6 juillet 2006 / Des Images / par Patrick Leboutte / http://www.desimages.be
- Déjà s’envole la fleur maigre aurait dû faire de vous le grand nom du cinéma belge de l’après-guerre. Pourtant, bien que plébiscité par la critique et salué partout à l’étranger, le film est à peine sorti sur nos écrans. Quant à vous, vous disparaissez. Que s’est-il passé ?
Paul Meyer — Il s’est passé que dans ce pays on ne se relève jamais de l’accusation d’avoir trompé une émanation quelconque de l’état. C’est une faute impardonnable qui doit être sanctionnée. Déjà s’envole la fleur maigre était au départ une commande du ministère de l’Instruction Publique, qui m’avait chargé d’illustrer, par un court métrage documentaire, la bonne intégration des enfants de travailleurs immigrés dans le Borinage, la région des Charbonnages. J’avais reçu une avance de 250.000 francs sur un budget total de 650.000. Après plusieurs jours de tournage, je me suis aperçu que ce travail reposait sur l’idée préconçue que ces enfants ne connaissaient pas de problèmes d’adaptation. Or moi, je constatais tout le contraire, ce que j’avais pu remarquer en repérages parce qu’alors j’avais débarqué en pleine période de grèves et parce qu’une grève, ce n’est pas la vie quotidienne. Et là, tout à coup, la réalité me sautait au visage. Impossible de respecter la commande et de travestir les faits ; je ne pouvais tout de même pas réaliser un film de propagande.
J’ai donc voulu comprendre et montrer la réalité, condenser et reconstituer des choses vues. Et là, j’ai senti, avec toute l’équipe, que je glissais vers un long métrage de fiction. Je suis donc retourné voir le commanditaire pour lui dire à peu près ceci : « Ecoutez, ce sera un long métrage ; vous le gardez, il est à vous. Vous me donnez simplement l’argent prévu pour le court, pas un sou de plus, et je me charge du reste ». Il a refusé, m’accusant de détournement de fonds publics. Je me suis tout de même débrouillé pour finir le film, qui a beaucoup circulé à l’étranger. Alors l’administrateur général du ministère m’a convoqué pour me dire : « Votre machin est beau comme une grand-messe — c’était un catholique -, il est primé partout, mais que voulez-vous, il ne correspond pas à la commande ». Non seulement je n’ai pas touché le fric promis, mais son successeur, un socialiste du Borinage, m’a traîné devant la Cour des Comptes pour me forcer à rembourser mon avance. Et je vous prie de croire que j’en ai bavé.
- Où avez-vous trouvé l’argent pour terminer le film ? On a parlé de cinq millions…
P.M. — Oui, cinq millions. J’ai emprunté, on a tapé des gens. Mon ami, Maurice Taszman, un esprit tortueux qui s’occupait de l’administration, avait imaginé de vendre des scènes à des particuliers. Il leur proposait de financer telle ou telle partie du film, d’en être en quelque sorte le producteur moral.
- Comme un mécène passe commande à des peintres.
P.M. — Oui, sauf que le profit, pour eux, était purement symbolique ou sentimental. Evidemment, les scènes ne leur appartenaient pas ; il n’y avait même pas leur nom au générique. Mais enfin, en voyant le film, ils pouvaient dire à leur femme : « Tu vois, ma chérie, ça, c’est moi »… Un homme nous a beaucoup aidés, un petit capitaliste de la région qui possédait une brasserie à Dour. Il s’appelait Emile Cavenaile. Comme il avait la frustration de ne pas être artiste lui-même, il aidait les créateurs. Il avait installé une petite fabrique de céramique dans une annexe de son entreprise où oeuvraient les peintres Roger Somville et Edmond Dubrunfaut. Il nous a souvent passé de l’argent, sans demande de remboursement.
- Qui était Maurice Taszman ?
