Entretien d’Hou Hsiao-hsien fait par Emmanuel Burdeau, 1999
Comment vous est venue l’idée de devenir cinéaste ?
J’ai toujours aimé regarder des films, mais enfant, je ne fréquentais que trois salles : celles où j’arrivais à resquiller. Mais bien-sûr cela n’exlique pas tout. La maison de mes parents était située à côté d’un temple taoïste où avait lieu des spectacles de marionnettes et des représentations d’opéra chinois. J’ai donc appris, dès mon enfance, un grand nombre de légendes tirées de l’histoire ancienne de la Chine. Je ne restais presque jamais à la maison, je passais le plus clair de mon temps, soit à jouer aux cartes, où à m’amuser à tirer sur les oiseaux avec un lance-pierre, où me bagarrer. Mais à vingt ans, il a bien fallu que je parte pour le service militaire. A sa sortie, sans travail, je me suis mis à voir de plus en plus de films. Jusqu’à ce que je me dise ” Je ne sais rien faire, il faut que je fasse des films.”
C’est donc pendant le service militaire que s’est accru et précisé votre goût pour le cinéma. Quel type de films voyiez-vous ?
J’ai continué à m’intéresser à toutes sortes de films. Mon regard s’est progressivement aguerri, de la même façon que, lisant beaucoup de romans, ma lecture s’est peu à peu modifiée.
Je me souviens en particulier d’avoir découvert en 1968 un film anglais à qui je dois ma décision de devenir cinéaste. On y oppose deux quartiers de Londres de part et d’autre de la Tamise, l’un riche, l’autre pauvre. Une jeune fille de bonne famille, avide d’indépendance, entreprend, bien que ses parents s’y opposent, de déménager en direction du quartier pauvre. Elle y rencontre un garçon dont elle tombe amoureuse et enceinte, puis avorte. Leur vie de couple est agitée, mais ils s’aiment. La police les arrête et le père de la jeune fille fait jouer ses relations pour lui rendre visite en prison. Il lui demande alors quel besoin elle avait de voler puisqu’elle aimait ce garçon.
Je n’ai pas revu ce film, mais je me souviens parfaitement de son histoire et de son fond sociologique. Ce qui m’a plu, c’est le fait qu’il joue sur l’opposition des classes, et mette en scène un garçon et une fille qui s’aiment en dépit de leurs différences d’opinions et de cultures.
Ou avez-vous passé votre enfance ?
Je viens d’une ville qui s’appelle Fengshan, la deuxième du pays juste après Tapei. Mon père qui était cantonais a quitté le continent pour Taiwan où il ne pensait rester qu’un an ou deux. Il était responsable de l’enseignement pour la province de Meixian et n’a pas tardé à aimer l’île, en partie parce que l’occupation japonaise en avait fait un pays plus développé que la Chine continentale. Quatre mois après son arrivée, il a décidé de tous nous faire venir. Ma famille était très proche de ce que je décris dans Un Temps pour vivre un temps pour mourir (1985).
Et comme A Ha, le héros du film, vous avez failli mal tourner, devenir un voyou voire un gangster ?
Oui, cela aurait été tout à fait possible. Mais il faut savoir qu’à cette époque on avait guère le choix : les rapports humains tournaient systématiquement aux rapports de force. Si je n’étais pas devenu cinéaste, j’aurais très bien pu mal tourner. Le cinéma m’a sauvé. Néanmoins, je crois qu’une chose m’en a préservé, c’est mon incapacité à menacer les gens. J’ai sans doute subi l’influence de mon père, dont tout le monde m’invitait à suivre l’exemple.
Autrement, et pour mentionner mes amis d’enfance, la plupart ont connu trois sortes de destin : soit ils ont été tués par balles ; soit ils sont morts d’overdose ; soit, ayant perdu tout leur argent, ils se sont suicidés.
A en croire Un Temps pour vivre un temps pour mourir, vos rapports avec votre père étaient distants ?
Effectivement, mon père a longtemps souffert des poumons et des bronches, il respirait difficilement. De ce fait il restait à sa table à lire et à écrire. Je m’en souviens comme quelqu’un d’assez austère avec qui j’ai finalement très peu parlé. S’il m’avait vu au moment où je quittais la maison pour aller au cinéma, il s’y serait très certainement opposé : selon la tradition chinoise, le théâtre, l’opéra et le cinéma sont des divertissements vulgaires réservés aux classes populaires.
