Jean-Louis Comolli – Une remarque générale : la distinction entre ce qu’on appelle documentaire et ce qu’on appelle fiction, dans le cinéma contemporain, est en voie de devenir obsolète. Il y a un dépassement des genres, on est dans un entre-deux de plus en plus fertile. Du côté de Kiarostami, c’est majeur. Mais même avec Entre les murs de Cantet. Ou encore, plus troublant, avec le dernier film de Claire Simon, Les Bureaux de Dieu. Claire explore systématiquement cette zone intermédiaire. Il n’y avait rien de tout cela il y a 20 ou 30 ans. Quelque chose s’est passé dans le cinéma d’aujourd’hui, qui fait voler en éclats la fragile barrière posée depuis des lustres entre fiction et documentaire. On sort de ces catégories qui me semblent plutôt liées d’une part à l’exploitation des films, au commerce, qui a besoin d’étiquettes ; et d’autre part, à l’effondrement relatif de la dimension mythique du cinéma : la star est remplacée par le « people ». Le nouveau paradigme, ce n’est plus le rêve, la fiction avec un grand F ; c’est au contraire la « réalité », le rapport au « réel ». Je mets des guillemets car il s’agit sans doute d’un fantasme de « réel », de ce qu’on imagine être tel.
Ce qui me semble sûr, c’est que – cycliquement – le cinéma va à la rencontre de son contraire, son contraire complice, la « réalité ». Comme si cette réalité était elle-même exempte de corruption par le cinéma. Ou alors, comme Tati l’avait prévu, c’est précisément ce mixte de « réalité » et de « cinéma » qui devient « la réalité ». Disons que pour exister comme artifice nécessaire socialement, le cinéma a besoin de supposer l’existence à distance de lui d’un « réel ». Nous savons que le cinéma est là pour transformer le monde « réel » en monde filmé, c’est-à-dire organisé et représenté selon notre désir. Mais cette performance – celle de « l’usine à rêves » hollywoodienne – finit par s’user. Devenu autoréférentiel, le monde cinématographié perd de sa substance et de son opacité. Quelque chose de rebelle au cinéma revient battre à la porte des studios. Tournant en rond dans cette prison du studio, dans le cercle infernal des castings qui proposent toujours les mêmes têtes, les fictions finissent par paraître détachées du monde, flottantes, inexactes. Et, cycliquement, les cinéastes sortent dans les rues pour filmer autrement, filmer une réalité plus sauvage que le décor le mieux peint. Le rêve cinématographique a besoin de s’ancrer, de se lester d’une prise de monde, de maintenant, d’ici. Le réalisme n’est plus au cinéma l’effort pour imiter une réalité quelconque, mais au contraire la saisie du cinéma par les griffes du réel.
Artificiel par excellence, le cinéma a besoin non seulement de produire des « effets de réel », mais de paraître lui-même effet de ce réel. C’est comme si le spectateur de cinéma avait perdu un peu de son enfance, de sa capacité d’imaginer, et qu’il ait besoin d’une caution, d’une garantie que la fantaisie reste accrochée au monde réel. Le rêve appelle un « plus de réel ». Peut-être cet appel vient-il compenser ce qu’il y a de plus en plus virtuel, de plus en plus spectaculaire, dans ce que devient notre monde.
Je dirais qu’aujourd’hui je cherche au cinéma le contraire de ce que je vois dans les médias. Le monde tel que les médias non seulement le représentent, mais l’imposent, est un monde de la fausseté consensuelle, de la vanité exquise. Les plateaux de télévision et les magazines « people » (on y revient !) ont pris en charge la starification de la vie. Chacun sait que ce succès est à la mesure de la distance entre sa propre existence et celle des êtres représentés, qui ne sont plus des stars au sens ancien, celui de la rareté ou du talent, mais des stars si j’ose dire plus ordinaires, plus répandues, à qui il n’est plus demandé de grandes performances, et donc moins admirables. On apprend à désirer ce qu’on n’admire pas. Bref, cette version du monde sur écrans de masse est à la fois expurgée, consensuelle et mensongère. Il y a besoin d’un antidote. C’est au cinéma, paradoxe, que l’on peut aujourd’hui chercher à éprouver quelque de chose de moins faux, de moins futile.
Les Bureaux de Dieu (Claire Simon, 2008)
Georges Heck – Dans ce cas, le documentaire est-il réduit au simple rang de miroir, où il devient un outil, un levier, sans que pour autant il s’agisse de l’instrumentaliser ?