P.M. — Un vieux copain. Je lui disais : « Mon vieux, je peux encore tourner demain mais après, je n’ai plus de péloche ». Et il me répondait : « T’occupe pas, je vais arranger ça ». Il filait sur Bruxelles et revenait avec un bailleur de fonds. C’était ainsi presque tous les jours. On progressait par tâtonnements, toujours sur la corde raide. Mais c’est un film de copains, pas de professionnels. Beerblock, mon assistant, je suis allé le chercher chez un agent de change. La script, je l’ai piquée dans un labo de photo. Seuls étaient du métier l’opérateur et son assistant — que j’ai viré après trois semaines, il est aujourd’hui professeur à l’INSAS. C’est André Goeffers qui l’a remplacé, venu tout droit de l’IDHEC.
- On dit que vous avez passé votre vie à rembourser le film ?
P.M. — Exactement. Je n’ai pas tout remboursé encore.
- À l’heure où nous parlons (en 1990 n.d.l.r.), vous n’avez pas tout remboursé ?
P.M. — Qu’est-ce que vous imaginez ? Quand on n’a rien, c’est dur de rembourser. Vous empruntez mais avec les intérêts bancaires qui se cumulent, vous remboursez toujours plus. C’est sans fin. J’avais tous les huissiers à la maison. Par chance, ils ne trouvaient rien à saisir. A la fin, on se connaissait tellement qu’on aurait pu taper la carte. Pour toutes ces raisons, je suis entré à la télé. J’aurais mieux choisi en vendant des frites, je me serais sans doute plus enrichi. Parce qu’à la télé, on s’est souvenu de mon ancienne appartenance au Parti communiste, que j’avais pourtant quitté à la mort de Staline. Du coup, je fus le dernier nommé, six ans seulement avant l’âge de ma pension. Pendant des années, j’ai surtout pratiqué l’élastique : un reportage chez Franco puis trois mois de suspension, et ainsi de suite. J’ai surtout travaillé à la pièce. Pas l’idéal pour satisfaire mes créanciers.
- Déjà s’envole la fleur maigre a tué votre carrière…
P.M. — Certainement, pour une bonne part. La télé a fait le reste. Au début, je pensais encore pouvoir y réaliser des documentaires de type cinématographique. Mais j’étais naïf.
- Vous avez le sentiment d’une injustice ?
P.M. — Je m’en fous complètement. Je recommencerais demain. Le film existe, tout le reste n’est que contingences.
- Vous n’avez jamais pensé utiliser les nouvelles structures du cinéma belge pour déposer un projet ?
P.M. — Si, je me suis même renseigné sur les démarches à suivre. Quand j’ai appris qu’il fallait se doter d’une structure, déposer un projet en dix-sept exemplaires, se défendre et prouver ses capacités devant des commissions, patauger dans la bureaucratie, je me suis dit : « Mon vieux, c’est au-dessus de tes forces, ce n’est pas pour toi, laisse tomber ce bazar ». Je me contentais de quelques indications de déplacements, jamais d’interprétation car je voulais préserver leur attitude naturelle. Par exemple, lorsque Pozzetti, le rabatteur de bras, qui partait régulièrement en Sicile pour pêcher la main-d’oeuvre, accueille à la gare une nouvelle famille d’ouvriers-mineurs, je lui ai simplement dit : « Tu ne dépasses pas les marques tracées au sol ; pour le reste, tu les accueilles comme d’habitude ». Il s’est alors mis en scène comme jamais je n’aurais pu le faire.
- Qu’est-ce qui a vraiment fait basculer Déja s’envole la fleur maigre dans la fiction ?
