Entretien avec Alfred Hitchcock

Juillet-août 1972

Pro­pos recueillis au magné­to­phone et tra­duits de l’an­glais par Rui Noguei­ra et Nico­let­ta Zalaf­fi. A Paris, le 30 mai 1972.

Entre­tien ini­tia­le­ment publié dans la Revue Ecran 72 n°7 (Juillet-août 1972)

Source : deri­vestv

La rai­son pour laquelle je me suis, disons, spé­cia­li­sé dans le sus­pense est une rai­son stric­te­ment com­mer­ciale. Le public attend de moi un cer­tain type d’his­toire et je ne veux pas le décevoir.

Quelques réflexions sur la notion d’auteur.

Je ne pense jamais aux films que je fais comme étant mes films. Je ne pos­sède pas cette vani­té ou cet égoïsme. Si je fai­sais des films pour ma propre satis­fac­tion, ils seraient cer­tai­ne­ment très dif­fé­rents de ceux que vous voyez. Ils seraient beau­coup plus dra­ma­tiques, sans humour peut-être, plus réa­listes. La rai­son pour laquelle je me suis, disons, spé­cia­li­sé dans le sus­pense est une rai­son stric­te­ment com­mer­ciale. Le public attend de moi un cer­tain type d’his­toire et je ne veux pas le décevoir.

L’« auteur-réa­li­sa­teur », ins­tinc­ti­ve­ment, aborde tou­jours un cer­tain type de sujet. Chez moi, cette constante est une spé­cia­li­sa­tion. Je sais très bien que lorsque le public va voir un film signé Hit­ch­cock, s’il n’y trouve pas un ou plu­sieurs crimes, il est très déçu. C’est une règle à laquelle même les cri­tiques n’é­chappent pas. Il y a long­temps, en 1949, j’ai accep­té de faire un film-véhi­cule pour Ingrid Berg­man. UNDER CAPRICORNE (LES AMANTS DU CAPRICORNE). Eh bien, il n’a pas mar­ché. A sa sor­tie, un cri­tique hol­ly­woo­dien a écrit : « Nous devons attendre cent quatre minutes avant d’a­voir le pre­mier fris­son ! » Or, je ne vou­lais nul­le­ment que ce soit un film a « fris­sons ». Pour les besoins du scé­na­rio, il y avait bien a un cer­tain moment un plan d’une tète momi­fiée sur un lit, mais c’é­tait tout. Si cette phrase est res­tée gra­vée dans ma mémoire c’est qu’elle démontre le méca­nisme de la pen­sée du public et de la cri­tique par rap­port a mon oeuvre. Un jour, Fel­li­ni a fait cette remarque a pro­pos de THE BIRDS : « Je n’au­rais jamais eu le cou­rage de faire attendre les gens si long­temps avant de leur faire voir le pre­mier oiseau ! » Même les gens qui exercent le même métier que moi peuvent être déçus de ne pas trou­ver d’emblée mon empreinte : des cou­teaux, des gorges tran­chées… des « frissons ».

— Votre théo­rie sur les « auteurs » on la retrouve dans la bouche de Joan Fon­taine dans REBECCA : « Mon père pei­gnait tou­jours la même fleur car il esti­mait que lorsqu’un artiste avait trouve son sujet il n’avait qu’un seul désir : ne peindre que lui… »

— Oui. Cela est très évident chez les peintres. Nous pou­vons le consta­ter plei­ne­ment lorsque nous allons visi­ter un musée. En regar­dant les tableaux de dif­fé­rents maitres l’on remarque que cha­cun d’entre eux pos­sède un style qui lui est propre. 0n recon­naît au pre­mier coup d’oeil un Rous­seau, un Van Gogh, un Klee… Alors je me demande pour­quoi on ne recon­nait pas tou­jours la patte d’un réa­li­sa­teur (direc­tor) ou d’un fai­seur de films (maker) — je n’aime pas le mot « direc­tor » car je trouve cette appel­la­tion erro­née et lui prê­ter le mot « maker ». Eh bien, je crois que l’une des rai­sons prin­ci­pales de cette impos­si­bi­li­té à iden­ti­fier le sceau d’un met­teur en scène, c’est que la plu­part d’entre eux n’ont pas de style. De la qua­li­té et de la valeur du sujet dépend géné­ra­le­ment la qua­li­té et la valeur du film qu’ils dirigent. Quant à moi, le conte­nu d’une his­toire, l’in­trigue, ne m’in­té­ressent guère. C’est la façon de racon­ter qui me pas­sionne. Et ce qui m’at­tire c’est décou­vrir ce qui va pro­vo­quer une émo­tion forte chez le spec­ta­teur et com­ment la lui faire ressentir.

