“En politique, ce n’est pas grave de perdre.”
Tu fais une simple enquête sur l’hypocrisie en place dans le vécu de la religion en te concentrant sur le Ramadan et voilà que la révolution se produit et que le film change de nature en prenant en compte le débat public sur la laïcité. Comment se passe pour toi cette modification du projet de départ ?
En fait, je ne suis pas parti pour une enquête : je n’envisage pas mes documentaires ainsi. Je suis parti dans l’idée d’un film militant engagé visant à défendre la liberté et la démocratie en Tunisie vu qu’on en était arrivé à un point révoltant sous Ben Ali. J’ai menti sur le sujet et le titre pour obtenir une autorisation de tournage tout en sachant que cela m’empêcherait probablement de retourner en Tunisie. Il y avait en parallèle cette instrumentalisation toujours plus évidente de la religion. Ben Ali avait laissé un de ses gendres ouvrir une chaîne de radio, Zitouna, diffusant le Coran du matin au soir, et on a vu les gens faire la queue pour aller à une nouvelle banque islamique. J’étais partie pour faire un film sur les athées dans l’islam et, le Ramadan approchant, je me suis dit qu’il fallait expliquer au monde ce que vit un Musulman dans un pays musulman durant le Ramadan. Je crois que personne n’en a conscience, à quel point c’est une obligation qui prend le pas sur tout, jusqu’aux horaires de travail. La vie est rythmée par l’heure de rupture du jeûne. On a l’impression d’une communion sociale autour du fait que tout le monde va faire les courses puis mange à la même heure, alors qu’il y a là beaucoup d’hypocrisie sociale. Je suis partie tourner sur les résistants au Ramadan. Le film s’appelait La Désobéissance et il s’agissait pour moi aussi bien de la désobéissance envers Ben Ali qu’envers la religion. Je voulais trouver des gens qui ne suivaient pas le jeûne, pas forcément les intellos ou artistes qu’on accuse d’être une élite mais aussi des gens normaux qui étaient d’accord pour le dire devant une caméra. Et puis je voulais montrer les cafés, les devantures cachées, etc. Mais pour moi, le propos était surtout de dénoncer la collusion entre le pouvoir et la religion, comment le pouvoir utilisait la religion comme un paratonnerre et comment la religion surfait là-dessus pour gagner du terrain dans la société. Nous étions conscients de l’islamisation de la société. Je me suis rendue compte que quand on allait vers les gens individuellement, ça se passait relativement bien, et que c’est quand on allait dans des situations plus collectives, ou par exemple on rentre dans un café, que les gens était un peu agressifs.
Quand les gens discutent entre amis, ils ne se cachent pas vraiment de dé-jeûner.
Oui, et même socialement, mais ce sont plus les hommes. On le voit dans le film. Les filles qui disent qu’elles ne font pas Ramadan sont plutôt de bonne famille. Mais de toute façon, dans toutes les familles, il y en a qui dé-jeûnent et ça se passe bien. Le fait que le Coran dise : “Si vous désobéissez, cachez-vous”, que ce soit écrit, est une sorte d’appel à l’hypocrisie sociale. Cela rend les gens immatures sur leur façon de vivre et les oblige à être hypocrites. On m’a répété cette phrase à toute occasion. J’ai failli appeler le film ainsi : je l’avais mis en sous-titre.
Le film a d’ailleurs plusieurs fois changé de titre.
J’ai toujours des titres un peu bizarres et multiples… J’adorais Ni Allah ni maître pour sa référence anarchisante et à Auguste Blanqui, cette revendication dans l’histoire politique française puis dans la guerre d’Espagne : on savait de quel point de vue on se plaçait. Mais ce titre a été très mal perçu en Tunisie : on a cru que j’attaquais l’islam alors que le film est tout le contraire, c’est un film sur la tolérance mutuelle. Laïcité inch’Allah se rapporte plus au sujet du film. Je le trouvais un peu mou ! Mais le fait de changer de titre a coupé l’herbe sous le pied des Islamistes qui m’attaquaient tout en gardant une touche de provocation.
L’islamisation de la société était souterraine. Ton film est devenu un des moyens pour les Islamistes de récupérer l’espace public.
Oui, c’est l’histoire du film après et on se rend compte à quel point il est important de manier l’outil médiatique. En Tunisie, les islamistes le manient bien mieux que les progressistes. Ils ont énormément d’ingénieurs et d’informaticiens, de gens branchés sur internet. Ils lancent des mots d’ordre, et ont sans doute des gens payés pour faire passer les messages sur internet à grande envergure. Ils ont été très forts, comprenant bien que la meilleure défense c’est l’attaque. Les progressistes ont été nuls : ils se sont laissé entraîner sur des sujets qui n’étaient pas les leurs et en plus ils ont fait le dos rond. Le débat n’a pas été la place de la religion dans la société mais a suivi la façon dont les Islamistes voulaient l’imposer, partant du postulat qu’on est tous musulmans. Les progressistes ne les ont pas contredits. Il était important de défendre le fait de pouvoir déclarer que l’on est athée. Cela aurait permis de gagner du terrain. Ils n’ont jamais osé me défendre là-dessus. Ce n’est pas pour moi mais je crois que c’est comme ça qu’il faut dire les choses.
