Entretien avec Frederick Wiseman

Réalisé par Charlotte Garson pour Cinéfeuille

Char­lotte Gar­son : Vos films néces­sitent-ils une longue période de repérage ?

Fre­de­rick Wise­man : Non, pour moi le repé­rage, c’est le tour­nage ! Or sur un tour­nage, je pense en termes de pla­ce­ment de la camé­ra (nous avons un lan­gage codé avec mon camé­ra­man et je prends moi-même le son), de cadrage ; dans cer­tains cas les choses se répètent « natu­rel­le­ment », par exemple dans Mis­sile, l’exercice de lan­ce­ment d’un mis­sile était accom­pli plu­sieurs fois (sans mis­sile bien sûr) par les étu­diantes-mili­taires de la base de la Stra­te­gic Air Force où je fil­mais : on a par­fois l’impression dans ce film que j’ai deux camé­ras, avec des plans en champ-contre­champ, mais j’utilise en fait plu­sieurs répé­ti­tions du même exer­cice et je mélange les rushes.

Au mon­tage je suis par­fois très sur­pris : une scène que je crois banale en la fil­mant peut s’avérer idéale pour résoudre un pro­blème sou­le­vé plus tard dans le tour­nage et que je n’avais pas pré­vu sur le moment. J’essaie de mettre en place une struc­ture dra­ma­tique, avec des pro­lepses, des mon­tées, des res­pi­ra­tions et de faire que les scènes entre­tiennent entre elles des cor­res­pon­dances, des échos. J’ai fini de mon­ter un film quand je sais pré­ci­sé­ment pour­quoi chaque plan est à telle place, donc quand chaque coupe y est moti­vée. Dans High School, la der­nière séquence monte le pro­vi­seur du lycée lisant en public une lettre d’un ancien élève com­bat­tant au Viet­nam. Ter­mi­ner ain­si le film, c’est peut-être per­mettre au spec­ta­teur de s’interroger sur le rap­port entre cette lettre et le type d’éducation qui a été mon­trée tout au long du film. À la fin de Domes­tic Vio­lence, un homme appelle la police parce qu’il sent que si sa concu­bine ne quitte pas son appar­te­ment, il va finir par la battre ; cette scène reprend des ques­tions qui ont été abor­dées par les femmes bat­tues réfu­giées dans le foyer et sou­ligne peut-être ce qui s’entend tout au long du film : le fos­sé entre la com­pli­ci­té affec­tive de ces femmes qui ont un mal fou à se déta­cher de leurs conjoints-agres­seurs, et en même temps la conscience qu’elles ont d’être mal­trai­tées. L’une des femmes avoue à la psy­cho­logue qu’elle a quit­té son mari quinze fois en deux ans… ce qui veut dire qu’elle est tout de même reve­nue qua­torze fois !

C. G. — Domes­tic Vio­lence repose en grande par­tie sur le dis­cours, très posi­tif, très revi­go­rant, de ces femmes bat­tues qui retrouvent leur voix au sein du foyer ; leur dis­cours si volon­taire n’est-il pas une répé­ti­tion (volon­ta­riste) de la parole des psy­cho­logues plu­tôt qu’une véri­table réso­lu­tion de leur problème ?

F. W. — En effet on peut tout à fait en venir à cette conclu­sion. Leur rhé­to­rique est une chose, mais leur pra­tique une autre. Cela dit, tous mes films n’accordent pas une aus­si grande impor­tance au dis­cours : Aspen [1991], Meat [1976], Pri­mate [1974] ou Zoo [1993] étaient beau­coup plus visuels, ges­tuels. Quand il est pos­sible de racon­ter une his­toire avec les seules images, j’essaie de le faire. Ce n’était pas pos­sible dans Domes­tic Vio­lence puisque le seul quo­ti­dien que je pou­vais fil­mer dans le foyer, ce n’était pré­ci­sé­ment pas la vie domes­tique de ces femmes : leur vie domes­tique était dans leurs récits, dans leurs mots.

De manière plus géné­rale, ce qui m’intéresse, c’est la façon dont on peut trans­po­ser à l’écran les abs­trac­tions qui existent en lit­té­ra­ture, la façon dont on peut expri­mer le temps qui passe, décrire les per­son­nages, révé­ler leurs traits domi­nants sans l’aide des mots (il m’est arri­vé, dans des confé­rences que j’ai don­nées, de com­pa­rer assez pré­ci­sé­ment le roman de George Conrad, The Case­wor­ker avec mon film Wel­fare [1975], qui traite du même sujet). Bien sûr l’alternative serait de poser des ques­tions aux gens, mais ce n’est abso­lu­ment pas le type de tra­vail qui m’intéresse, même si par­mi mes docu­men­taires favo­ris figurent ceux de Mar­cel Ophuls, entiè­re­ment basés sur des entretiens.

C. G. — Pour­quoi faire sou­vent le choix d’une uni­té de lieu alors que vous pour­riez suivre un cer­tain nombre de per­sonnes dans leur vie quo­ti­dienne (par exemple les béné­fi­ciaire de l’aide sociale dans Wel­fare, qui logent dans des hôtels de la Sécu)?

F. W. — Il m’est arri­vé de m’attacher moins à des lieux clos, comme dans Aspen ou Bel­fast, Maine [2000], ou encore Model [1980]: c’est le sujet qui jus­ti­fiait ce choix. Dans les autres cas, mul­ti­plier les lieux implique une mul­ti­pli­ca­tion des plans d’exposition (plan d’ensemble sur le bâti­ment, carac­té­ri­sa­tion des per­sonnes…); tout est à refaire à chaque séquence, et au bout du compte, on court davan­tage le risque d’un film super­fi­ciel. Pas­ser des heures dans un immeuble de la Sécu­ri­té sociale m’a per­mis de sug­gé­rer que les hié­rar­chies, les cloi­sons entre les « clients » et les employés ne sont pas étanches : les gens qui viennent tou­cher leur petit chèque men­suel ne sont d’ailleurs guère loin, dans leur niveau et leur mode de vie, des tra­vailleurs sociaux qui se chargent de leur cas.

D’autre part, un lieu pré­cis est non seule­ment inté­res­sant pour son archi­tec­ture mais aus­si pour l’ensemble des règles qui le régissent. À chaque fois j’observe la brèche entre le règle­ment et la façon dont il est appli­qué, entre l’idéologie qui les motive et la pra­tique qui par­fois les mine. Et puis je suis convain­cu que même en fil­mant cent heures comme je le fais, on ne pour­ra jamais « cou­vrir » un seul et même lieu, alors pour­quoi se disperser ?

Pro­pos recueillis par Char­lotte Gar­son, Nyon, avril 2002. Cine­feuille.