P.M. — Je vous l’ai dit, le déplacement du sujet. Et puis sans doute aussi le paysage. J’ai été sidéré par la beauté des paysages et certaines matières : les crassiers, la terre craquelée, un décor qui dit plus que le simple dessin qu’il nous livre, un décor ambivalent qui dit à la fois le documentaire et la fiction. Par exemple, dans la scène du bal, quand les ouvriers grecs dansent le sirtaki, on voit à l’arrière-plan une espèce de terril. Bien sûr, ce terril, c’est l’expression de leur labeur quotidien, leur décor, leur cadre de vie ; c’est du documentaire. Mais pour moi, à ce moment, c’était aussi une montagne grecque, une montagne de là-bas, qui apaise la nostalgie des gens. Le terril changeait subitement de géographie et de nationalité, portait une part de rêve, devenait quelque chose de vivant. D’ailleurs, pour moi, un terril, c’est du déchet calciné de l’intérieur sur quoi repoussent des arbres et des herbes. C’est toute la symbolique du Borinage : ça crève et puis ça revit. Voilà ce qui me frappait dans ces paysages : le surréel, la surréalité de l’homme par rapport à sa fonction de producteur et par rapport au décor. Cette surréalité, on la retrouve par exemple dans le personnage du curé, d’ailleurs incarné par un grand échalas de poète surréaliste borain, ami d’Achille Chavée. J’étais certain qu’en l’affublant d’une soutane, il paraîtrait plus allongé encore, malhabile et emprunté. Cela me plaisait de souligner ainsi que ce prêtre n’était pas à sa place dans ce milieu.
- Storck a vu dans ce personnage une figure buñuélienne.
P.M. — Peut-être. N’empêche qu’il m’a fait couper la fin d’une scène, quand la voix du prêtre était parasitée par le chevrotement d’une chèvre. Moi, je trouvais ça drôle. Lui pas, il était furieux, il trouvait l’allusion de très mauvais goût. Je regrette d’avoir cédé par amitié, il faut assumer ses fautes de goût.
- Ce qui vous intéressait dans ce personnage, c’était la silhouette ?
P.M. — Oui, la silhouette, la forme, la matière, la sculpture.
- Déjà dans Klinkaart, vous filmiez les alignements de briques comme une sculpture d’art moderne.
P .M. — Le cinéma permet cela : travailler la matière comme un sculpteur.
- Je vous heurte si je vous dis que Déjà s’envole la fleur maigre me semble plus proche du constructivisme que du néoréalisme ? Chaque plan est terriblement composé.
P.M. — Pas du tout. Avant le cinéma, je m’occupais de théâtre. J’ai notamment construit des décors et des costumes. A cette époque, je réfléchissais beaucoup sur Meyerhold. J’ai ainsi conçu des maquettes de décors constructivistes, notamment pour Le cocu magnifique de Fernand Crommelynck, avec des macaronis et des bouts de fils électriques. Oui, la matière et les lignes. Mais on ne peut pas limiter le film à cela ; il y a toute la dimension sociale.
- Justement, à de rares exceptions près, comme celle du prêtre, chacun interprète son propre rôle. Il n’y a pas de comédiens ?
P.M. — Non, aucun comédien, pas même amateur. Seulement les gens du cru.
Comment les dirigiez-vous ?
P.M. — Je me contentais de quelques indications de déplacements, jamais d’interprétation car je voulais préserver leur attitude naturelle. Par exemple, lorsque Pozzetti, le rabatteur de bras, qui partait régulièrement en Sicile pour pêcher la main-d’oeuvre, accueille à la gare une nouvelle famille d’ouvriers-mineurs, je lui ai simplement dit : « Tu ne dépasses pas les marques tracées au sol ; pour le reste, tu les accueilles comme d’habitude ». Il s’est alors mis en scène comme jamais je n’aurais pu le faire. On le voit souhaiter la bienvenue, très affable, très onctueux, mais avec en permanence les mains derrière le dos, ne pensant pas une seconde à soulager les nouveaux arrivants de leurs paquetages. Cela, jamais je n’aurais pu l’inventer. Il s’est comporté comme dans la vie.
- Les dialogues n’étaient pas écrits ?
