Entretien d’Hou Hsiao-hsien fait par Emmanuel Burdeau, 1999

Hou Hsiao-hsien: Pour créer, il ne surtout pas partir de quelque chose de cérébral ou d'imaginaire, il ne faut pas partir de l'océan du cerveau. La créativité vient toujours du dehors.

Entre­tien d’Hou Hsiao-hsien fait par Emma­nuel Bur­deau, 1999

Com­ment vous est venue l’i­dée de deve­nir cinéaste ?

J’ai tou­jours aimé regar­der des films, mais enfant, je ne fré­quen­tais que trois salles : celles où j’ar­ri­vais à res­quiller. Mais bien-sûr cela n’ex­lique pas tout. La mai­son de mes parents était située à côté d’un temple taoïste où avait lieu des spec­tacles de marion­nettes et des repré­sen­ta­tions d’o­pé­ra chi­nois. J’ai donc appris, dès mon enfance, un grand nombre de légendes tirées de l’his­toire ancienne de la Chine. Je ne res­tais presque jamais à la mai­son, je pas­sais le plus clair de mon temps, soit à jouer aux cartes, où à m’a­mu­ser à tirer sur les oiseaux avec un lance-pierre, où me bagar­rer. Mais à vingt ans, il a bien fal­lu que je parte pour le ser­vice mili­taire. A sa sor­tie, sans tra­vail, je me suis mis à voir de plus en plus de films. Jus­qu’à ce que je me dise ” Je ne sais rien faire, il faut que je fasse des films.”

C’est donc pen­dant le ser­vice mili­taire que s’est accru et pré­ci­sé votre goût pour le ciné­ma. Quel type de films voyiez-vous ?

J’ai conti­nué à m’in­té­res­ser à toutes sortes de films. Mon regard s’est pro­gres­si­ve­ment aguer­ri, de la même façon que, lisant beau­coup de romans, ma lec­ture s’est peu à peu modifiée.

Je me sou­viens en par­ti­cu­lier d’a­voir décou­vert en 1968 un film anglais à qui je dois ma déci­sion de deve­nir cinéaste. On y oppose deux quar­tiers de Londres de part et d’autre de la Tamise, l’un riche, l’autre pauvre. Une jeune fille de bonne famille, avide d’in­dé­pen­dance, entre­prend, bien que ses parents s’y opposent, de démé­na­ger en direc­tion du quar­tier pauvre. Elle y ren­contre un gar­çon dont elle tombe amou­reuse et enceinte, puis avorte. Leur vie de couple est agi­tée, mais ils s’aiment. La police les arrête et le père de la jeune fille fait jouer ses rela­tions pour lui rendre visite en pri­son. Il lui demande alors quel besoin elle avait de voler puis­qu’elle aimait ce garçon.

Je n’ai pas revu ce film, mais je me sou­viens par­fai­te­ment de son his­toire et de son fond socio­lo­gique. Ce qui m’a plu, c’est le fait qu’il joue sur l’op­po­si­tion des classes, et mette en scène un gar­çon et une fille qui s’aiment en dépit de leurs dif­fé­rences d’o­pi­nions et de cultures.

Ou avez-vous pas­sé votre enfance ?

Je viens d’une ville qui s’ap­pelle Feng­shan, la deuxième du pays juste après Tapei. Mon père qui était can­to­nais a quit­té le conti­nent pour Tai­wan où il ne pen­sait res­ter qu’un an ou deux. Il était res­pon­sable de l’en­sei­gne­ment pour la pro­vince de Meixian et n’a pas tar­dé à aimer l’île, en par­tie parce que l’oc­cu­pa­tion japo­naise en avait fait un pays plus déve­lop­pé que la Chine conti­nen­tale. Quatre mois après son arri­vée, il a déci­dé de tous nous faire venir. Ma famille était très proche de ce que je décris dans Un Temps pour vivre un temps pour mou­rir (1985).

Et comme A Ha, le héros du film, vous avez failli mal tour­ner, deve­nir un voyou voire un gangster ?

