Entretien avec avec Nadia El Fanià sur son film “Laïcité inch’Allah”

Entretien d'Olivier Barlet avec Nadia El Fanià propos de Laïcité inch'Allah

“En poli­tique, ce n’est pas grave de perdre.”

Tu fais une simple enquête sur l’hy­po­cri­sie en place dans le vécu de la reli­gion en te concen­trant sur le Rama­dan et voi­là que la révo­lu­tion se pro­duit et que le film change de nature en pre­nant en compte le débat public sur la laï­ci­té. Com­ment se passe pour toi cette modi­fi­ca­tion du pro­jet de départ ?

En fait, je ne suis pas par­ti pour une enquête : je n’en­vi­sage pas mes docu­men­taires ain­si. Je suis par­ti dans l’i­dée d’un film mili­tant enga­gé visant à défendre la liber­té et la démo­cra­tie en Tuni­sie vu qu’on en était arri­vé à un point révol­tant sous Ben Ali. J’ai men­ti sur le sujet et le titre pour obte­nir une auto­ri­sa­tion de tour­nage tout en sachant que cela m’empêcherait pro­ba­ble­ment de retour­ner en Tuni­sie. Il y avait en paral­lèle cette ins­tru­men­ta­li­sa­tion tou­jours plus évi­dente de la reli­gion. Ben Ali avait lais­sé un de ses gendres ouvrir une chaîne de radio, Zitou­na, dif­fu­sant le Coran du matin au soir, et on a vu les gens faire la queue pour aller à une nou­velle banque isla­mique. J’é­tais par­tie pour faire un film sur les athées dans l’is­lam et, le Rama­dan appro­chant, je me suis dit qu’il fal­lait expli­quer au monde ce que vit un Musul­man dans un pays musul­man durant le Rama­dan. Je crois que per­sonne n’en a conscience, à quel point c’est une obli­ga­tion qui prend le pas sur tout, jus­qu’aux horaires de tra­vail. La vie est ryth­mée par l’heure de rup­ture du jeûne. On a l’im­pres­sion d’une com­mu­nion sociale autour du fait que tout le monde va faire les courses puis mange à la même heure, alors qu’il y a là beau­coup d’hy­po­cri­sie sociale. Je suis par­tie tour­ner sur les résis­tants au Rama­dan. Le film s’ap­pe­lait La Déso­béis­sance et il s’a­gis­sait pour moi aus­si bien de la déso­béis­sance envers Ben Ali qu’en­vers la reli­gion. Je vou­lais trou­ver des gens qui ne sui­vaient pas le jeûne, pas for­cé­ment les intel­los ou artistes qu’on accuse d’être une élite mais aus­si des gens nor­maux qui étaient d’ac­cord pour le dire devant une camé­ra. Et puis je vou­lais mon­trer les cafés, les devan­tures cachées, etc. Mais pour moi, le pro­pos était sur­tout de dénon­cer la col­lu­sion entre le pou­voir et la reli­gion, com­ment le pou­voir uti­li­sait la reli­gion comme un para­ton­nerre et com­ment la reli­gion sur­fait là-des­sus pour gagner du ter­rain dans la socié­té. Nous étions conscients de l’is­la­mi­sa­tion de la socié­té. Je me suis ren­due compte que quand on allait vers les gens indi­vi­duel­le­ment, ça se pas­sait rela­ti­ve­ment bien, et que c’est quand on allait dans des situa­tions plus col­lec­tives, ou par exemple on rentre dans un café, que les gens était un peu agressifs.

Quand les gens dis­cutent entre amis, ils ne se cachent pas vrai­ment de dé-jeûner.

Oui, et même socia­le­ment, mais ce sont plus les hommes. On le voit dans le film. Les filles qui disent qu’elles ne font pas Rama­dan sont plu­tôt de bonne famille. Mais de toute façon, dans toutes les familles, il y en a qui dé-jeûnent et ça se passe bien. Le fait que le Coran dise : “Si vous déso­béis­sez, cachez-vous”, que ce soit écrit, est une sorte d’ap­pel à l’hy­po­cri­sie sociale. Cela rend les gens imma­tures sur leur façon de vivre et les oblige à être hypo­crites. On m’a répé­té cette phrase à toute occa­sion. J’ai failli appe­ler le film ain­si : je l’a­vais mis en sous-titre.

Le film a d’ailleurs plu­sieurs fois chan­gé de titre.