D’ailleurs, je consi­dère que dans tous les domaines artis­tiques nous visons à créer une émo­tion. L’im­por­tance d’une œuvre d’art, quelle Qu’elle soit, c’est de sus­ci­ter une réac­tion. Peu importe le genre de réflexe qu’elle pro­voque. Du moment que l’on dit « j’a­dore » ou « je déteste » cela signi­fie qu’on n’est plus indif­fé­rent. J’aime beau­coup l’histoire de ce jeune couple qui va visi­ter un musée d’art moderne. Il s’ar­rête, per­plexe, devant un tableau abs­trait, lorsque sou­dai­ne­ment une main, l’in­dex poin­té vers eux, sort du cadre et leur dit : « Je ne vous com­prends pas non plus ! » Un met­teur en scène peut se répé­ter tout comme un peintre. Si vous me deman­diez : « Pour­quoi Bou­din a‑t-il tou­jours peint le bord de la mer et jamais le zoo ? » Je vous répon­drais : « Tout sim­ple­ment parce qu’il n’a­vait pas plus envie de peindre le zoo que moi de faire une comé­die musicale. »

De toutes les couleurs…

— Quand un cri­tique n’est pas très pro­fond — phé­no­mène moins rare que ce que l’on peut croire — il se limite à racon­ter l’his­toire du film qu’il voit. Il consi­dère que rela­ter des évé­ne­ments c’est faire de la « cri­tique ». Cela me paraît être une atti­tude très pares­seuse à moins que ce ne soit une manière de cacher une pro­fonde igno­rance. Pour­quoi en irait-il autre­ment pour un cri­tique de ciné­ma que pour un cri­tique de pein­ture ? Il est acquis qu’un cri­tique de pein­ture doit s’y connaître en la matière, n’est-ce pas ? Il doit savoir, par exemple, que Cézanne est l’un des pré­cur­seurs du mou­ve­ment moderne en art. Que le plus impor­tant pour lui c’é­tait de tra­duire ses sen­sa­tions visuelles… Moi aus­si, lorsque je m’at­telle à un scé­na­rio je res­sens les mêmes besoins.

Très sou­vent, lorsque je viens de ter­mi­ner un film, je me demande pour­quoi je l’ai fait et sou­hai­te­rais ne pas l’a­voir tour­né. Peut-être parce que je n’aime pas être obli­gé de me rendre au stu­dio chaque matin pour dire que ce n’est pas la cou­leur adé­quate et qu’il m‘en faut une autre et pour cor­ri­ger tout ce qui est erro­né. Pour moi, toute la construc­tion d’un film a déjà été faite pen­dant l’é­la­bo­ra­tion du scé­na­rio. On répète sou­vent à pro­pos du théâtre qu’une pièce n’est pas, tant qu’elle n’est pas jouée devant un public. Que c’est au moment où le public et le créa­teur se rejoignent que la pièce devient un tout… Mais je suis trop pro­fond ce matin, ne trou­vez-vous pas ? Posez-moi une autre question…

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— Ce que j’aime chez vous c’est le pré­ci­sion de votre mise en scène. Même dans des films mineurs comme LE CRIME ETAIT PRESQUE PARFAIT (1954) et LA MAIN AU COLLET (1955), vous réus­sis­sez en quelques secondes — avec les plans d’ou­ver­ture — à nous plon­ger en plein dans le sujet…

— Tou­jours. Regar­dez FRENZY : dès le pre­mier plan on voit un corps qui flotte sur la Tamise et l’on com­prend aus­si­tôt qu’il ne s’a­git pas d’une comé­die de salon…

— Genre que vous n’a­vez abor­dé qu’une fois dans votre vie : en 1941, avec MR. AND MRS. SMITH (JOIES MATRIMONIALES).