J‑L.C. – Dans la bataille qui est en cours entre le monde réellement vécu et le monde médiatisé, le documentaire est du côté du monde réellement vécu. La lutte passe entre le journalisme et le cinéma. Les logiques de l’information et les logiques de la création cinématographique – auquel le documentaire appartient – sont radicalement opposées.
G.H. – Mais en même temps on constate quand même qu’il y a des pressions pour l’orienter vers le premier cas de figure.
J‑L.C. – Aujourd’hui, les télévisions se sont alignées sur les modes de pensée du journalisme. Je rappelle le trio sacré : information-marchandise-spectacle. Dans le spectacle, information et marchandise se donnent la main. Il n’est pas rare d’entendre des responsables de France Télévisions dire de ceux qui font du documentaire qu’ils sont compliqués, qu’il est difficile de travailler avec eux, qu’ils ne sont jamais d’accord sur ce qu’on leur demande, etc. C’est tellement plus simple de travailler avec une agence de presse, qui est aux ordres et qui, mieux encore, pense de la même façon que la chaîne ! On met des images en support d’un commentaire et le tour est joué. J’appelle ça du journalisme audiovisuel sans ambition. Nous ne sommes plus au temps du Sang des bêtes.
Cette question est devenue centrale : les pratiques dites documentaires – dont je redis à quel point elles croisent désormais la fiction – sont ce qui résiste à l’hégémonie du journalisme dans les médias et dans le monde dit « d’informations » qui est le nôtre. Il y a là un fait politique. C’est proposer une politique réellement démocratique que de filmer des hommes ou des femmes qui ne sont ni des experts, ni des hommes politiques, ni des responsables, ni des chefs, qui sont des citoyens ordinaires, comme tout le monde. Pouvoir faire exister ces êtres de tous les jours comme personnages, c’est-à-dire faire apparaître leur dimension fictionnelle, c’est pour moi un enjeu politique. Autrefois, dans un avant de la télévision, il y avait les rencontres filmées par Hubert Knapp et Jean-Claude Bringuier, par Maurice Failevic, par d’autres. Rien du même ordre aujourd’hui.
G.H. – Cette question de rencontre avec la fiction, qui est plus qu’une porosité, trouble pas mal les acteurs de la pédagogie du cinéma qui se sentent assez perdus, parce que revient toujours le vieux terme d’objectivité qui semble toujours traîner là comme une sorte de cadre, étouffant finalement, mais pas du tout innocent, qu’on pose sur le documentaire, avec cette subjectivité qu’on dénie.
J‑L.C. – Subjectivité ne veut pas dire faiblesse du point de vue. La subjectivité peut être quelque chose d’extrêmement aigu, qui découpe le monde avec un scalpel beaucoup plus subtil que l’objectivité qui y va au rouleau compresseur. Je me méfie de l’objectivité quand elle s’applique au domaine des médias. Dans les sciences, je la conçois. Mais dans les opinions, dans les récits, quels qu’ils soient, la requête d’objectivité est une manipulation. Il s’agit d’un credo produit par les maîtres, et chantonné par les sujets-journalistes. Seuls les maîtres ont avantage à affirmer que l’information est objective puisque c’est celle qu’ils déterminent. À la fois tout le monde le sait, le sait bien, et tout le monde feint d’y croire. Peut-être que ça arrange quelque chose du côté de nos angoisses, de croire qu’il y a de l’information objective, que l’information n’est pas une arme dans la guerre civile latente qui occupe toute société ?
Je crois qu’il faut ramener – et, surtout, avouer – du subjectif dans les médias, je crois que les journalistes sont des sujets, qu’ils doivent écrire au sens plein, qu’ils ne sont pas condamnés au rewriting. Sur Internet, dans les blogs, parfois, on tombe sur du style, et c’est plus intrigant. Il y a un plaisir de lire qu’on ne trouve plus beaucoup dans la grande presse. Il y a aujourd’hui sur Internet la possibilité d’une errance sans fin qui est à elle-même sa propre fin, et c’est de pouvoir glisser d’une signature, d’une subjectivité à une autre, d’entrer timidement dans l’intimité d’un(e) autre qui restera à jamais inconnu(e). Passer d’une parole à l’autre, d’une écoute à l’autre, c’est expérimenter notre singularité. L’ennemi reste l’uniformisation, la standardisation, le formatage précisément que pratiquent les médias de masse, télévisions en tête. Ces médias sont moins des outils d’information que des outils de conformation. Ils sont là pour conformer les manières de faire, de dire, d’écrire, de parler, de penser.