Oui, cela aurait été tout à fait pos­sible. Mais il faut savoir qu’à cette époque on avait guère le choix : les rap­ports humains tour­naient sys­té­ma­ti­que­ment aux rap­ports de force. Si je n’é­tais pas deve­nu cinéaste, j’au­rais très bien pu mal tour­ner. Le ciné­ma m’a sau­vé. Néan­moins, je crois qu’une chose m’en a pré­ser­vé, c’est mon inca­pa­ci­té à mena­cer les gens. J’ai sans doute subi l’in­fluence de mon père, dont tout le monde m’in­vi­tait à suivre l’exemple.
Autre­ment, et pour men­tion­ner mes amis d’en­fance, la plu­part ont connu trois sortes de des­tin : soit ils ont été tués par balles ; soit ils sont morts d’o­ver­dose ; soit, ayant per­du tout leur argent, ils se sont suicidés.

A en croire Un Temps pour vivre un temps pour mou­rir, vos rap­ports avec votre père étaient distants ?

Effec­ti­ve­ment, mon père a long­temps souf­fert des pou­mons et des bronches, il res­pi­rait dif­fi­ci­le­ment. De ce fait il res­tait à sa table à lire et à écrire. Je m’en sou­viens comme quel­qu’un d’as­sez aus­tère avec qui j’ai fina­le­ment très peu par­lé. S’il m’a­vait vu au moment où je quit­tais la mai­son pour aller au ciné­ma, il s’y serait très cer­tai­ne­ment oppo­sé : selon la tra­di­tion chi­noise, le théâtre, l’o­pé­ra et le ciné­ma sont des diver­tis­se­ments vul­gaires réser­vés aux classes populaires.

En 1980, vous réa­li­sez votre pre­mier long métrage, Cute Girl. Cette année marque l’ap­pa­ri­tion de la Nou­velle Vague de Tai­wan. Vingt ans après, quel sou­ve­nir en gardez-vous ?

La Nou­velle Vague se com­po­sait de quatre per­son­na­li­tés dont l’é­mer­gence était simul­ta­née. Ensemble nous avons tra­vaillé sur six ou sept films dont en géné­ral, j’é­cri­vais le scé­na­rio, mais il arri­vait aus­si que nous inter­chan­gions les rôles. Ces films ont rem­por­té un cer­tain suc­cès, dû au fait qu’ils trai­taient d’his­toire d’a­mour légères aux­quelles s’a­jou­tait une cer­taine pointe d’o­ri­gi­na­li­té. Une fois ces films ter­mi­nés, j’ai fait la connais­sance de quatre autres cinéastes, Edward Yang, Jim Tao, Ke Yi-cheng et Chang Yi, qui tous reve­naient des Etats-Unis où ils avaient fait leurs études, mais n’a­vaient encore jamais tour­né. Ils arri­vaient avec des idées nou­velles comme d’a­ban­don­ner le Ciné­ma­scope pour le 1,85. Nous avions tous envi­ron tous 35 ans. Le fait d’ap­par­te­nir à la même géné­ra­tion a joué un rôle impor­tant dans l’é­mer­gence de cette Nou­velle Vague. Cette période a été très impor­tante pour moi, ce sont ces cinéastes qui m’ont ouvert au ciné­ma euro­péen. Ils n’ar­rê­taient pas d’é­vo­quer les grands maîtres : Godard, Bres­son, Paso­li­ni, Fass­bin­der, Wen­ders. Dès qu’un de leurs films sor­tait en cas­sette, ils se pré­ci­pi­taient pour l’a­che­ter, et nous le regar­dions ensemble. Dans leur jar­gon tech­nique, ils me disaient “Tu vois, lui filme comme ceci, alors que toi tu fais ça…” J’ai vécu cela comme une expé­rience assez désta­bi­li­sante, qui m’a conduit à me poser toutes sortes de ques­tions, alors qu’au­pa­ra­vant pour moi tout se fai­sait très natu­rel­le­ment. D’un seul coup, je me suis mis à m’in­ter­ro­ger sur mon tra­vail, sur le fond et la forme, l’art d’ex­pri­mer, les déca­lages, etc. C’est autour de mon film sui­vant Les Gar­çons de Feng­kuei (1983), que se sont foca­li­sées toutes les influences que j’ai reçues à ce moment-là.