— Oui, c’est vrai. Mais vous devez conve­nir que ce n’était vrai­ment pas un film pour moi. Je venais de ter­mi­ner coup sur coup REBECCA et CORRESPONDANT 17 quand Carole Lom­bard, de qui j’é­tais deve­nu ami, m’a dit : « Pour­quoi ne me diriges-tu pas dans un film ? » J’ai accep­té sa pro­po­si­tion. Le script avait été écrit par un autre que moi, mais comme mon métier était de réa­li­ser des films, je l’ai pris, je suis allé sur le pla­teau, j’ai crié « moteur ! », « cou­pez ! » et je l’ai tour­né. Aus­si simple que ca. Vous trou­vez que c’est une comé­die triste ? Peut-être. Cela doit être reflé­té sur le visage du patron du petit res­tau­rant où se rendent Robert Mont­go­me­ry et Carole Lombard…

Ben Hecht et Ray­mond Chandler

— Oui, Ben Hecht a tra­vaillé avec moi sur SPELLBOUND (LA MAISON DU Dr EDWARDS) et NOTOR­lOUS (LES ENCHAINES). Il était un extra­or­di­naire scé­na­riste et un homme mer­veilleux. Nous dis­cu­tions long­temps ensemble avant de mettre quoi que ce soit sur le papier. Quel­que­fois, il deve­nait très pares­seux et me disait : « Well, Hit­chie, écris car­ré­ment les dia­logues que tu veux. Ensuite je les cor­ri­ge­rai. » Ben était comme un joueur d’é­checs. Il pou­vait tra­vailler sur quatre scripts en même temps. D’ailleurs, il avait quatre « nègres » qui écri­vaient pour lui.

Quant à Ray­mond Chand­ler, notre col­la­bo­ra­tion a été beau­coup moins heu­reuse . Au bout de quelque temps, j’ai dû renon­cer è tra­vailler avec lui. Par­fois, pen­dant qu’on essayait de trou­ver des idées pour une scène, il m’ar­ri­vait de lui faire une sug­ges­tion. Au lieu d’é­tu­dier si elle était bonne, très mécon­tent, il me fai­sait remar­quer : « Si vous pou­vez y arri­ver tout seul, pour­quoi diable avez-vous besoin de moi ? » Il refu­sait toute col­la­bo­ra­tion avec le met­teur en scène.

« In the car, coming to the studio ».

— Le regret­té Fer­nand Gra­vey m’a rela­té le réponse que vous avez don­né à Paul New­man à pro­pos de la scène de lutte près du four dans TORN CURTAIN…

— Voi­là toute l’histoire : mécon­tent du scé­na­rio, je vou­lais recu­ler la date du tour­nage, mais la chose s’a­vé­ra impos­sible à cause de l’emploi du temps de Miss Andrews. A pro­pos de Miss Andrews, d’ailleurs, je vous dirai que j’a­vais essayé en vain de me dis­pen­ser de ses ser­vices en allé­guant qu’elle était une chan­teuse et non pas une « savante », car le stu­dio la consi­dé­rait une valeur sûre du box-office. Entre-temps, New­man, qui avait lu le script et le trou­vait mau­vais — chose que je savais déjà — m‘a envoyé une lettre pour me poser des ques­tions qui lui tenaient à cœur. Par­mi ces ques­tions il y en avait une par­ti­cu­liè­re­ment stu­pide qui m’a prou­vé une fois de plus que les acteurs sont du « bétail » : « Lorsque je me bats avec Gro­mek (Wolf­gang Kie­ling) à côté du four, pour­quoi la fer­mière, qui se trouve à l’autre bout de la cui­sine, pense tout à coup à ouvrir le gaz pour m’ai­der à le tuer ? Et sur­tout quand est-ce que cette idée se fait jour en elle ? »

Plus tard, quand nous nous sommes ren­con­trés, New­man m’a expli­qué qu’il aurait été plus nor­mal qu’une telle idée germe dans la tète de la jeune femme si celle-ci se trou­vait près du four, car elle n’au­rait eu qu’à bais­ser la tète pour décou­vrir l’arme du crime à por­tée des deux hommes en train de lut­ter. Ahu­ri, je lui ai tour­né le dos et suis par­ti. Le len­de­main matin, en arri­vant au stu­dio : « Paul — lui ai-je dit — j’ai réglé le pro­blème de la fer­mière. Savez-vous quand il lui vient l’i­dée d’en­four­ner la tête de Gro­mek ? Dans sa voi­ture en se ren­dant au studio ! »

— Quelle actrice auriez-vous aimé à la place de Julie Andrews ?