En 1980, vous réalisez votre premier long métrage, Cute Girl. Cette année marque l’apparition de la Nouvelle Vague de Taiwan. Vingt ans après, quel souvenir en gardez-vous ?
La Nouvelle Vague se composait de quatre personnalités dont l’émergence était simultanée. Ensemble nous avons travaillé sur six ou sept films dont en général, j’écrivais le scénario, mais il arrivait aussi que nous interchangions les rôles. Ces films ont remporté un certain succès, dû au fait qu’ils traitaient d’histoire d’amour légères auxquelles s’ajoutait une certaine pointe d’originalité. Une fois ces films terminés, j’ai fait la connaissance de quatre autres cinéastes, Edward Yang, Jim Tao, Ke Yi-cheng et Chang Yi, qui tous revenaient des Etats-Unis où ils avaient fait leurs études, mais n’avaient encore jamais tourné. Ils arrivaient avec des idées nouvelles comme d’abandonner le Cinémascope pour le 1,85. Nous avions tous environ tous 35 ans. Le fait d’appartenir à la même génération a joué un rôle important dans l’émergence de cette Nouvelle Vague. Cette période a été très importante pour moi, ce sont ces cinéastes qui m’ont ouvert au cinéma européen. Ils n’arrêtaient pas d’évoquer les grands maîtres : Godard, Bresson, Pasolini, Fassbinder, Wenders. Dès qu’un de leurs films sortait en cassette, ils se précipitaient pour l’acheter, et nous le regardions ensemble. Dans leur jargon technique, ils me disaient “Tu vois, lui filme comme ceci, alors que toi tu fais ça…” J’ai vécu cela comme une expérience assez déstabilisante, qui m’a conduit à me poser toutes sortes de questions, alors qu’auparavant pour moi tout se faisait très naturellement. D’un seul coup, je me suis mis à m’interroger sur mon travail, sur le fond et la forme, l’art d’exprimer, les décalages, etc. C’est autour de mon film suivant Les Garçons de Fengkuei (1983), que se sont focalisées toutes les influences que j’ai reçues à ce moment-là.
Vous avez dit que l’important, dans Les Garçons de Fengkuei, avait été de reculer la caméra et que cela avait suffi à changer l’ensemble de votre cinéma. Pourtant, il y a dès vos premiers films, malgré leur aspect de comédie légère, une certaine distance, voire une indifférence de votre part envers ce qui se passe.
Jusqu’à présent, je n’ai pas réussi à m’expliquer entièrement pourquoi c’est ainsi que je procède. Je sais néanmoins que j’ai subi l’influence d’un vieux proverbe chinois emprunté à Confucius : “Regarder et ne pas intervenir”, “Observer et ne pas juger”.
Chaque chose, chaque personne est différente, a son propre milieu et son propre environnement. Il est donc vain et inutile de juger. Ce que je veux, c’est être au milieu, et simplement voir ce qui se passe à l’intérieur de chaque environnement. Je sais que je ne suis jamais qu’une subjectivité, mais je peux malgré tout essayer de me situer au milieu des choses sans imprimer la marque de ma subjectivité sur celle des autres. Inconsciemment je dois cette attitude à l’héritage de la culture chinoise.
Dès vos premiers films apparaît un thème central, celui du rapport de la ville à la campagne, avec sans doute une certaine préférence pour cette dernière.
Comme la plupart des Taiwanais de ma génération, j’ai grandi à la campagne. Jusque vers 1970, Taiwan était un pays essentiellement agricole, et c’est seulement ensuite que s’est développée l’industrie, à un rythme d’ailleurs très rapide, et qu’on a commencé à exporter des produits Made in Taiwan. Tous mes souvenirs de jeunesse sont des souvenirs de champs de cocotiers, d’arbres, de trains…ils ont trop comptés pour qu’on ne les retrouve pas dans mes films.
