Eloge têtu de l’information, par Serge Daney

Et si, confondant information et actualité, la télévision avait fait preuve de son pouvoir sans avoir encore rien affronté de sérieux.

-1409.jpg En 1989, puis en 1990. L’information télé­vi­sée aura connu deux vic­toires « à la Phyr­rhus ». Fon­çant sans pré­cau­tions sur la pauvre Rou­ma­nie sou­dain fil­mable, ses équipes et des rédac­tions, ayant pris une morgue pour un char­nier et un coup fumeux pour une révo­lu­tion fumante, se retrou­vèrent grosses jeannes comme devant. Aujourd’hui que « Télé­vi­sion et Rou­ma­nie » est deve­nu un thème de col­loque ou un sujet de plai­san­te­rie, nom­breux sont ceux qui, humi­liés, ont juré en secret qu’à l’avenir ils regar­de­raient mieux les images. Il était temps. 

Mais à peine la déce­vante Rou­ma­nie était-elle retour­née à son pur­ga­toire que la crise du Golfe consti­tuait un nou­veau défi. Ce n’était plus à un théâtre clos que l’info était confron­tée mais à cet autre théâtre, dit « des opé­ra­tions », mar­tial et émiet­té, trop dis­pa­rate pour faire image. C’est pour­tant là que l’info télé­vi­sée – celle de CNN – a connu son apo­théose et tou­ché ses limites. Il a suf­fi pour cela que les grands de ce monde, George Bush et Sad­dam Hus­sein, se mettent à l’utiliser pour leur propre compte, comme s’il ne s’agissait d’un Mini­tel géant. C’est ain­si que nous n’avons pas vu la cas­sette du mes­sage bushien au peuple ira­kien et qu’un peu de la télé a com­men­cé à se faire et à tran­si­ter sans nous. Comme si, ayant fina­le­ment échap­pé à la tutelle directe du poli­tique, la télé­vi­sion devait aujourd’hui lui rétro­cé­der une par­tie de ses faci­li­tés tech­niques. Car qui ne voit qu’en cas de guerre, le contrôle du petit écran est essen­tiel à la logis­tique de chaque camp. 

-1411.jpg Dans les deux cas, il s’est agi d’un rap­pel à l’ordre. C’est au moment où elle est deve­nue plus « per­for­mante » qu’elle ne l’a jamais été que l’information télé­vi­sée, avec ses news et ses maga­zines, ses ser­vi­tudes sur­jouées et ses vedettes sur­payées, redé­couvre une véri­té quelque peu oubliée : à savoir qu’on ne peut pas tou­jours fil­mer n’importe quoi n’importe com­ment. Du côté du réel, quelque chose résiste à l’homogénéisation. Rageu­se­ment. C’est ce droit de cuis­sage for­mel de la télé sur tous les sujets, cette mise à toutes les sauces du zoom veule qui ne montre pas du com­men­taire express qui ne voit pas, ce chan­tage au temps-qui-manque et à l’antenne qu’il faut rendre, cette indexa­tion crois­sante sur le style du clip et de la pub, cette actua­li­sa­tion, sous cou­vert d’« émo­tion », des fan­tasmes les plus rances, bref toute cette homo­gé­néi­sa­tion du monde sous la sur­veillance de l’électronique qui est mena­cée sous nos yeux d’une sourde décrédibilisation.

Pre­nons l’exemple récent d’un repor­tage du maga­zine d’information Envoyé Spé­cial, consa­cré à l’installation de l’armée fran­çaise dans le Golfe. Noble et incon­tour­nable sujet, ont du se dire les auteurs que l’on trouve d’ailleurs dans la cha­leur noc­turne de Yan­bu, micro en main, l’air grave. Le dis­po­si­tif est le sui­vant : à Paris, le SIRPA et les ric­tus joyeux du géné­ral Ger­ma­nos, et à Yan­bu, des piou­pious et quelques-uns de leurs supé­rieurs. Des deux côtés, un seul dis­cours : nous avons la situa­tion bien en main. Les piou­pious semblent à peu près aus­si igno­rants du sens de cette « guerre » que s’il s’agissait de la révolte des Boxers. Leurs supé­rieurs, les mains sur les hanches, disent qu’ils savent. Le SPIRA dit qu’il sait qu’ils savent. 

Quand le repor­tage est fini, il faut un léger effort pour oser se faire à soi-même ce ter­rible aveu : il n’y a eu là aucune infor­ma­tion. Ce qu’on a vu, posant fur­ti­ve­ment pour les besoins de l’« image » (celle de l’armée, celle de la télé), c’est un peu d’« actua­li­té », à savoir que cela se passe en direct, dans une Ara­bie tout ce qu’il y a de plus saou­dite et que l’équipe tech­nique a bel et bien fait le voyage. La seule info, c’est que la télé y est allée (et pas nous). Nous sommes dans la confu­sion désor­mais cou­rante entre l’information et l’actualité.