G.H. – Ce qui nous ramène à la question assez fondamentale de savoir ce que peut le cinéma dans tout ça, dans la société dans laquelle nous vivons. S’il ne dérange pas un peu les choses, à quoi sert-il ?
J‑L.C. – La séance de cinéma d’une heure et demie (et parfois plus) reste une expérience vécue. Voir un film, c’est plonger dans un monde de sensations et de perceptions où le flottement du sujet s’expose à la contrainte du dispositif technique, aux conditions mêmes de l’expérience. Le sujet-spectateur est transporté dans un certain irréel, il est clivé par la représentation (le faux qui donne du vrai, l’artifice qui produit de l’innocence, etc.), il fait une expérience impossible dans la vie réelle. On ne peut pas dire que regarder « Thalassa » (par exemple) soit une forte expérience subjective. Appelons ça du tourisme audiovisuel (et pourquoi pas ?) mais du tourisme confortable, où il n’y a pas d’accrochage qui puisse déchirer tant soit peu le tissu conformiste du spectateur. Pourquoi ? Parce que tout est fait pour rassurer. Et le commentaire presque incessant en est le premier facteur. Le commentaire s’est substitué à l’expérience directe du spectateur. Il s’agit de guider, de canaliser, d’empêcher toute errance. Le cinéma est toujours du côté de l’école buissonnière. Les mauvais films comme les bons sont des terrains vagues ouverts à tous les jeux.
Dans un monde où les maîtres et leurs scénaristes, sans parler des policiers, rêvent de la robotisation des êtres humains, dans un monde ou la dé-subjectivation est à l’œuvre, il s’agit plus que jamais, avec des moyens de plus en plus efficaces, de réduire les subjectivités à la discipline, à la cohérence, afin de parvenir à l’idéal du « bon client », celui que l’achat désangoisse. Aplatir, mesurer, cadrer. Faire du sujet quelque de bien plat. Le cinéma, ça crée des plis, ça plisse le sujet. Le sujet sort de là un petit plus froissé qu’il n’était en entrant dans la salle.
G.H. – Ceux qui justement font œuvre de pédagogie ont parfois tendance à rejeter le documentaire, le considérant comme quelque chose de trop sérieux, ne parlant que des choses graves, tristes. Ils sont tellement conditionnés à être dans la distraction, dans l’oubli du quotidien. On est là dans un contre-pied radical.
J‑L.C. – C’est l’aspect important de ce que tu dis : il faut considérer que la distraction, le divertissement, c’est précisément aujourd’hui ce qui évite de penser. Ce n’est pas : d’un côté on s’amuse, de l’autre côté, on est triste. C’est : d’un côté on s’amuse à ne pas penser et de l’autre côté, on pense un peu à ce qu’on est. Penser à ce qu’on est, je veux bien que ce soit triste, mais peut-être que ça donne aussi des choses plus vives, plus vivantes, et en tout cas plus utiles que de ne pas y penser. L’euphémisme du divertissement veut dire : évite de penser à ton sort. Le marché global n’a pas besoin de gens qui pensent, ou plutôt il a besoin de gens qui penseraient tous la même chose, c’est-à-dire exactement le contraire de la pensée. On peut rire, l’humour oui, évidemment, la dérision, l’ironie, bien sûr, tout ce que tu voudras. Mais si se divertir revient à ne pas penser, c’est que c’est l’arme majeure du maintien de l’ordre des maîtres.
G.H. – C’est comme l’on dit, le décervellement à l’œuvre. Ce n’est pas seulement les distraire, c’est enfoncer les gens dans le néant.
J‑L.C. – Il y a quand même une contradiction. Je crois qu’il est impossible – encore – d’empêcher quiconque de penser. L’homme ou la femme les plus usés par leur travail, les plus « fatigués », qui disent avoir le plus besoin de distractions, n’ont pas renoncé, malgré les apparences, à la faculté de penser. Ce sont les programmateurs des télévisions qui croient que penser fatigue. La fatigue, au contraire, fait penser. Une fois de plus, l’autoritarisme s’emploie à disqualifier la pensée, à la présenter comme superflue, inutile, nuisible. « Casse-moi pas la tête ! ». Combien de vies cassées n’ont-elles pas répété la formule ? Tout le monde pense, bien sûr, même quand cette pensée revient à mépriser la pensée.
Précisions
1. Cet entretien est initialement paru dans le bulletin des Pôles régionaux du cinéma, édité par Georges Heck pour l’Association Vidéo Les Beaux Jours de Strasbourg. Il est reproduit ici avec l’aimable autorisation de George Heck et de Jean-Louis Comolli.