J’ai tou­jours des titres un peu bizarres et mul­tiples… J’a­do­rais Ni Allah ni maître pour sa réfé­rence anar­chi­sante et à Auguste Blan­qui, cette reven­di­ca­tion dans l’his­toire poli­tique fran­çaise puis dans la guerre d’Es­pagne : on savait de quel point de vue on se pla­çait. Mais ce titre a été très mal per­çu en Tuni­sie : on a cru que j’at­ta­quais l’is­lam alors que le film est tout le contraire, c’est un film sur la tolé­rance mutuelle. Laï­ci­té inch’Al­lah se rap­porte plus au sujet du film. Je le trou­vais un peu mou ! Mais le fait de chan­ger de titre a cou­pé l’herbe sous le pied des Isla­mistes qui m’at­ta­quaient tout en gar­dant une touche de provocation.

L’is­la­mi­sa­tion de la socié­té était sou­ter­raine. Ton film est deve­nu un des moyens pour les Isla­mistes de récu­pé­rer l’es­pace public.

Oui, c’est l’his­toire du film après et on se rend compte à quel point il est impor­tant de manier l’ou­til média­tique. En Tuni­sie, les isla­mistes le manient bien mieux que les pro­gres­sistes. Ils ont énor­mé­ment d’in­gé­nieurs et d’in­for­ma­ti­ciens, de gens bran­chés sur inter­net. Ils lancent des mots d’ordre, et ont sans doute des gens payés pour faire pas­ser les mes­sages sur inter­net à grande enver­gure. Ils ont été très forts, com­pre­nant bien que la meilleure défense c’est l’at­taque. Les pro­gres­sistes ont été nuls : ils se sont lais­sé entraî­ner sur des sujets qui n’é­taient pas les leurs et en plus ils ont fait le dos rond. Le débat n’a pas été la place de la reli­gion dans la socié­té mais a sui­vi la façon dont les Isla­mistes vou­laient l’im­po­ser, par­tant du pos­tu­lat qu’on est tous musul­mans. Les pro­gres­sistes ne les ont pas contre­dits. Il était impor­tant de défendre le fait de pou­voir décla­rer que l’on est athée. Cela aurait per­mis de gagner du ter­rain. Ils n’ont jamais osé me défendre là-des­sus. Ce n’est pas pour moi mais je crois que c’est comme ça qu’il faut dire les choses.

Tu penses donc que le jeu élec­to­ral les a fait renier la défense de la diver­si­té du pays et de la liber­té de penser ?

Abso­lu­ment. Et c’est ain­si qu’ils ont per­du des voix. Je reçois des mes­sages en tous sens me sou­te­nant, et sou­vent de la part de croyants. Il y avait beau­coup de filles voi­lées à la mani­fes­ta­tion pour la laï­ci­té, et des gens qui bran­dis­saient des pan­cartes disant qu’ils étaient musul­mans et pour la laï­ci­té. Mais il y a aus­si les ano­nymes indé­cis qui tiennent à leur reli­gion. Si on leur dit qu’on va leur enle­ver, il est nor­mal qu’ils réagissent. On leur a dit que je vou­lais impo­ser mon athéisme à tout le pays. En ne pre­nant pas ma défense, ils ont lais­sé ce dis­cours se pro­pa­ger. J’é­tais loin et avec des ennuis de san­té qui m’empêchaient de venir, et j’é­tais ensuite embar­qué dans une machine, mena­cée de mort avec des images ter­ribles sur inter­net, empor­tée dans un tour­billon. Cha­cun a dit ce qu’il vou­lait sur mon dos, m’a insul­tée, calom­niée : sio­niste, agent du Mos­sad, tout y est pas­sé ! C’é­tait à moi de me jus­ti­fier. Ce sont les isla­mistes qui uti­lisent la vio­lence et c’est à nous de nous jus­ti­fier alors que c’est eux qui devraient être arrê­tés et jugés ! On n’a jamais vu un laïc taper sur un isla­miste, par contre on a vu plein d’is­la­mistes taper sur des laïcs.

Le dis­cours média­tique occi­den­tal adopte une sépa­ra­tion nette entre les sala­fistes et les isla­mistes qui se pré­sentent comme modé­rés. Les sala­fistes font le coup de feu, cassent la salle où passe le film, etc. Toi, tu as plu­tôt ten­dance à gom­mer cette différenciation.