Vous avez dit que l’im­por­tant, dans Les Gar­çons de Feng­kuei, avait été de recu­ler la camé­ra et que cela avait suf­fi à chan­ger l’en­semble de votre ciné­ma. Pour­tant, il y a dès vos pre­miers films, mal­gré leur aspect de comé­die légère, une cer­taine dis­tance, voire une indif­fé­rence de votre part envers ce qui se passe.

Jus­qu’à pré­sent, je n’ai pas réus­si à m’ex­pli­quer entiè­re­ment pour­quoi c’est ain­si que je pro­cède. Je sais néan­moins que j’ai subi l’in­fluence d’un vieux pro­verbe chi­nois emprun­té à Confu­cius : “Regar­der et ne pas inter­ve­nir”, “Obser­ver et ne pas juger”.

Chaque chose, chaque per­sonne est dif­fé­rente, a son propre milieu et son propre envi­ron­ne­ment. Il est donc vain et inutile de juger. Ce que je veux, c’est être au milieu, et sim­ple­ment voir ce qui se passe à l’in­té­rieur de chaque envi­ron­ne­ment. Je sais que je ne suis jamais qu’une sub­jec­ti­vi­té, mais je peux mal­gré tout essayer de me situer au milieu des choses sans impri­mer la marque de ma sub­jec­ti­vi­té sur celle des autres. Incons­ciem­ment je dois cette atti­tude à l’hé­ri­tage de la culture chinoise.

Dès vos pre­miers films appa­raît un thème cen­tral, celui du rap­port de la ville à la cam­pagne, avec sans doute une cer­taine pré­fé­rence pour cette dernière.
Comme la plu­part des Tai­wa­nais de ma géné­ra­tion, j’ai gran­di à la cam­pagne. Jusque vers 1970, Tai­wan était un pays essen­tiel­le­ment agri­cole, et c’est seule­ment ensuite que s’est déve­lop­pée l’in­dus­trie, à un rythme d’ailleurs très rapide, et qu’on a com­men­cé à expor­ter des pro­duits Made in Tai­wan. Tous mes sou­ve­nirs de jeu­nesse sont des sou­ve­nirs de champs de coco­tiers, d’arbres, de trains…ils ont trop comp­tés pour qu’on ne les retrouve pas dans mes films.

Il a fal­lu un cer­tain temps pour que vous vous déci­diez à fil­mer la vie moderne. D’abord dans La Fille du Nil (1987), puis un peu dans Good Men Good Women (1995), mais selon vous, c’est seul Good­bye South, Good­bye (1996), y a vrai­ment réus­si. Est-ce qu’il y avait là pour vous une dif­fi­cul­té par­ti­cu­lière et com­ment avez-vous levé cette difficulté ?

Quand on passe trop de temps dans un même endroit, on n’en voit plus ni la beau­té ni la per­son­na­li­té. Quant à lever cette dif­fi­cul­té, c’est une entre­prise qui m’a pris beau­coup de temps et m’a don­né beau­coup de mal. Le tour­nage de Good­bye South, Good­bye a duré 9 mois et j’ai dû m’y reprendre à plu­sieurs fois avant d’ar­ri­ver à un résul­tat satis­fai­sant. Je vou­lais fil­mer le pré­sent, cap­ter ce qui se pas­sait devant la camé­ra, mais je n’ar­ri­vais pas à me débar­ras­ser de mes anciennes habi­tudes de cinéaste. J’ai été contraint de lut­ter pour oublier le pas­sé et me concen­trer uni­que­ment sur ce qu’il y avait devant moi.