Ce cas (par­mi bien d’autres) est d’autant plus exem­plaire qu’Envoyé Spé­cial est une émis­sion digne et presque sym­pa­thique. Il illustre cette loi hélas sans appel : la télé­vi­sion est sans ave­nir, pour la bonne rai­son qu’elle n’est pas vrai­ment un lieu de tra­vail. Pour exor­ci­ser les cris d’orfraies catho­liques que j’entends déjà, je pré­cise ce que j’entends par « tra­vail ». Non pas l’agitation, le stress, les bébés volés, la peur de l’Audimat et l’usure des images de marque. Pas même le déploie­ment héroïque et lourd de quelques reportes au bout du monde. J’entends par « tra­vail » l’exercice préa­lable d’un mini­mum de réflexion. Tel­le­ment mini­mum qu’il vau­drait mieux l’appeler tout sim­ple­ment « bon sens ».

-1410.jpg Or que dit le bon sens sur un tel repor­tage ? Il dit qu’il n’y a aucune rai­son pour que l’armée ait ces­sé en 1990 d’être ce qu’elle est par essence, à savoir une « grande muette ». Le bon sens ajoute que, s’il est légi­time de consa­crer un repor­tage à l’armée fran­çaise, c’est à la condi­tion de trou­ver – d’une façon ou d’une autre – un moyen de faire par­ler ou de la rendre par­lante. Ce « tra­vail »-là n’exige peut-être qu’une dis­cus­sion de cinq minutes autour d’un café – mais ce sont jus­te­ment ces cinq minutes et ce café-là qui manquent.

La télé­vi­sion fait pen­ser à une par­ve­nue mufle à qui on aurait du mal à expli­quer que si elle a fait preuve défi­ni­tive de son pou­voir (pou­voir tech­nique qui tient plus à l’amplification des choses qu’à leur créa­tion), elle n’a encore rien affron­té de sérieux. Or, les choses sérieuses, c’est main­te­nant. Les jour­na­listes d’Envoyé spé­cial ont-ils pen­sé qu’il leur suf­fi­sait d’apparaître dans le désert pour que les géné­raux mettent leur cœur à nu ? F.-H. de Virieu avait-il cru que la pré­sence de camé­ras au palais de Rabat allait dis­soudre l’ambiance cour­ti­sane, qui au contraire, cre­va l’écran ? Ceux-qui ont « cou­vert » la Rou­ma­nie avaient-ils soup­çon­né que cette popu­la­tion pré-média­tique pou­vait les rou­ler dans leur propre farine ? Et d’Arvor inter­vie­want Mobu­tu espé­rait-il que celui-ci, face à lui. « Patrick », serait sou­dain las de men­tir et fon­drait en larmes ? Autant de bavures, autant de leçons – chaque fois différentes. 

S’il n’était sans doute trop tard, on pour­rait dire que la nou­velle donne que vit le monde actuel est pour l’information télé­vi­sée l’occasion rêvée d’y faire ses vrais débuts. Car, outre le non-tra­vail, il y a une cer­taine dose de naï­ve­té chez ceux qui se sont habi­tués à col­ler la réa­li­té des autres sur leur lit de Pro­custe audiovisuel. 

Naï­ve­té que nous ne par­ta­geons que trop, tant nous sommes rési­gnés à vivre avec l’idée mélan­co­lique et maso­chiste que le spec­tacle lisse qui pol­lue nos écrans est la triste réus­site d’un trai­te­ment (au sens médi­cal) infli­gé à tout ce qui n’est pas nous. 

Le docu­men­taire, dit un jour Godard, c’est ce qui arrive à l’autre, la fic­tion, c’est ce qui m’arrive à moi. Est-ce tou­jours vrai ? Certes, nos cultures ont ins­crit au fron­ton de leurs valeurs, comme leur spé­cia­li­té mai­son, l’autre. L’autre comme objet à réduire, mais aus­si comme énigme à res­pec­ter. Et en même temps, par­ti­ci­pant du même repli iden­ti­taire qui fait déli­rer le Sud, notre Nord veut savoir ce qui lui arrive, à lui. Sauf que pour ce faire, il se confie moins à la fic­tion qu’au fan­tasme pur et simple. 

Grâce aux son­dages et au nar­cis­sisme de groupe créé par les son­dages, nous sommes à deux doigts d’accepter que le fan­tasme accède à la digni­té d’« infor­ma­tion ». L’Evènement du jeu­di est l’expression raco­lante de ce troc avan­ta­geux où l’« autre » – s’il est sibé­rien – relève de Kouch­ner ou de la cha­ri­té indi­gnée, tan­dis que s’il est arabe, il relève de la mise en scène fra­cas­sante et vide du fan­tasme. Plus besoin d’analyser, d’informer, d’aller y voir par soi-même : pour une socié­té folle de son corps chif­fré d’opinions-fantasmes, l’anti-journalisme peut commencer.