Tu penses donc que le jeu électoral les a fait renier la défense de la diversité du pays et de la liberté de penser ?
Absolument. Et c’est ainsi qu’ils ont perdu des voix. Je reçois des messages en tous sens me soutenant, et souvent de la part de croyants. Il y avait beaucoup de filles voilées à la manifestation pour la laïcité, et des gens qui brandissaient des pancartes disant qu’ils étaient musulmans et pour la laïcité. Mais il y a aussi les anonymes indécis qui tiennent à leur religion. Si on leur dit qu’on va leur enlever, il est normal qu’ils réagissent. On leur a dit que je voulais imposer mon athéisme à tout le pays. En ne prenant pas ma défense, ils ont laissé ce discours se propager. J’étais loin et avec des ennuis de santé qui m’empêchaient de venir, et j’étais ensuite embarqué dans une machine, menacée de mort avec des images terribles sur internet, emportée dans un tourbillon. Chacun a dit ce qu’il voulait sur mon dos, m’a insultée, calomniée : sioniste, agent du Mossad, tout y est passé ! C’était à moi de me justifier. Ce sont les islamistes qui utilisent la violence et c’est à nous de nous justifier alors que c’est eux qui devraient être arrêtés et jugés ! On n’a jamais vu un laïc taper sur un islamiste, par contre on a vu plein d’islamistes taper sur des laïcs.
Le discours médiatique occidental adopte une séparation nette entre les salafistes et les islamistes qui se présentent comme modérés. Les salafistes font le coup de feu, cassent la salle où passe le film, etc. Toi, tu as plutôt tendance à gommer cette différenciation.
Oui, je dis que je ne comprends pas ce que c’est qu’un islamiste modéré. C’est pour moi un anti-démocrate car il veut imposer sa vision par la religion à tout un peuple alors que la démocratie élit des représentants pour décider des lois. La loi n’est pas écrite depuis 1 400 ans, on a plein de lois à écrire ! Je martèle le fait que Monsieur Ghanouchi s’impose comme commandeur des croyants, sans poste politique, au-dessus de tout, mais qui fait toutes les déclarations et décide de tout. J’ai une bande-vidéo d’un meeting où il parle tout en se trompant de titre de mon film comme “débile”, et prétend qu’il est contre Allah. La manipulation de l’esprit va loin ! Il utilise la calomnie et le mensonge pour me dénigrer, tout en critiquant un film qu’il n’a apparemment pas vu. Pour être démocrate, il faudrait qu’il condamne son bras armé qui fait les gros coups. Je lui demande depuis des mois de déclarer que j’ai le droit de faire les films que je veux et de déclarer ce que je veux sur ma croyance, sans résultat.
Le film se concentre finalement sur le débat public autour de la laïcité qui opposerait une Tunisie déclarée comme musulmane et un État laïc.
Le débat a été mal posé. Déclarer une Tunisie musulmane : on peut déclarer que quand il fait beau le ciel est bleu ! La Tunisie est musulmane et je suis sur ce plan complètement d’accord avec eux. Je suis musulmane athée : je sais que je fais partie de cette culture au niveau de l’identité. Mais le problème est politique : on veut que ne se soumettent aux lois de la religion que ceux qui le veulent, et donc séparer l’État de la religion. Tout le monde doit se soumettre aux lois de la République. C’est dans cette perspective que je veux la laïcité. Eux veulent que les lois de la religion soient imposées à tous. Pour eux l’islam est politique. Il y a peut-être maintenant une peur devant cette grande liberté qu’il y ait un ou deux partis religieux dans un pays où le peuple a pris l’habitude de différencier la religion et l’État. Beaucoup de jeunes non politisés ne comprennent pas le débat car c’est inscrit dans la société : on revient en arrière avec ces islamistes qui veulent l’islam comme religion d’État. Il y avait une ambiguïté et ce débat doit avoir lieu dans l’assemblée constituante.
Je lisais récemment les propos d’une avocate algérienne qui insistait sur l’importance de la laïcité, tant elle détermine ce qu’on dit aux jeunes filles, soumise à l’homme, etc.
Bien sûr. Ghanouchi ne va pas changer les lois mais les pratiques dans la société, si bien que dans dix ans on dira que la loi n’est plus conforme et qu’on la changera ! On sait comment on change une société : il faut arrêter de nous prendre pour des bisounours ! Les juifs tunisiens sont restés très attachés à la Tunisie, il y a des chrétiens, des bouddhistes, des athées. Même s’ils ne sont que 5 %, ils ont le droit de vivre en paix, et de toute façon la société de vivre librement.