Oui, je dis que je ne com­prends pas ce que c’est qu’un isla­miste modé­ré. C’est pour moi un anti-démo­crate car il veut impo­ser sa vision par la reli­gion à tout un peuple alors que la démo­cra­tie élit des repré­sen­tants pour déci­der des lois. La loi n’est pas écrite depuis 1 400 ans, on a plein de lois à écrire ! Je mar­tèle le fait que Mon­sieur Gha­nou­chi s’im­pose comme com­man­deur des croyants, sans poste poli­tique, au-des­sus de tout, mais qui fait toutes les décla­ra­tions et décide de tout. J’ai une bande-vidéo d’un mee­ting où il parle tout en se trom­pant de titre de mon film comme “débile”, et pré­tend qu’il est contre Allah. La mani­pu­la­tion de l’es­prit va loin ! Il uti­lise la calom­nie et le men­songe pour me déni­grer, tout en cri­ti­quant un film qu’il n’a appa­rem­ment pas vu. Pour être démo­crate, il fau­drait qu’il condamne son bras armé qui fait les gros coups. Je lui demande depuis des mois de décla­rer que j’ai le droit de faire les films que je veux et de décla­rer ce que je veux sur ma croyance, sans résultat.

Le film se concentre fina­le­ment sur le débat public autour de la laï­ci­té qui oppo­se­rait une Tuni­sie décla­rée comme musul­mane et un État laïc.

Le débat a été mal posé. Décla­rer une Tuni­sie musul­mane : on peut décla­rer que quand il fait beau le ciel est bleu ! La Tuni­sie est musul­mane et je suis sur ce plan com­plè­te­ment d’ac­cord avec eux. Je suis musul­mane athée : je sais que je fais par­tie de cette culture au niveau de l’i­den­ti­té. Mais le pro­blème est poli­tique : on veut que ne se sou­mettent aux lois de la reli­gion que ceux qui le veulent, et donc sépa­rer l’É­tat de la reli­gion. Tout le monde doit se sou­mettre aux lois de la Répu­blique. C’est dans cette pers­pec­tive que je veux la laï­ci­té. Eux veulent que les lois de la reli­gion soient impo­sées à tous. Pour eux l’is­lam est poli­tique. Il y a peut-être main­te­nant une peur devant cette grande liber­té qu’il y ait un ou deux par­tis reli­gieux dans un pays où le peuple a pris l’ha­bi­tude de dif­fé­ren­cier la reli­gion et l’É­tat. Beau­coup de jeunes non poli­ti­sés ne com­prennent pas le débat car c’est ins­crit dans la socié­té : on revient en arrière avec ces isla­mistes qui veulent l’is­lam comme reli­gion d’É­tat. Il y avait une ambi­guï­té et ce débat doit avoir lieu dans l’as­sem­blée constituante.

Je lisais récem­ment les pro­pos d’une avo­cate algé­rienne qui insis­tait sur l’im­por­tance de la laï­ci­té, tant elle déter­mine ce qu’on dit aux jeunes filles, sou­mise à l’homme, etc.

Bien sûr. Gha­nou­chi ne va pas chan­ger les lois mais les pra­tiques dans la socié­té, si bien que dans dix ans on dira que la loi n’est plus conforme et qu’on la chan­ge­ra ! On sait com­ment on change une socié­té : il faut arrê­ter de nous prendre pour des bisou­nours ! Les juifs tuni­siens sont res­tés très atta­chés à la Tuni­sie, il y a des chré­tiens, des boud­dhistes, des athées. Même s’ils ne sont que 5 %, ils ont le droit de vivre en paix, et de toute façon la socié­té de vivre librement.

Sans comp­ter que la laï­ci­té pré­serve la diver­si­té d’une socié­té et assure ain­si sa cohé­sion, évi­tant de créer des mino­ri­tés qui fini­ront tou­jours par se rebel­ler si elles sont discriminées.

C’est ce que j’es­saye de faire pas­ser comme slo­gan à Tunis. J’ai mis mon film en strea­ming sur dai­ly­mo­tion en Tuni­sie, avec une phrase : la laï­ci­té pro­tège toutes les reli­gions et nous pré­serve des extré­mismes religieux.

Tu es aujourd’­hui sous le fait d’un pro­cès, suite à une plainte. Quel est l’ob­jet de cette plainte ?