Il a fallu un certain temps pour que vous vous décidiez à filmer la vie moderne. D’abord dans La Fille du Nil (1987), puis un peu dans Good Men Good Women (1995), mais selon vous, c’est seul Goodbye South, Goodbye (1996), y a vraiment réussi. Est-ce qu’il y avait là pour vous une difficulté particulière et comment avez-vous levé cette difficulté ?
Quand on passe trop de temps dans un même endroit, on n’en voit plus ni la beauté ni la personnalité. Quant à lever cette difficulté, c’est une entreprise qui m’a pris beaucoup de temps et m’a donné beaucoup de mal. Le tournage de Goodbye South, Goodbye a duré 9 mois et j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois avant d’arriver à un résultat satisfaisant. Je voulais filmer le présent, capter ce qui se passait devant la caméra, mais je n’arrivais pas à me débarrasser de mes anciennes habitudes de cinéaste. J’ai été contraint de lutter pour oublier le passé et me concentrer uniquement sur ce qu’il y avait devant moi.
Vous parliez de la difficulté de filmer une réalité qu ‘on connaît de trop près. Que se passe-t-il lorsqu’on affaire à une réalité forcément séparée de toute expérience personnelle, comme cela a été le cas avec Les Fleurs de Shanghai (1998)?
L’obstacle le plus difficile dans la réalisation de ce film a plutôt concerné la forme. Comment restituer une ambiance ? Il faut trouver un moyen de retrouver et reconstituer une ambiance que nous n’avons pas connue. C’est une question à laquelle j’ai beaucoup réfléchi. Évidemment, je n’ignore pas que l’atmosphère du film n’est pas imitation fidèle de celle qui régnait dans les bordels d’antan. Je ne cherche pas à copier, mais à recréer quelque chose à partir du travail de l’imagination. Quant au fond, au contenu des Fleurs de Shanghai , aux relations entre les hommes et les femmes qui y sont dépeintes, j’ai rencontré des difficultés bien moindres puisque cela fait partie d’une tradition chinoise toujours en vigueur.
Les Garçons de Fengkuei (1983) est votre quatrième film, et le premier à porter véritablement la marque de votre style. Il coïncide également avec votre rencontre avec l’écrivain Chu Tien-wen qui depuis a été la scénariste de vos films ? Quel rôle a‑t-elle joué dans cette rupture et l’affirmation de votre style ?
Je la connaissais avant, mais concernant Les Garçons de Fengkuei, nous avons d’abord parlé ensemble du projet, évoqué mes sentiments et mes souvenirs, et à partir de nos discussions, elle a écrit un roman sur lequel nous avons ensuite travaillé et dont nous avons tiré un scénario. J’étais alors sous l’influence déstabilisatrice de mes amis revenus des Etats-Unis, et je ne savais pas du tout comment réaliser un film. J’en ai parlé à Chu Tien-wen qui, étant écrivain et littéraire de formation, ne comprend pas grand chose aux problèmes techniques du cinéma. Mais elle a eu l’idée de me conseiller la lecture des mémoires de Chen Chong-wen, et c’est l’angle de vue de ce livre, sa vision panoramique sur les événements qui m’a éclairé pour la réalisation des Garçons de Fengkuei. Bien qu’elle soit écrivain, nous sommes très proches, sans doute parce que nous avons subi les mêmes influences. Nous aimons les mêmes choses, avons les mêmes idées. Toute sa famille est composée d’écrivains, et la plupart de ses amis appartiennent à ce milieu. Les miens au contraire appartiennent à celui du cinéma. Pour cette raison, l’espace qu’elle m’offre est très intéressant : un espace que je ne connais pas mais qui est en même temps voisin du mien.
Quatre de vos films, Les Garçons de Fengkuei (1983), Un Été chez Grand-père (1984), Un Temps pour vivre un temps pour mourir (1985) et Poussières dans le vent (1986) sont très proches les uns des autres et décrivent la même chose : le passage à l’âge adulte et à la maturité. Pourquoi avoir consacré quatre films à un même épisode ?