Sans compter que la laïcité préserve la diversité d’une société et assure ainsi sa cohésion, évitant de créer des minorités qui finiront toujours par se rebeller si elles sont discriminées.
C’est ce que j’essaye de faire passer comme slogan à Tunis. J’ai mis mon film en streaming sur dailymotion en Tunisie, avec une phrase : la laïcité protège toutes les religions et nous préserve des extrémismes religieux.
Tu es aujourd’hui sous le fait d’un procès, suite à une plainte. Quel est l’objet de cette plainte ?
Atteinte au sacré, aux bonnes mœurs et à un précepte religieux. C’est un avocat d’Enaahda qui avait réussi à faire bloquer les sites pornos sur internet deux mois après la révolution alors que tout était ouvert, donc dans le sens d’une restriction de la liberté. Il est allé sur un plateau de télévision pour dire que j’avais insulté l’islam et les musulmans. C’est facile de m’insulter alors qu’ils ont réussi à interdire mon film en Tunisie. Il y eut même des manifestations contre moi. Ma meilleure défense, c’est mon film : les Tunisiens qui le voient sont déçus car ils s’imaginaient quelque chose de scandaleux. Je ne sais comment faire car les islamistes arrivent à retourner tout ce que je dis contre moi. Je n’ai que ma voix ! Je tiens le coup car je suis très soutenue mais je n’arrive pas à médiatiser un discours. La presse est redevenue comme sous Ben Ali, à faire des youyous à Ghanouchi en l’appelant “Cheikh” sous toutes les coutures.
Tu te retrouves dans une grande solitude car tu affirmes au cinéma une vision singulière : tu te mets à l’écran et assumes ta relation avec les personnes filmées dans une confrontation d’idées.
Mais n’était-ce pas déjà le cas avant ? Je ne m’inscris pas dans un cinéma léché : je reste dans une liberté totale, au risque de me tromper. Le documentaire donne une satisfaction immédiate : en le faisant, au montage, etc. La fiction subit le carcan du scénario et au montage du projet alors qu’on n’a pas pu faire ce qu’on voulait par manque de moyens. Je tourne pratiquement sans argent, sans être payée et avec du mal à finir le film, mais ça me correspond bien. Je ne voulais pas me planquer derrière la caméra. On me demandait pourquoi je n’allais pas voir untel ou untel, mais je fais un documentaire pour donner mon avis. On oublie ce qu’a été le cinéma politique !
On a reproché au cinéma engagé de dire aux gens ce qu’ils devaient penser mais on s’extasie devant Michael Moore qui pense à la place du spectateur en fragmentant la parole des personnes filmées.
J’essaye de ne jamais cacher mon jeu. Même si je filme en disant que je ne filme pas, je garde à l’écran ma manipulation. Si je rentre dans un café de dé-jeûneurs c’est pour qu’on ne puisse pas dire que cette réalité n’existe pas. Dans Bedwin Hacker, on me disait que ce n’est pas vrai. Là, c’est le réel. Il me fallait filmer l’argumentation qu’il y eut entre nous, même si je reconnais qu’ils ont le droit de ne pas vouloir être filmés. J’ai bien sûr essayé de faire en sorte qu’on ne puisse pas reconnaître leurs visages.
Quand on te reproche de jeter de l’huile sur le feu, et de favoriser les islamistes, c’est finalement la question du compromis ou de la radicalité de ses positions qui est en jeu. Tu refuses le compromis, au risque de perdre le combat.
Oui, parce qu’en politique, ce n’est pas grave de perdre. On peut faire des erreurs. L’important, c’est d’en tirer les leçons. C’est l’échec pour la gauche en Tunisie, qui ne s’est même pas tenue à ses valeurs. Elle ne pourra même pas dire que la société n’était pas prête à accepter son discours ! Elle n’a pas eu de discours ! Comme si le peuple n’était pas assez intelligent pour débattre. Pour moi, tout est urgent, tout avance de front en même temps. Tout est lié. La liberté de conscience est la première des libertés pour avoir la liberté politique.
La Constituante est élue pour un an avant de revenir aux urnes : est-ce le moment du débat public ?
Ils ont un an pour rattraper les pots cassés. J’étais contre l’union ou coalition nationale. On ne relèvera pas la Tunisie en un an. J’étais donc partisane du fait de les laisser gouverner, sachant que cela serait le chaos. En revanche, dans la Constituante, l’opposition pouvait avoir 60 % car ils n’ont que 40 % des sièges. Cela permet de s’opposer aux lois iniques. S’il y a coalition, tout le monde va payer les pots cassés.
Source : africultures