— Eva-Marie Saint. Elle était for­mi­dable dans NORTH BY NORTHWEST (LA MORT AUX TROUSSES). Helen Rose, la cos­tu­mière du film, avait confec­tion­né sa garde-robe, mais en voyant les tests à l’é­cran j’a­vais immé­dia­te­ment consta­té que ce n’é­tait pas pos­sible de l’u­ti­li­ser. Helen Rose avait habillé l’ac­trice sans tenir compte de son per­son­nage, celui d’une femme entre­te­nue par un homme riche. En com­pa­gnie d’E­va-Marie, je me suis donc ren­du chez un grand cou­tu­rier et j’ai agi exac­te­ment comme un homme riche qui entre­tient une femme : j’ai sur­veillé le choix de sa garde-robe dans tous les détails…

— Exac­te­ment comme James Ste­wart fait avec Kim Novak dans VERTIGO ?

— Oui, sauf que James Ste­wart n’a pas dis­cu­té le prix des robes, tan­dis que moi j’ai essayé par tous les moyens d’ob­te­nir une réduc­tion en pré­tex­tant les besoins du film. Mais on m’a sèche­ment répon­du que je devais payer le même prix que Madame Hen­ry Ford ! C’est ce que j’ai fait !

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« Vertigo ».

— Dans VERTIGO, vos pro­blèmes avec Kim Novak furent autres n’est-ce pas ?

— Oui, il m’a été très dif­fi­cile d’ob­te­nir ce que je vou­lais d’elle, car Kim avait la tête pleine d’i­dées per­son­nelles. Mais comme je suis content du résul­tat… De toute façon, le rôle était pré­vu pour une autre actrice : Vera Miles, que j’a­vais déjà uti­li­sé dans THE WRONG MAN (LE FAUX COUPABLE). On était prêt à tour­ner, sa garde-robe ter­mi­née, les dif­fé­rentes cou­leurs de che­veux étu­diées et choi­sies, etc., quand Vera au lieu de sai­sir la chance de sa vie, est deve­nue enceinte ! Elle allait deve­nir une star avec ce film, mais elle n’a pas su résis­ter à son Tar­zan de mari, Gor­don Scott.

— Elle ne connais­sait pas… la pilule ?

— Elle avait dû prendre une « jungle pill » !

— Com­ment avez-vous tour­né l’admirable tra­vel­ling cir­cu­laire dans VERTIGO lorsque James Ste­wart sent qu’il y a en Judy, la fille qu’il est en train d’embrasser, quelque chose qui lui rap­pelle Made­leine, la femme qu’il aimait. Le pré­sent et le pas­sé fusionnent avec le décor…

— D‘abord, je vou­lais prou­ver que si un homme se sou­vient de quelque chose, il éprouve ce sou­ve­nir, il ne le regarde pas, comme nous l’a­vons vu en tant de films, sous la forme des tra­di­tion­nels « flashes-back ». Je vou­lais un homme avec une femme dans ses bras prou­vant une sen­sa­tion iden­tique à celle du moment ori­gi­nal. Pour obte­nir cela, j’ai fait construire les décors d’une chambre d’hô­tel et d’une grange, puis je les ai reliées sur le même pla­teau. Ensuite, j’ai fait faire les parois de fond que nous voyons à l’é­cran, d’a­bord celles de la chambre d’hô­tel, puis celles de la grange. J’ai ins­tal­lé les acteurs sur une petite table tour­nante et j’ai fait se mou­voir chaque chose circulairement.

« Topaz ».