P.M. : Non, pas au tournage. Pour chaque scène, j’organisais d’abord une répétition. Je donnais le canevas, quelques conseils et le rappel des principaux éléments dramatiques, et les acteurs improvisaient, sans la caméra — simplement avec l’opérateur, nous en profitions pour trouver sa juste place. Puis je proposais quelques arrangements et cette fois on reprenait pour de bon. C’était donc leur texte, leur invention. C’est à Paris, où nous nous étions rendus pour la post-synchronisation — parce qu’en Belgique, on ne trouvait ni équipements ni comédiens spécialisés dans le doublage — que nous avons dû réécrire entièrement les dialogues. Parce que nous n’en possédions pas la moindre trace.
-Vous n’allez quand même pas me faire croire que vous n’aviez pas de son témoin ?
P.M. — Ben si. Dites-vous bien que nous étions complètement incompétents. Vous imaginez la tronche du gars à Paris ! Il me regarde, un peu hagard, et me dit : « Mais au moins la script a pris note des dialogues ? » Je lui réponds : « Ben non, de toute façon, nous n’aurions pas pu, on parle 36.000 langues dans ce film : il y a des Russes, des Polonais, des Siciliens, des Borains, il y a de tout ». Je vois mon homme s’effondrer, désespéré, sans solution. Mais on s’en est quand même sortis. Avec des traducteurs — des Italiens, des Grecs, des Russes de Paris — on a reconstitué le texte, grâce à mes indications et en faisant défiler le film sur une motocyclette, c’est-à-dire une visionneuse qui tournait à huit images/seconde et qui produisait un tintamarre épouvantable. On travaillait en suivant les mouvements des lèvres des personnages. Ainsi a‑t-on retrouvé le texte. Et c’est alors que je suis intervenu. J’ai dit à mes traducteurs : « Bon, cette phrase ne me plaît pas, pas assez forte, il faut trouver autre chose ». Par exemple : « Voilà un beau grand gaillard pour travailler dans la mine ».
- Même si la phrase d’origine était : « Sale temps pour la saison » ?
P.M. — Exactement. Mais évidemment il fallait que ça colle avec le mouvement des lèvres. Nous avons partiellement recomposé un nouveau texte. Même si je n’ai pas tout changé.
- Cela a dû vous coûter un os ?
P.M. — Le cinquième du budget final. Il y avait une armée de traducteurs et parfois, pour doubler les scènes de mômes, pas loin de septante gosses dans le studio. Cela a pris trois mois et, bien entendu, je n’ai jamais pu payer tout le monde.
- Je veux bien que vous me serviez un peu de café, parce que tout ce que vous me racontez est stupéfiant. Quand je pense que certains ont parlé du film comme d’un modèle de documentaire social !
P.M. — Même en reconstituant, je n’ai jamais eu le sentiment de sortir totalement du documentaire. Simplement, je traduisais. Il y a d’abord eu imprégnation du réel, puis recomposition de ce qu’on avait vu et vécu. C’est une condensation, une mise en fiction du réel. De toute façon, toute fiction qui ne posséderait pas sa part de documentaire est une fiction qui m’emmerde.
- La précarité financière qui pesait sur le tournage a‑t-elle influencé votre méthode de travail ?
P.M. — Forcément. D’abord peu de prises, trois maximum, puisque nous avions peu de pellicule. Ensuite peu d’intérieurs et pour ainsi dire pas d’ « extérieurs nuit » car , toujours par manque d’argent, nous n’avons pu disposer du matériel d’éclairage que pendant quelques jours. Pour la séquence finale, de nuit, celle qui voit Valentin, seul au pied de l’arbre, observer du dehors l’intimité d’une famille dans sa cuisine, nous nous sommes souvenus de L’espoir de Malraux. André Goeffers m’a rappelé cette scène où des phares de voiture éclairent de nuit une piste d’envol de fortune. Or nous n’avions plus d’éclairages et moi, je tenais à ma scène. On est allé chercher dans les environs tous les types qui possédaient une voiture et on leur a demandé de rappliquer pour éclairer l’endroit et orienter les phares vers l’enfant.
- Ce qui rehausse la scène d’une dimension poétique. La nuit est noire et tous les faisceaux de lumière convergent vers Valentin, inexplicablement éclairé, entouré d’un halo lumineux, comme prisonnier d’une mandorle.