Avant Les Garçons de Fengkuei, je faisais du cinéma en professionnel, à partir des films que j’avais vus. Les Garçons de Fengkuei est le premier film où j’ai fait preuve d’une force créatrice propre. J’ai toujours pensé que cet apprentissage personnel passait forcément par un travail sur ma propre mémoire. Il fallait que j’acquière une connaissance approfondie de moi-même et de tout ce que je portais en moi. Or jamais auparavant je ne m’en étais réellement soucié. Mais une autre raison intervient : ces quatre films sont contemporains de l’éclosion de la Nouvelle Vague taiwanaise, et les cinéastes taiwanais du passé ne s’étaient jamais intéressés à l’histoire de Taiwan ou à leur propre expérience de Taiwanais. Nous étions les premiers à le faire. Edward Yang et Wan Jen faisaient des films proches des miens, travaillés par la même question : qu’est-ce qu’être taiwanais ?
Engagé dans ce processus, le cinéma ne faisait que rattraper son retard sur la littérature : dix ans auparavant était apparue une sorte de Nouvelle Vague littéraire composée d’écrivains racontant leur jeunesse et leur expérience. Ce retard du cinéma tenait en partie aux lourdeurs de l’industrie cinématographique et au fait que le cinéma a toujours attiré, davantage que la littérature, l’attention de la presse et de la censure. Sur nos tournages, nous recevions toujours la visite de la censure.
Bien que ces quatre films forment une espèce de bloc, voyez-vous entre eux des différences formelles ?
Comme je vous l’ai déjà dit, avant Les Garçons de Fengkuei, je faisais du cinéma sans réfléchir. Au stade du scénario, je savais déjà parfaitement comment filmer. Puis les problèmes sont arrivés, puis je m’en suis remis entièrement à mes souvenirs. Et ce n’est qu’avec le dernier, Poussières dans le vent, que je crois avoir atteint la maturité, pour cette période en tout cas. J’ai enfin compris que lorsqu’on filme, que ce soit une personne ou une chose, il émane de ce qu’on filme un sentiment. Mon travail de cinéaste est simplement de saisir le sentiment qui émane de ce que je filme. Malgré tout, l’étape décisive a eu lieu avec Les Garçons de Fengkuei. Pendant le montage, mes collaborateurs et moi sommes allés voir A bout de souffle à la Cinémathèque. Avec mon monteur, nous avions jusque-là des idées très classiques sur l’utilisation des plans larges, moyens et rapprochés, nous montions selon des règles très strictes. Ce qui a été révélateur pour nous dans A bout de souffle, c’est la façon dont Godard détruit ce système. Il filme simplement l’émotion, indépendamment de la taille du plan, et d’ailleurs dans son film la plupart des plans ont le même cadrage. Nous avons cherché à faire de même avec Les Garçons de Fengkuei. J’ai donc entrepris une remise une question complète de ma pratique de cinéaste, et révisé toutes les idées qu’auparavant j’acceptais de manière consciente.
Vous parlez de la nécessité de capter ce qui émane des choses que l’on film. Pourtant votre cinéma — narration et montage — va toujours vers plus de sophistication. Comment se conjuguent ces deux mouvements : plus de simplicité d’un côté, plus de complexité dans l’autre ?
Tout cela est lié. Quand on décide de filmer les gens et les choses, on s’aperçoit qu’ils sont beaucoup plus complexes et plus riches qu’on l’avait d’abord cru. Si j’entreprends de décrire la relation entre deux personnes, à un moment ou à un autre je vais être contraint de reconnaître que cette relation dépasse le simple jeu de causalité sociale ou psychologique. Ce n’est pas que ce jeu soit faux : simplement il y a beaucoup plus que cela, beaucoup plus dans une relation que l’expression d’un rapport de cause à effet. Un grand nombre d’éléments plus ou moins secondaires interviennent. J’ai ainsi compris que si on veut exprimer un contenu, il faut le tourner dans tous les sens, en modifier à la fois le coeur et les contours. Je crois qu’il y a deux manières pour un artiste de se comporter vis-à-vis du monde. La première est directe : l’artiste exprime son enthousiasme envers une personne, un paysage, etc ; il va vers les choses. La seconde est au contraire plus à l’écart, plus froide : l’artiste observe le monde de loin. Depuis l’enfance, j’ai le sentiment intime de cette distinction et je crois que je le dois à mon expérience familiale. Chez moi, l’ambiance était extrêmement lourde, mais en même temps tranquille : mon père étant malade, on ne parlait quasiment pas, ma mère elle-même était très silencieuse, et cela m’amenait très souvent à sortir pour voir le monde extérieur. Mais quand je sortais, j’emportais avec moi l’ambiance de la maison.