— C’est un film très com­plexe qui ne porte pas en lui de solu­tion. La meilleure scène du film, soit la séquence dans le stade Char­le­ty, ne figure pas dans la ver­sion défi­ni­tive. Quand le héros arrive chez lui pour dire à sa famille que Pic­co­li veut se battre en duel, il s’en­tend répondre que c’est de la folie, car c’est un « sport » qui ne se pra­tique plus. Et on demande au beau-fils : « Quand a‑t-il eu lieu le der­nier duel à Paris ? ». « Il y a quatre ou cinq ans, répond-il, entre le mar­quis de Cue­vas et Serge Lifar. » Alors, l’ac­teur prin­ci­pal explique à ses proches que ce n’est pas d’un duel tra­di­tion­nel qu’il s’a­git, où à la pre­mière goutte de sang l’on s’ar­rête, puisque l’homme oui l’a pro­vo­qué veut vrai­ment le tuer. Il y a très très long­temps, je me sou­viens d’a­voir vu dans une revue — peut-être dans « Paris-Match », mais je ne peux l’af­fir­mer — la pho­to d’un duel dans un stade vide. L’i­mage de ces deux hommes entou­rés par les ran­gées de sièges vides, seuls au milieu du champ, au fond duquel se déta­chait la publi­ci­té de Dubon­net, me fas­ci­na. C’est cette scène que j’ai tour­née pour TOPAZ (L’ETAU) à Char­le­ty. Tout en haut des gra­dins, tou­te­fois, j’a­vais pla­cé un type avec un fusil de haute pré­ci­sion en train de regar­der sur le ter­rain. Au moment où les deux hommes allaient se battre il visait le dos de Pic­co­li et tirait, puis, il dis­pa­rais­sait. Aux témoins pris de panique, le héros disait : « Les Russes l’ont eu. Il ne leur était plus utile. » C’é­tait ça la véri­table fin du film et savez-vous pour­quoi a‑t-elle été cou­pée ? Parce que la femme du pro­duc­teur ne l’ai­mait pas ? (Rires). Non, je l’ai enle­vée à la suite d’une « pré­view » aux U.S.A. La fin que vous avez vu où Pic­co­li se sui­cide, est une fin de com­pro­mis. Un hor­rible compromis.

— Où avez-vous tour­né la séquence de l’hôtel des Cubains à New York ?

— Entiè­re­ment en stu­dio. Je vou­lais la tour­ner dans le véri­table « Hôtel Tere­sa » situé dans la Sep­tième Ave­nue, au cœur de Har­lem, mais il avait été trans­for­mé en « buil­ding office » (immeuble de bureaux). Je pen­sais uti­li­ser l’ex­té­rieur de l’im­meuble en pla­çant à l’en­trée des insignes « Hôtel Tere­sa » et en déco­rant la récep­tion, mais, a la der­nière minute, quand tout était prêt, John Lind­say, le maire de New York, ne nous a pas accor­dé la per­mis­sion de tour­ner sur place. Il pen­sait qu’il lui aurait été impos­sible de nous pré­ser­ver de toute une série d’en­nuis qu’on nous aurait cau­sé. Ain­si, nous avons été obli­gés de tout recons­truire en stu­dio. Mais nous avons gar­dé les mêmes pro­por­tions que dans la réa­li­té. Nous avons évi­té le piège des minia­tures. Pour refaire fidè­le­ment les décors nous nous sommes ser­vis de pho­tos et de cartes pos­tales de l’é­poque où Fidel Cas­tro habi­tait l’hôtel.

— Com­ment avez-vous conçu les scènes avec Cas­tro et le Che ?

— Nous avons trou­vé un docu­men­taire, en 16 mm, où évo­luaient tous ces per­son­nages de la révo­lu­tion cubaine. J’ai fait construire, en exté­rieurs, une plate-forme abso­lu­ment iden­tique à celle que l’on voyait dans ce film et j’ai deman­dé à mon chef opé­ra­teur de prendre à son tour une camé­ra 16 mm et de fil­mer dans les mêmes condi­tions tech­niques les acteurs que j’a­vais pla­cés sur mon estrade. Pour finir, j’ai mixé mes scènes avec celles du docu­men­taire et fait gon­fler le tout en 35 mm.