Vous par­liez de la dif­fi­cul­té de fil­mer une réa­li­té qu ‘on connaît de trop près. Que se passe-t-il lors­qu’on affaire à une réa­li­té for­cé­ment sépa­rée de toute expé­rience per­son­nelle, comme cela a été le cas avec Les Fleurs de Shan­ghai (1998)?

L’obs­tacle le plus dif­fi­cile dans la réa­li­sa­tion de ce film a plu­tôt concer­né la forme. Com­ment res­ti­tuer une ambiance ? Il faut trou­ver un moyen de retrou­ver et recons­ti­tuer une ambiance que nous n’a­vons pas connue. C’est une ques­tion à laquelle j’ai beau­coup réflé­chi. Évi­dem­ment, je n’i­gnore pas que l’at­mo­sphère du film n’est pas imi­ta­tion fidèle de celle qui régnait dans les bor­dels d’an­tan. Je ne cherche pas à copier, mais à recréer quelque chose à par­tir du tra­vail de l’i­ma­gi­na­tion. Quant au fond, au conte­nu des Fleurs de Shan­ghai , aux rela­tions entre les hommes et les femmes qui y sont dépeintes, j’ai ren­con­tré des dif­fi­cul­tés bien moindres puisque cela fait par­tie d’une tra­di­tion chi­noise tou­jours en vigueur.

Les Gar­çons de Feng­kuei (1983) est votre qua­trième film, et le pre­mier à por­ter véri­ta­ble­ment la marque de votre style. Il coïn­cide éga­le­ment avec votre ren­contre avec l’é­cri­vain Chu Tien-wen qui depuis a été la scé­na­riste de vos films ? Quel rôle a‑t-elle joué dans cette rup­ture et l’af­fir­ma­tion de votre style ?

Je la connais­sais avant, mais concer­nant Les Gar­çons de Feng­kuei, nous avons d’a­bord par­lé ensemble du pro­jet, évo­qué mes sen­ti­ments et mes sou­ve­nirs, et à par­tir de nos dis­cus­sions, elle a écrit un roman sur lequel nous avons ensuite tra­vaillé et dont nous avons tiré un scé­na­rio. J’é­tais alors sous l’in­fluence désta­bi­li­sa­trice de mes amis reve­nus des Etats-Unis, et je ne savais pas du tout com­ment réa­li­ser un film. J’en ai par­lé à Chu Tien-wen qui, étant écri­vain et lit­té­raire de for­ma­tion, ne com­prend pas grand chose aux pro­blèmes tech­niques du ciné­ma. Mais elle a eu l’i­dée de me conseiller la lec­ture des mémoires de Chen Chong-wen, et c’est l’angle de vue de ce livre, sa vision pano­ra­mique sur les évé­ne­ments qui m’a éclai­ré pour la réa­li­sa­tion des Gar­çons de Feng­kuei. Bien qu’elle soit écri­vain, nous sommes très proches, sans doute parce que nous avons subi les mêmes influences. Nous aimons les mêmes choses, avons les mêmes idées. Toute sa famille est com­po­sée d’é­cri­vains, et la plu­part de ses amis appar­tiennent à ce milieu. Les miens au contraire appar­tiennent à celui du ciné­ma. Pour cette rai­son, l’es­pace qu’elle m’offre est très inté­res­sant : un espace que je ne connais pas mais qui est en même temps voi­sin du mien.

Quatre de vos films, Les Gar­çons de Feng­kuei (1983), Un Été chez Grand-père (1984), Un Temps pour vivre un temps pour mou­rir (1985) et Pous­sières dans le vent (1986) sont très proches les uns des autres et décrivent la même chose : le pas­sage à l’âge adulte et à la matu­ri­té. Pour­quoi avoir consa­cré quatre films à un même épisode ?

