva l’écran ? Ceux-qui ont « couvert » la Roumanie avaient-ils soupçonné que cette population pré-médiatique pouvait les rouler dans leur propre farine ? Et d’Arvor interviewant Mobutu espérait-il que celui-ci, face à lui. « Patrick », serait soudain las de mentir et fondrait en larmes ? Autant de bavures, autant de leçons – chaque fois différentes.
S’il n’était sans doute trop tard, on pourrait dire que la nouvelle donne que vit le monde actuel est pour l’information télévisée l’occasion rêvée d’y faire ses vrais débuts. Car, outre le non-travail, il y a une certaine dose de naïveté chez ceux qui se sont habitués à coller la réalité des autres sur leur lit de Procuste audiovisuel.
Naïveté que nous ne partageons que trop, tant nous sommes résignés à vivre avec l’idée mélancolique et masochiste que le spectacle lisse qui pollue nos écrans est la triste réussite d’un traitement (au sens médical) infligé à tout ce qui n’est pas nous.
Le documentaire, dit un jour Godard, c’est ce qui arrive à l’autre, la fiction, c’est ce qui m’arrive à moi. Est-ce toujours vrai ? Certes, nos cultures ont inscrit au fronton de leurs valeurs, comme leur spécialité maison, l’autre. L’autre comme objet à réduire, mais aussi comme énigme à respecter. Et en même temps, participant du même repli identitaire qui fait délirer le Sud, notre Nord veut savoir ce qui lui arrive, à lui. Sauf que pour ce faire, il se confie moins à la fiction qu’au fantasme pur et simple.
Grâce aux sondages et au narcissisme de groupe créé par les sondages, nous sommes à deux doigts d’accepter que le fantasme accède à la dignité d’« information ». L’Evènement du jeudi est l’expression racolante de ce troc avantageux où l’« autre » – s’il est sibérien – relève de Kouchner ou de la charité indignée, tandis que s’il est arabe, il relève de la mise en scène fracassante et vide du fantasme. Plus besoin d’analyser, d’informer, d’aller y voir par soi-même : pour une société folle de son corps chiffré d’opinions-fantasmes, l’anti-journalisme peut commencer.
Il n’est pas question ici – ce n’est pas raisonnable – de crier haro sur le fantasme (« nous »), mais de rappeler que fiction (« moi ») et documentaire (« il(s)/elle(s) ») sont les deux jambes de l’audiovisuel et que celui-ci, à moins de s’effondrer piteusement au milieu de ses bavures, ne saurait être unijambiste. Le gratin de la télé en est le premier conscient qui en profite pour occuper plus que jamais les plateaux sur le thème philistin de « qu’est-ce qui nous arrive ? ».
Si nous sommes à un tournant de l’histoire de l’information et de l’information comme condition à toute histoire, ce n’est évidemment pas parce que artistes et moralistes, de Baudrillard à Godard, auraient fini par se faire entendre.
« L’autre », chez eux, est encore un luxe ou déjà un souvenir ? C’est plutôt parce qu’il est de nouveau question de guerre que la télévision, enfant du Nord (mise au point par les nazis) et de la paix (grandie sous Yalta), est de plus en plus confrontée à l’éventuelle mauvaise volonté ou aux ruses de l’autre, que l’on sent de plus en plus disposé à nous dire qu’il nous hait. Car, si le scénario Est-Ouest chantait la rivalité entre deux rêves, le scénario Nord-Sud ne connaît que l’envie (plus réciproque qu’il n’y paraît) entre deux Etats, le riche et le pauvre. En d’autres termes, tout Saddam Hussein sait se servir de l’appareil d’information des autres, mais pour aucun Saddam Hussein l’information n’est une « valeur ». Telle est désormais la règle du jeu. L’ignorer serait pure sottise.
C’est pourquoi, si l’on ne veut pas que la gestion du fantasme ne remplace à bon compte le marché de l’information, nous sommes obligés d’exiger de nos journalistes de télévision – puisque ce sont ceux qui donnent le « la », suivis par la presse écrite qui, en général, les limite – qu’ils partent enfin à la rencontre de ce qui a de plus en plus de raisons de leurs résister. S’ils ne le font pas, ils seront réduits à filmer des rituels villageois de bizutage justicier, comme dans Perdu de vue cureton que l’on fait irruption dans la cuisine des pauvres gens pour capter – « plus honteux et gain pathétiquement nul –les pleurs de la mère coupable et les bredouillis du grand frère retrouvé. Entre l’ouverture – quoi qu’il en coûte – sur le monde et la fermeture sur une communauté cathodique, la télévision risque d’avoir très vite à choisir.
Actuellement, c’est la société décommunautarisée du monde, je veux dire la soviétique, qui redore son blason du concept d’information, voire du « vieux docu » de notre enfance. Vu l’impossibilité de fantasmer pour longtemps sur cette monstruosité décongelée, ce sont tous les reportages télé sur l’URSS qui sont bons. Parce que tous, même modestement, informent. Parce que notre déficit d’images russes est presque sans bornes. C’est dans le cadre d’Envoyé spécial que l’on put voir récemment cette ouverture matinale du Goum avec ses étals vides, ses pâles revendeurs et ses queues soudain éloquentes. « Arrêtez de nous filmer, criaient des ménagères, c’est déjà assez humiliant comme ça ! » Vertu de l’image , soudain. Vertu du son. Et si les Soviétiques avaient pu être filmés plus tôt, s’ils s’étaient vus dans le regard caméra de l’autre, cette humiliation ne les aurait-elle pas dressés contre cette image d’un esclave trop volontiers subi ?
Utopie ? Mais qui, seule, vaut le coup. Car l’information, ce n’est pas seulement ce que j’extorque à l’autre en quatrième vitesse, c’est ce qu’il apprend sur lui-même en se faisant « tirer » (et même soutirer) le portrait. Il est vrai que l’information cède alors la place à quelque chose dont il ne faudrait parler qu’avec les plus grandes pudeurs : la communication. Mais cela est une autre histoire.
Serge Daney.
Publié dans Libération, vendredi 11 octobre 1990.
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