— Quand Jua­ni­ta (Karen Dor) meurt, c’est une fleur qui s’étale…

— Oui, en effet… Juste avant que John Ver­non la tue, la camé­ra fait un tra­vel­ling en hau­teur très lent qui ne s’ar­rête qu’au moment où elle s’é­croule. J’a­vais dépo­sé autour de la robe de Karen Dor cinq fils de coton qui étaient manœuvres par cinq hommes pla­cés hors-champ. Au moment où elle s’é­crou­lait, les hommes tiraient les fils et sa robe se déployait comme une fleur qui s’é­pa­nouit… C’é­tait un contre­point. Bien qu’il s’a­gis­sait d’une mort, je la vou­lais très belle.

Savez-vous pour­quoi, depuis TOPAZ, j’ai tou­jours peur de prendre l’a­vion aux U.S.A. ? Car je crains qu’il ne soit détour­né. Je n’ai­me­rais pas me retrou­ver à Cuba, bien que peut-être j’y serais mieux accueilli qu’en Rus­sie, pays d’où je suis ban­ni. Est-ce que vous savez que tous mes films sont inter­dits en Union sovié­tique ? Il paraît que là-bas M. Hit­ch­cock est consi­dé­ré comme un anti-huma­niste ! Drôle, hein ? Peut-être que main­te­nant que Nixon a offert une Cadillac à Bre­j­nev les choses vont chan­ger un peu… (Rires).

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— Pour reve­nir à L’ETAU, com­ment avez-vous tour­né la scène des oiseaux qui trans­portent les mor­ceaux de pain aban­don­nés par les espions occidentaux ?

— Pour réus­sir cette scène j’ai engage Ray Ber­wick, l’homme que j’a­vais pris pour THE BIRDS. Il a fixé les mor­ceaux de pain aux becs infé­rieurs des oiseaux. Aus­si simple que cela.

« Frenzy ».

— Richard Bla­ney (Jon Finch), le per­son­nage prin­ci­pal de FRENZY est, comme tous vos héros, accu­sé de crimes qu’il n‘a pas com­mis. Mais, contrai­re­ment aux pro­ta­go­nistes de vos films pré­cé­dents, Bla­ney n’est pas très sym­pa­thique au public. Pourquoi ?

— Car il est un « born-loo­ser ». J’ai vou­lu que le public ne soit avec lui que dans la der­nière par­tie du film. Bla­ney est un jeune homme en colère, un violent, il nous faut du temps pour sym­pa­thi­ser avec lui. La vie a été très dure envers lui. Sa mal­chance le mène à être condam­né à vingt-cinq ans de pri­son tout en étant inno­cent. Se sachant per­du et connais­sant la véri­table iden­ti­té du cri­mi­nel. Il décide de jus­ti­fier sa condam­na­tion et d’user d’un droit presque biblique : « Œil pour œil, dent pour dent. » Et il s’en­fuit de pri­son pour aller le tuer. Mais tous ces élé­ments existent dans le film à un degré secon­daire. Mon but est d’a­mu­ser le public et non pas de le rendre sombre. Aller au ciné­ma c’est comme aller au res­tau­rant. Il faut qu’un film satis­fasse aus­si bien le corps que l’esprit.

— Dans FRENZY il y a des per­son­nages tout aus­si ignobles que Bob Rusk (Bar­ry Fos­ter). Je pense, par exemple, au patron du pub « Le Globe », For­sythe (Ber­nard Cribbins)?