Atteinte au sacré, aux bonnes mœurs et à un pré­cepte reli­gieux. C’est un avo­cat d’E­naah­da qui avait réus­si à faire blo­quer les sites por­nos sur inter­net deux mois après la révo­lu­tion alors que tout était ouvert, donc dans le sens d’une res­tric­tion de la liber­té. Il est allé sur un pla­teau de télé­vi­sion pour dire que j’a­vais insul­té l’is­lam et les musul­mans. C’est facile de m’in­sul­ter alors qu’ils ont réus­si à inter­dire mon film en Tuni­sie. Il y eut même des mani­fes­ta­tions contre moi. Ma meilleure défense, c’est mon film : les Tuni­siens qui le voient sont déçus car ils s’i­ma­gi­naient quelque chose de scan­da­leux. Je ne sais com­ment faire car les isla­mistes arrivent à retour­ner tout ce que je dis contre moi. Je n’ai que ma voix ! Je tiens le coup car je suis très sou­te­nue mais je n’ar­rive pas à média­ti­ser un dis­cours. La presse est rede­ve­nue comme sous Ben Ali, à faire des youyous à Gha­nou­chi en l’ap­pe­lant “Cheikh” sous toutes les coutures.

Tu te retrouves dans une grande soli­tude car tu affirmes au ciné­ma une vision sin­gu­lière : tu te mets à l’é­cran et assumes ta rela­tion avec les per­sonnes fil­mées dans une confron­ta­tion d’idées.

Mais n’é­tait-ce pas déjà le cas avant ? Je ne m’ins­cris pas dans un ciné­ma léché : je reste dans une liber­té totale, au risque de me trom­per. Le docu­men­taire donne une satis­fac­tion immé­diate : en le fai­sant, au mon­tage, etc. La fic­tion subit le car­can du scé­na­rio et au mon­tage du pro­jet alors qu’on n’a pas pu faire ce qu’on vou­lait par manque de moyens. Je tourne pra­ti­que­ment sans argent, sans être payée et avec du mal à finir le film, mais ça me cor­res­pond bien. Je ne vou­lais pas me plan­quer der­rière la camé­ra. On me deman­dait pour­quoi je n’al­lais pas voir untel ou untel, mais je fais un docu­men­taire pour don­ner mon avis. On oublie ce qu’a été le ciné­ma politique !

On a repro­ché au ciné­ma enga­gé de dire aux gens ce qu’ils devaient pen­ser mais on s’ex­ta­sie devant Michael Moore qui pense à la place du spec­ta­teur en frag­men­tant la parole des per­sonnes filmées.

J’es­saye de ne jamais cacher mon jeu. Même si je filme en disant que je ne filme pas, je garde à l’é­cran ma mani­pu­la­tion. Si je rentre dans un café de dé-jeû­neurs c’est pour qu’on ne puisse pas dire que cette réa­li­té n’existe pas. Dans Bed­win Hacker, on me disait que ce n’est pas vrai. Là, c’est le réel. Il me fal­lait fil­mer l’ar­gu­men­ta­tion qu’il y eut entre nous, même si je recon­nais qu’ils ont le droit de ne pas vou­loir être fil­més. J’ai bien sûr essayé de faire en sorte qu’on ne puisse pas recon­naître leurs visages.

Quand on te reproche de jeter de l’huile sur le feu, et de favo­ri­ser les isla­mistes, c’est fina­le­ment la ques­tion du com­pro­mis ou de la radi­ca­li­té de ses posi­tions qui est en jeu. Tu refuses le com­pro­mis, au risque de perdre le combat.

Oui, parce qu’en poli­tique, ce n’est pas grave de perdre. On peut faire des erreurs. L’im­por­tant, c’est d’en tirer les leçons. C’est l’é­chec pour la gauche en Tuni­sie, qui ne s’est même pas tenue à ses valeurs. Elle ne pour­ra même pas dire que la socié­té n’é­tait pas prête à accep­ter son dis­cours ! Elle n’a pas eu de dis­cours ! Comme si le peuple n’é­tait pas assez intel­li­gent pour débattre. Pour moi, tout est urgent, tout avance de front en même temps. Tout est lié. La liber­té de conscience est la pre­mière des liber­tés pour avoir la liber­té politique.

La Consti­tuante est élue pour un an avant de reve­nir aux urnes : est-ce le moment du débat public ?

Ils ont un an pour rat­tra­per les pots cas­sés. J’é­tais contre l’u­nion ou coa­li­tion natio­nale. On ne relè­ve­ra pas la Tuni­sie en un an. J’é­tais donc par­ti­sane du fait de les lais­ser gou­ver­ner, sachant que cela serait le chaos. En revanche, dans la Consti­tuante, l’op­po­si­tion pou­vait avoir 60 % car ils n’ont que 40 % des sièges. Cela per­met de s’op­po­ser aux lois iniques. S’il y a coa­li­tion, tout le monde va payer les pots cassés.

Source : afri­cul­tures