Chu Tien-wen semble soucieuse du rôle qu’elle a pu jouer dans l’évolution qu’a connue votre cinéma du naturel vers la sophistication. En ressentez-vous également les risques et les dangers ?
Tout processus de maturation comporte ce risque. Deux points de vue se conjuguent alors : ce qu’on voit et l’idée qu’on en a. Un jeune traverse un fleuve sans réfléchir tandis que les plus vieux, le regardant, s’étonnent qu’il puisse courir un tel danger. En art c’est pareil, mais il faut faire attention à ne pas finir par plaquer ses idées sur les choses qu’on filme, comme tant de réalisateurs. Résultat, on ne respire plus, plus rien ne se passe. Il y a trois ans, j’ai rencontré Akira Kurosawa, et ensemble nous avons parlé de mes films. Il se disait très étonné par le fait que des personnages secondaires puissent passer dans le champ devant les personnages principaux. Lui, dans ses films, suivait plus ou moins le système hollywoodien : il tournait en studio avec des stars. Pour ma part je ne tourne presque jamais en studios, et la plupart de mes acteurs n’en sont pas. J’ai compris en parlant avec lui que je n’avais fait que coller à la réalité.
Qu’est-ce que Chu Tien-chen a apporté à votre cinéma ?
Souvent j’essaie de m’imaginer ce que serait devenu votre cinéma si je ne l’avais pas rencontrée. Je suis sûre au moins d’une chose : elle aurait gagné beaucoup plus d’argent.
Ce qu’elle m’apporte ou plutôt ce que nous nous apportons réciproquement, c’est ce que j’appellerais l’attitude créatrice : la façon de regarder les gens et les choses. Moi depuis toujours, je vis dans le monde ordinaire, j’ai cet enthousiasme envers les gens. Je ne me considère pas au-dessus de qui que ce soit : je sais que toutes les vies se valent, je me sens sur un pied d’égalité avec tout le monde. C’est cela avoir une attitude créatrice. Si je filme les gens, c’est toujours à leur hauteur, mais en changeant sans cesse d’angle afin de saisir les différences aux arrières-plans.
Mais elle m’a aussi apporté un point de vue féminin sur le monde. Elle m’a permis de comprendre les femmes, leur place dans la société etc. Toutes choses qu’avec mon point de vue d’homme je ratais en partie. C’est donc elle qui a rendu possible les films comme Les Fleurs de Shanghai, ou même Good Men Good Women, où le personnage féminin est très important. Dans ce domaine, c’est à elle que je dois la maturité de mon regard.
Vous redoutez en général de tourner avec des acteurs professionnels. Ne pourriez-vous faire comme Wong Kar-wai, qui fait tant et tant répéter ses acteurs qu’ils finissent par en perdre leurs réflexes et leurs habitudes, tout ce qu’il peut y avoir d’automatique et de professionnel dans leur jeu ?
C’était la méthode de Bresson. Quand il employait des acteurs professionnels, ce qui était assez rare, il procédait ainsi. C’est aussi comme cela que j’ai travaillé dans Les Fleurs de Shanghai. L’acteur qui m’a donné le plus de difficultés, celui qui est le plus solidement installé à l’intérieur de sa pratique habituelle d’acteur, c’est Tony Leung. Il faut dire qu’il est une star et a atteint un tel niveau de notoriété qu’il vit constamment au top, dans la jet-society, complètement coupé des réalités. J’ai d’abord dû vaincre en lui beaucoup de résistances.
Il y a dans Goodbye South, Goodbye de nombreuses scènes de déplacement de voiture, en moto et en train. Ces scènes font penser aux fameux “plans vides” des films d’Ozu, dont on a coutume de dire qu’ils présentent “un peu de temps à l’état pur”. Etes-vous d’accord ?
Il y a peut-être quelque chose d’équivalent. Ces scènes, pour moi, sont d’abord des moments de respiration qui s’expliquent par les conditions très concrètes du tournage. Nous ne cessions pas de nous déplacer à l’intérieur et aux alentours de Tapei, et nous passions beaucoup de temps sur la route. Dans ces moments-là, un espace libre se crée où on ne fait rien mais où les pensées deviennent très importantes.