— Oui, c’est vrai, il est par­ti­cu­liè­re­ment hor­rible. Mais il ne faut pas oublier qu’il est amou­reux de la bar­maid et que ses sen­ti­ments orientent sa conduite. Quant a l’as­sas­sin, il est nor­mal qu’il appa­raisse gen­til et sym­pa­thique, autre­ment, il ne pour­rait appro­cher aucune de ses vic­times. Beau­coup de met­teurs en scène com­mettent l’er­reur de faire du « vilain » un mon­sieur assez laid avec une ridi­cule mous­tache noire qui n’hé­site pas à don­ner un coup de pied au chien qui passe près de lui. Tout ça désor­mais appar­tient au pas­sé, quand on avait l’ha­bi­tude d’é­clai­rer d’une lumière verte le visage du méchant. Le ciné­ma n’est plus à ses bal­bu­tie­ments. Le métier a évo­lué et l’on a une concep­tion tout à fait dif­fé­rente de la façon de trai­ter un drame. Autre­fois, il fal­lait tou­jours pré­ve­nir le public de quel côté se trou­vaient les pro­ta­go­nistes. Qui étaient les bons, qui les méchants ? A pré­sent, nous sommes deve­nus plus réa­listes et nous pou­vons appro­fon­dir mieux nos per­son­nages et leur don­ner une autre dimension.
Dans mon his­toire, il est évident que l’as­sas­sin doit être assez sym­pa­thique, sédui­sant même… Si je lui avais don­né des traits plus durs et un air d’obsédé sexuel, toutes les filles en le croi­sant auraient dû fuir. Tout cela je ne l’ai pas devi­né, c’est le résul­tat d’une ana­lyse pro­fonde. J’ai étu­dié de nom­breux cas où figu­raient des assas­sins de ce type. Tout le monde sait que l’un des insectes les plus sédui­sants envers ses vic­times est l’a­rai­gnée. Pour mieux illus­trer cette idée, il y a même une expres­sion : « Will you come into my par­lour, said the spi­der to the fly » (« Vou­lez-vous venir dans mon bou­doir, dit l’a­rai­gnée à la mouche »). Les contes pour enfants, d’ailleurs, sou­vent, nous mettent en garde contre les fausses appa­rences. Ain­si, dans « Le Petit Cha­pe­ron Rouge » nous avons la gen­tille grand-mère qui est un loup, dans « Blanche Neige et les Sept Nains », la char­mante petite vieille aux pommes est la sor­cière… Et n’y a‑t-il pas l’ex­pres­sion : « Un loup dans la peau d’un mou­ton ? » Toutes ces consi­dé­ra­tions m’ont ame­né à faire de mon assas­sin un être char­mant qu’une fille peut être ravie de suivre dans son appartement.

— Ne trou­vez-vous pas que la secré­taire de Mrs. Bren­da Bla­ney aurait peut-être tait le bon­heur de Bob Rusk… si elle avait été son type de femme ?…

— C’est bien pos­sible. En tout cas, cela aurait don­né une scène très inté­res­sante que de les voir faire l’a­mour ensemble.

— Après le crime de Mrs. Bla­ney et celui de Babs, la bar­maid, la camé­ra reste seule pen­dant un temps. Dans le pre­mier cas, elle attend en bas que la secré­taire de la vic­time — que nous venons de voir entrer dans la mai­son — crie pour annon­cer la décou­verte du cadavre. Dans le second, elle des­cend à recu­lons les esca­liers (vides) qui conduisent à l’ap­par­te­ment de Bob Rusk après avoir aban­don­né ce der­nier à la porte d’en­trée qu’il a fran­chi avec Babs dans l’in­ten­tion de la tuer.

— Dans le pre­mier cas, je dis au public : « Vous avez vu beau­coup de films où l’on découvre un cadavre. Inva­ria­ble­ment, la femme qui trouve le corps crie en gros plan sa ter­rible décou­verte. Cette fois, ce sera dif­fé­rent. » J’ai tenu à ce que le public — déjà au cou­rant des évé­ne­ments — ima­gine l’hor­reur de la secré­taire et cal­cule à peu près quand il va entendre le cri. Pour le deuxième crime, je vou­lais qu’on remarque que lorsque Bob s’en­gage dans l’es­ca­lier der­rière Babs, il ne sou­rit plus. « Il est en train de réflé­chir à la tacon de la sup­pri­mer, doit-on se dire. Lui offri­ra-t-il d’a­bord un verre ? » Avant qu’il ne dis­pa­raisse avec la bar­maid, on l’en­tend pro­non­cer la même phrase qu’il a adres­sé à Mrs. Bla­ney : « Vous êtes mon type de femme ! » et à par­tir de là on sait avec cer­ti­tude que la jeune fille ne sor­ti­ra plus vivante de son appar­te­ment. A l’ins­tant de cette révé­la­tion, moi, le « maker », j’in­ter­viens auprès des spec­ta­teurs : « Vous tous, vous savez ce qui va arri­ver. Vous ne pou­vez rien faire pour empê­cher ce qui va se pas­ser. Vous ne pou­vez pas bon­dir hors de vos fau­teuils, cou­rir vers l’é­cran, mon­ter les esca­liers, enfon­cer la porte et crier : « Arrê­tez-vous, ne la tuez pas ! » Vous ne pou­vez rien et votre impuis­sance fait par­tie du sus­pense. Par­tons d’i­ci ! » Que faire donc ? Voi­là, nous nous reti­rons sur la pointe des pieds… Dès le moment où nous arri­vons dans la rue, nous levons les yeux vers la fenêtre de l’ap­par­te­ment de Bob Rusk en guet­tant un cri pour appe­ler au secours, mais dans la rue, nous décou­vrons que le tra­fic est si bruyant (j’ai remon­té exprès le son à ce moment-là) que nous nous ren­dons compte que même si Babs crie ce sera inutile : nous n’en­ten­drons rien !