P.M. — Mais cela, nous ne l’avions compris qu’après. Finalement, le style d’un film tient beaucoup aux conditions de tournage.
- On a l’impression que dans votre esprit, tout est déjà monté au moment du tournage.
P.M. — Ah oui, absolument. Quand je tourne, je sais toujours ce qui doit suivre ou précéder. Ce n’est pas un scénario, mais c’est dans ma tête. Je ne peux pas travailler comme Edmond Bernhard qui forge son film au montage.
- De quels cinéastes belges vous sentez-vous proches ?
P.M. — De Storck, pour le social et la générosité — le social du coeur — et de Charles Dekeukeleire, pour l’esthétique, les échappées surréalistes, la mise en carré de la lumière et des matières et — pourquoi ne pas le dire — un certain formalisme. Dekeukeleire est injustement méconnu. J’ai souvent parlé avec lui ; j’ai même achevé son film sur le nouveau bras de l’Escaut, près de Saint-Amand, parce qu’il était plus ou moins paralysé. C’était une commande pour laquelle il avait bouffé tout l’argent. J’ai dû avoir recours, là encore, à ma bonne vieille méthode et vendre des scènes à des particuliers ! Un jour, il m’a raconté comment il travaillait. Il chargeait son matériel de cinéaste sur une charrette à bras qu’il poussait à la main sur les pavés, parcourant quotidiennement trente ou quarante kilomètres à pied, et il filmait de temps en temps ce qui retenait son attention. Il m’a avoué avoir ainsi enfilé plus de deux mille kilomètres pour Thèmes d’inspiration, à la recherche de visages ou de paysages qui évoquaient en lui la grande peinture flamande.
- Vous-même, comment êtes-vous venu au cinéma ?
P.M. — Cela ne vous étonnera pas : pour des raisons d’argent. Je vous ai dit que je travaillais dans le théâtre. Après diverses expériences, je me suis engagé dans le théâtre pour enfants puis le théâtre politique. Et je me suis obstiné — c’est un de mes défauts, je n’ai jamais su m’arrêter à temps. Cela signifiait que j’avais des dettes de théâtre. Alors, comme il me fallait croûter, je suis allé frapper à la porte de la télévision qui, à l’époque, connaissait ses premiers balbutiements. Mon premier film, L’abbaye de la Cambre, était en fait une commande de la télévision flamande.
- Mais on ne passe pas commande à un type qui n’y connaît rien !
P.M. — Si, parce qu’aux débuts de la télévision, personne n’y connaissait rien. J’ai d’abord rencontré Bert Janssens, responsable du service des dramatiques à la télévision flamande, avec qui j’avais déjà travaillé au théâtre. Il m’a de suite engagé comme cameraman. Et je lui ai dit : « Mais enfin, je n’ai jamais vu de caméra de ma vie ». Il m’a répondu : « La plupart de nos cameramen non plus. On t’engage ». J’ai donc acheté une caméra — ça, je m’en souviens très bien : c’était mon premier emprunt auprès de la Kredietbank -, parce qu’alors caméraman, c’était comme garçon-coiffeur : il fallait venir avec ses ciseaux. On m’a envoyé filmer tous les extérieurs des dramatiques, expérience enrichissante car les réalisateurs désertant cette partie du tournage, j’avais de fait la responsabilité de la mise en scène.
- C’est curieux que vous évoquiez cette expérience, parce que dans certains extérieurs de Déjà s’envole la fleur maigre, disons les extérieurs « ménagers » — scènes de cour, scènes familiales, devant les maisons -, j’ai eu le sentiment que vous disposiez vos personnages comme dans le théâtre dialectal : le décor comme arrière-fond, la cour comme scène, la caméra frontale.