Au début de Good Men Good Women, la télévision, dans l’appartement de l’héroïne, diffuse un film d’Ozu. Quelle est l’influence de son cinéma sur le vôtre ? Qu’aimez-vous chez lui ?
Si Ozu apparaît dans ce film, c’est bien-sûr parce que c’est un cinéaste que j’aime beaucoup. Mais ce n’est pas la seule explication : il faut aussi tenir compte du film dans lequel s’inscrit cet extrait. Au début, l’actrice s’apprête à interpréter le rôle d’une jeune femme des années cinquante. Le réalisateur du film dans le film lui conseille donc, avant que le tournage ne commence, de voir ce film qui fait partie du monde imaginaire dont elle doit se pénétrer pour rentrer dans la peau de son personnage. J’aime beaucoup qu’Ozu ait toujours fait des films autour des mêmes thèmes, mais que sa façon de filmer, elle, ait traversé des stades différents.
Quel sens donnez-vous au titre Goodbye South, Goodbye ?
Par “sud”, ou plutôt “pays du sud”, j’entends ceci : Taiwan a longtemps été le sud d’autres pays, de la Chine — c’est d’ailleurs ainsi, “le Sud”, que les Chinois appelaient Taiwan — et du Japon. Son identité lui a toujours plus ou moins été volée par l’extérieur. Maintenant Taiwan a atteint un certain degré d’indépendance, possède son propre destin, vit sa propre vie, mais malgré tout, ses habitants ont du mal à assumer ce destin, et font très souvent le projet d’émigrer, sans d’ailleurs parvenir à le mener à bien. Les personnages de Goodbye South, Goodbye sont dans cette situation. Ils trouvent Taiwan bordélique, mais ils n’arrivent pas à le quitter, ils sont attachés à cet endroit. D’où les contradictions à l’intérieur desquelles ils se noient.
Les Fleurs de Shanghai utilise deux partis-pris formels, le plan-séquence et le fondu au noir. Vous ne vous étiez jamais donné, auparavant, de partis pris aussi contraignants. Pourquoi ?
Ces partis-pris sont en effet très tranchés, mais se déduisent assez naturellement du ton général et de la structure du roman. Il s’agit d’un journal tenu quotidiennement par une prostituée, qui n’a en rien la forme et l’élan d’un roman d’amour ou d’une histoire classique, et s’approche bien davantage d’un document. Le plan-séquence m’a paru la forme la plus appropriée pour traiter chaque moment de manière séparée et autonome. Quant aux fondus au noir, leur justification est sensiblement la même, avec cette nuance supplémentaire qu’ils permettent de jouer sur le fait que deux scènes successives se passent, soit dans un même lieu, soit au même moment.
Les Fleurs de Shanghai introduit une sorte de renversement dans votre oeuvre. Auparavant vous filmiez des choses très différentes que vous vous employiez à égaliser, dont vous montriez en tout cas, l’unité générale. Vous faites ici l’invers e : vous partez d’un matériau unifié — les appartements des prostituées. Leurs histoires avec leur client — au sein duquel ensuite, vous insistez sur les écarts et les différences.
C’est vrai. Mes films précédents étaient organisés autour d’un seul personnage ou d’un seul groupe de personnage. De là venait leur unité. Dans Les Fleurs de Shanghai, il y a trois groupes différents, centrés autour de trois femmes différentes, chacune ayant une personnalité particulière. Je ne travaille pas de la même façon sur l’unité et sur la différence.
Vous aviez un projet intitulé Tapei Blues.
Il devait être tourné avec Takeshi Kitano dans le rôle principal, mais pour l’instant ce projet est abandonné.
C’est ce film dont le sujet devait être “L’action” ?
Si vous regardez bien mes films, vous vous apercevez que la plupart du temps, je filme ce qui vient avant ou après l’action, mais très rarement l’action elle-même. Si deux personnes s’engueulent, je ne montre pas le moment de l’engueulade, juste comment on y arrive et ce qui se passe après. Avec Kitano, j’aurais voulu filmer l’action. Comme il n’est pas disponible en ce moment, je travaille à un autre projet inspiré par mes rencontres avec des jeunes de Taiwan. Ensemble nous discutons de leurs amours, de leur vie quotidienne, de leurs désirs…
Parlons de vos activités de producteur. Depuis quand la maison de production où nous sommes existe-t-elle ?