— Vos assas­sins sont sou­vent des psy­cho­pathes à l’ho­mo­sexua­li­té latente…

— Nor­ma­le­ment, un psy­cho­pathe est un impuis­sant sexuel. Il n’ar­rive à jouir des femmes qu’au moment où il les étrangle. Il y a eu un cas célèbre à Londres, celui d’un nom­mé Chris­tie , accu­sé d’a­voir tué huit femmes et d’a­voir caché leurs corps sous le plan­cher de sa mai­son. Pen­dant le pro­cès, quand le Pro­cu­reur géné­ral lui deman­da si l’acte sexuel avait eu lieu avant, pen­dant ou après la mort des vic­times, il répon­dit : « Pen­dant, je crois. »

— Qu’est-ce que vous a inté­res­sé dans le livre d’Ar­thur La Bern ?

— Pota­toes ! (Les pommes de terre).

— Très bonne réponse !…

— Vous savez, pour ma propre satis­fac­tion créa­trice, si j’ai comme toile de fond un mar­ché de fruits et légumes, elle doit avoir une fonc­tion dra­ma­tique. L’his­toire doit venir de la toile de fond. Dans le cas de FRENZY elle découle des pommes de terre. A par­tir de cette don­née j’ai construit les dif­fé­rents com­par­ti­ments du récit : la séquence du camion, celle du relais des camion­neurs, etc. Grâce à la pous­sière des pommes de terre l’on se dit que peut-être la police va décou­vrir une piste qui la condui­ra au vrai criminel.

— Madame, en regar­dant vos pan­ta­lons fer­més par trois bou­tons je ne peux m’empêcher de vous racon­ter une his­toire drôle :
 — Un dimanche matin, le célèbre dra­ma­turge George S. Kauf­man se rend chez le non moins célèbre pro­duc­teur de Broad­way, Jad Har­ris, pour lui par­ler d’une nou­velle pièce. Har­ris ouvre la porte de son appar­te­ment com­plè­te­ment à poil. Kauf­man ne bronche pas. Il entre, s’as­sied, prend un verre et dis­cute sérieu­se­ment avec Har­ris de la pièce en ques­tion. Au moment de quit­ter le pro­duc­teur, avant que la porte ne se referme der­rière lui, Kauf­man se retourne, met la tète dans l’en­tre­bâille­ment et dit : « Jad, your fly is undone » (Jad, ta bra­guette est ouverte !)

— Il doit être dif­fi­cile pour vous, après avoir tra­vaillé avec tant de grands acteurs, de trou­ver des jeunes capables de les remplacer.

— En par­tie c’est vrai. Mais ce qui m’in­quiète le plus c’est de trou­ver des his­toires ori­gi­nales et sur­tout de nou­velles façons de tuer.

— Pour­quoi n’a­vez-vous pas tour­né TITANIC, le film qui devait mar­quer les débuts de votre car­rière aux U.S.A. ?

— J’ai aban­don­né ce pro­jet pour faire REBECCA. Dans TITANIC il n’y avait qu’un plan qui me pas­sion­nait et si je l’a­vais tour­né je l’au­rais fait rien que pour ce plan : un groupe d’hommes assis autour d’une table jouent aux cartes. Sur la table il y a un verre de whis­ky. Gros plan du verre. On voit le niveau du liquide s’in­cli­ner. On entend quel­qu’un rire !

 

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