Il n’est pas ques­tion ici – ce n’est pas rai­son­nable – de crier haro sur le fan­tasme (« nous »), mais de rap­pe­ler que fic­tion (« moi ») et docu­men­taire (« il(s)/elle(s) ») sont les deux jambes de l’audiovisuel et que celui-ci, à moins de s’effondrer piteu­se­ment au milieu de ses bavures, ne sau­rait être uni­jam­biste. Le gra­tin de la télé en est le pre­mier conscient qui en pro­fite pour occu­per plus que jamais les pla­teaux sur le thème phi­lis­tin de « qu’est-ce qui nous arrive ? ».

Si nous sommes à un tour­nant de l’his­toire de l’information et de l’information comme condi­tion à toute his­toire, ce n’est évi­dem­ment pas parce que artistes et mora­listes, de Bau­drillard à Godard, auraient fini par se faire entendre. 

-1412.jpg « L’autre », chez eux, est encore un luxe ou déjà un sou­ve­nir ? C’est plu­tôt parce qu’il est de nou­veau ques­tion de guerre que la télé­vi­sion, enfant du Nord (mise au point par les nazis) et de la paix (gran­die sous Yal­ta), est de plus en plus confron­tée à l’éventuelle mau­vaise volon­té ou aux ruses de l’autre, que l’on sent de plus en plus dis­po­sé à nous dire qu’il nous hait. Car, si le scé­na­rio Est-Ouest chan­tait la riva­li­té entre deux rêves, le scé­na­rio Nord-Sud ne connaît que l’envie (plus réci­proque qu’il n’y paraît) entre deux Etats, le riche et le pauvre. En d’autres termes, tout Sad­dam Hus­sein sait se ser­vir de l’appareil d’information des autres, mais pour aucun Sad­dam Hus­sein l’information n’est une « valeur ». Telle est désor­mais la règle du jeu. L’ignorer serait pure sottise. 

C’est pour­quoi, si l’on ne veut pas que la ges­tion du fan­tasme ne rem­place à bon compte le mar­ché de l’information, nous sommes obli­gés d’exiger de nos jour­na­listes de télé­vi­sion – puisque ce sont ceux qui donnent le « la », sui­vis par la presse écrite qui, en géné­ral, les limite – qu’ils partent enfin à la ren­contre de ce qui a de plus en plus de rai­sons de leurs résis­ter. S’ils ne le font pas, ils seront réduits à fil­mer des rituels vil­la­geois de bizu­tage jus­ti­cier, comme dans Per­du de vue cure­ton que l’on fait irrup­tion dans la cui­sine des pauvres gens pour cap­ter – « plus hon­teux et gain pathé­ti­que­ment nul –les pleurs de la mère cou­pable et les bre­douillis du grand frère retrou­vé. Entre l’ouverture – quoi qu’il en coûte – sur le monde et la fer­me­ture sur une com­mu­nau­té catho­dique, la télé­vi­sion risque d’avoir très vite à choisir.

Actuel­le­ment, c’est la socié­té décom­mu­nau­ta­ri­sée du monde, je veux dire la sovié­tique, qui redore son bla­son du concept d’information, voire du « vieux docu » de notre enfance. Vu l’impossibilité de fan­tas­mer pour long­temps sur cette mons­truo­si­té décon­ge­lée, ce sont tous les repor­tages télé sur l’URSS qui sont bons. Parce que tous, même modes­te­ment, informent. Parce que notre défi­cit d’images russes est presque sans bornes. C’est dans le cadre d’Envoyé spé­cial que l’on put voir récem­ment cette ouver­ture mati­nale du Goum avec ses étals vides, ses pâles reven­deurs et ses queues sou­dain élo­quentes. « Arrê­tez de nous fil­mer, criaient des ména­gères, c’est déjà assez humi­liant comme ça ! » Ver­tu de l’image , sou­dain. Ver­tu du son. Et si les Sovié­tiques avaient pu être fil­més plus tôt, s’ils s’étaient vus dans le regard camé­ra de l’autre, cette humi­lia­tion ne les aurait-elle pas dres­sés contre cette image d’un esclave trop volon­tiers subi ? 

Uto­pie ? Mais qui, seule, vaut le coup. Car l’information, ce n’est pas seule­ment ce que j’extorque à l’autre en qua­trième vitesse, c’est ce qu’il apprend sur lui-même en se fai­sant « tirer » (et même sou­ti­rer) le por­trait. Il est vrai que l’information cède alors la place à quelque chose dont il ne fau­drait par­ler qu’avec les plus grandes pudeurs : la com­mu­ni­ca­tion. Mais cela est une autre histoire.

Serge Daney.

Publié dans Libé­ra­tion, ven­dre­di 11 octobre 1990.

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