Depuis 1981, d’abord sous le nom de Dix mille jeunesses, puis Marlboro puis enfin 3H. A l’origine, nous étions quatre, puis deux et maintenant je suis seul. C’est un processus naturel : on commence à travailler ensemble, puis les divergences de points de vue artistiques apparaissent.
Quelles relations avez-vous avec les jeunes cinéastes taiwanais ?
La plupart ont fait leurs études aux Etats-Unis. Une fois rentrés à Taiwan, ils n’utilisent pas ce qu’ils voient autour d’eux pour faire leurs films. Ils ont la tête pleine de théories et ne quittent pas l’univers des études de cinéma. Ils ne savent pas approcher la vie : voilà ce que je leur reproche. Ils veulent tout de suite faire des films très compliqués. Alors que quand on débute, plus c’est simple, plus c’est mieux. Je leur conseille le 16 mm et j’essaie de les dissuader d’utiliser les acteurs les plus célèbres sachant qu’ils ne se rendront pas disponibles pour travailler avec des débutants. Je leur conseille également de ne pas s’entourer d’une grande équipe. C’est une perte de temps : la direction d’une équipe importante exige une certaine expérience. Mais beaucoup de jeunes, hélas, ne tiennent pas compte de mes conseils.
A l’époque où j’ai débuté je ne connaissais aucun réalisateur célèbre. Je regrette que les jeunes ne collent pas au présent de Taiwan. Mais je tiens à préciser qu’à 3H, on ne refuse personne, c’est très important. Je propose, je n’impose jamais. Il nous arrive d’aider des cinéastes dont nous ne partageons pas les choix. D’après moi, les meilleurs films sont faits par ceux qui ne viennent pas nous trouver dès la naissance de leur projet, parce qu’ils savent ce qu’ils font. Les meilleurs films, je les vois au montage, pas avant.
Pour quelle raison êtes-vous personnellement si attaché à la mémoire de Taiwan ?
Les jeunes sont complètement pris dans la société de consommation. Aujourd’hui Taiwan doit son identité à la politique et à l’économie. Les jeunes ne sont pas du tout raccrochés au passé de l’île, parce que la culture, aujourd’hui, est à part, sans lien avec l’économie et la politique. J’aimerais rendre cette culture plus proche et plus sensible à la jeunesse. Or l’image, et non les livres, est devenue le premier moyen d’expression culturelle. Mon souhait est de faire passer ce patrimoine culturel dans l’image. Mais je sais que ce n’est qu’une étape et j’espère que les gens décideront de creuser, d’aller plus loin. J’entends simplement éveiller la curiosité.
Pourtant, vous vous intéressez de plus en plus à des sujets contemporains ?
Dès le départ, j’ai compris que le plus important est l’observation de la vie extérieure. Les trois films commerciaux que j’ai d’abord tournés participaient déjà à cette recherche : essayer de dégager la vérité de ce qui émane du réel. Par la suite j’ai effectué une sorte de retour sur moi-même, porté de l’attention à ma famille, à moi-même, afin de comprendre pourquoi je suis ce que je suis. J’ai toujours voulu approfondir la vérité de mon expérience, une expérience d’abord extérieure dans mes premiers films, puis intérieure dans mes films autobiographiques. Pour créer, il ne surtout pas partir de quelque chose de cérébral ou d’imaginaire, il ne faut pas partir de l’océan du cerveau. La créativité vient toujours du dehors. Mes films naissent de la rencontre entre moi-même et cette vérité de l’extérieur. Il faut rendre à l’extérieur sa vérité. Dans ma carrière, l’histoire de Taiwan est derrière moi. J’ai encore beaucoup de choses à dire sur le passé mais en tant que producteur seulement. Aujourd’hui, en tant que cinéaste, je veux filmer le présent.
Extraits d’entretien d’HHH réalisé par Emmanuel Burdeau à Tapei en juillet 1999. Traduit du Chinois (mandarin) par Raphaël Denamesse.