P.M. — C’est possible, d’ailleurs je dessinais des marques au sol. Ma manière de poser les gens dans l’image me vient sans doute du théâtre, c’est vrai. Le théâtre, c’est aussi un cadre, le cadre qui s’aplatit et sur lequel on marche. De plus, je ne suis pas partisan des bougeottes de la caméra, des travellings et de tous ces machins-là. Je préfère organiser le mouvement à l’intérieur de l’espace délimité par le cadre. Vous avez sans doute raison.
- Revenons à la télévision flamande.
P.M. — Oui, un jour, on me proposa de réaliser un documentaire sur l’abbaye de la Cambre et là, j’ai tout appris, grâce à la présence dans l’équipe de Willy Kurant. Il m’a conseillé en tout. Puis Paul Louyet, chef du Service Films, s’est mis dans la tête de produire des nouvelles télévisuelles. Il a pris quatre textes qu’il a proposé à quatre cinéastes : Henri Storck, Charles Dekeukeleire, Chuck Kerremans et moi. Budget : cinquante mille francs pour une vingtaine de minutes par film, en 35 mm sonore. Storck, en vieux routier, l’a envoyé paître : il avait compris qu’il y aurait laissé de sa poche. Kerremans a fait de même. Dekeukeleire a accepté, haletant à l’idée de tourner à nouveau et moi, qui n’y connaissais rien, je suis tombé dans le panneau. J’ai hérité de Klinkaart. J’étais convaincu que le sujet serait refusé par la direction bien pensante de la télévision. On m’a assuré du contraire, on m’a donné le feu vert mais les faits, bien plus tard, m’ont donné raison. Misère, que d’ennuis !
D’abord, il y a eu le montage. On a monté sans table, dans un réduit, chez Kurant. On prenait le film en main, à la lumière, on regardait et on disait : « Tiens, on couperait bien là ! » Et on coupait, et on collait. On a monté le film en positif de cette façon, tellement certains d’avoir été géniaux qu’on ne l’a même pas visionné.
Ensuite, il y a eu dérapage. A toute personne susceptible de monter le négatif, je ne pouvais rien demander : je leur devais de l’argent. Edmond Bernhard m’a refilé sa compagne : « Tu verras, elle est formidable. » On a vu : elle a cochonné le travail, il a fallu tout recommencer. Elle m’a avoué en pleurs qu’elle avait perdu les pédales, qu’elle avait seulement travaillé d’après l’image, pas au footage qu’elle trouvait énervant, et surtout qu’au lieu de mettre les plans en rouleaux et de les déposer dans un bac de protection, elle avait tout laissé traîner au sol. Ce qui expliquait les espèces de cercles incrustés comme des griffes à l’image : c’était la marque de ses talons aiguilles. Ensuite, le film fut présenté au Festival d’Anvers malgré l’opposition de la direction de la télévision. La projection a commencé avec une heure trente de retard, le temps de permettre au gouverneur de la province de faire intervenir le ministre de tutelle pour arracher l’autorisation. J’étais assis au milieu de la salle, au milieu du public qui attendait, sentant venir l’odeur du scandale. Dekeukeleire était à mes côtés, qui me tapotait les cuisses en disant : « Ben mon vieux, t’as réussi un beau coup. Ca, j’aurais bien voulu ». Joli coup en effet : j’avais tous les pontifes cléricaux sur le dos. J’ai encore tourné deux courts métrages, puis j’ai perdu ma place à la télévision.
- Klinkaart a tout de même été montré au Festival de Tours.
P.M. — Oui, là aussi, scandale. Un silence de plomb après la projection : ni sifflets ni applaudissements, rien. Je suis rentré à mon hôtel où je suis tombé sur Audiberti qui m’a dit : « Vous êtes un être scandaleux, Monsieur Meyer. Vous avez choqué tout le monde. Vous rendez-vous compte qu’en France, pour réaliser ce film, il aurait fallu l’accord de trois ministères et il ne passerait pas. Mes félicitations. » Puis est arrivé Godard, tout goguenard. Il est passé devant moi en ricanant : « Eh eh, eh, Monsieur Meyer, les deux orphelines… »