Avant Les Gar­çons de Feng­kuei, je fai­sais du ciné­ma en pro­fes­sion­nel, à par­tir des films que j’a­vais vus. Les Gar­çons de Feng­kuei est le pre­mier film où j’ai fait preuve d’une force créa­trice propre. J’ai tou­jours pen­sé que cet appren­tis­sage per­son­nel pas­sait for­cé­ment par un tra­vail sur ma propre mémoire. Il fal­lait que j’ac­quière une connais­sance appro­fon­die de moi-même et de tout ce que je por­tais en moi. Or jamais aupa­ra­vant je ne m’en étais réel­le­ment sou­cié. Mais une autre rai­son inter­vient : ces quatre films sont contem­po­rains de l’é­clo­sion de la Nou­velle Vague tai­wa­naise, et les cinéastes tai­wa­nais du pas­sé ne s’é­taient jamais inté­res­sés à l’his­toire de Tai­wan ou à leur propre expé­rience de Tai­wa­nais. Nous étions les pre­miers à le faire. Edward Yang et Wan Jen fai­saient des films proches des miens, tra­vaillés par la même ques­tion : qu’est-ce qu’être taiwanais ?
Enga­gé dans ce pro­ces­sus, le ciné­ma ne fai­sait que rat­tra­per son retard sur la lit­té­ra­ture : dix ans aupa­ra­vant était appa­rue une sorte de Nou­velle Vague lit­té­raire com­po­sée d’é­cri­vains racon­tant leur jeu­nesse et leur expé­rience. Ce retard du ciné­ma tenait en par­tie aux lour­deurs de l’in­dus­trie ciné­ma­to­gra­phique et au fait que le ciné­ma a tou­jours atti­ré, davan­tage que la lit­té­ra­ture, l’at­ten­tion de la presse et de la cen­sure. Sur nos tour­nages, nous rece­vions tou­jours la visite de la censure.

Bien que ces quatre films forment une espèce de bloc, voyez-vous entre eux des dif­fé­rences formelles ?

Comme je vous l’ai déjà dit, avant Les Gar­çons de Feng­kuei, je fai­sais du ciné­ma sans réflé­chir. Au stade du scé­na­rio, je savais déjà par­fai­te­ment com­ment fil­mer. Puis les pro­blèmes sont arri­vés, puis je m’en suis remis entiè­re­ment à mes sou­ve­nirs. Et ce n’est qu’a­vec le der­nier, Pous­sières dans le vent, que je crois avoir atteint la matu­ri­té, pour cette période en tout cas. J’ai enfin com­pris que lors­qu’on filme, que ce soit une per­sonne ou une chose, il émane de ce qu’on filme un sen­ti­ment. Mon tra­vail de cinéaste est sim­ple­ment de sai­sir le sen­ti­ment qui émane de ce que je filme. Mal­gré tout, l’é­tape déci­sive a eu lieu avec Les Gar­çons de Feng­kuei. Pen­dant le mon­tage, mes col­la­bo­ra­teurs et moi sommes allés voir A bout de souffle à la Ciné­ma­thèque. Avec mon mon­teur, nous avions jusque-là des idées très clas­siques sur l’u­ti­li­sa­tion des plans larges, moyens et rap­pro­chés, nous mon­tions selon des règles très strictes. Ce qui a été révé­la­teur pour nous dans A bout de souffle, c’est la façon dont Godard détruit ce sys­tème. Il filme sim­ple­ment l’é­mo­tion, indé­pen­dam­ment de la taille du plan, et d’ailleurs dans son film la plu­part des plans ont le même cadrage. Nous avons cher­ché à faire de même avec Les Gar­çons de Feng­kuei. J’ai donc entre­pris une remise une ques­tion com­plète de ma pra­tique de cinéaste, et révi­sé toutes les idées qu’au­pa­ra­vant j’ac­cep­tais de manière consciente.

Vous par­lez de la néces­si­té de cap­ter ce qui émane des choses que l’on film. Pour­tant votre ciné­ma — nar­ra­tion et mon­tage — va tou­jours vers plus de sophis­ti­ca­tion. Com­ment se conjuguent ces deux mou­ve­ments : plus de sim­pli­ci­té d’un côté, plus de com­plexi­té dans l’autre ?

Tout cela est lié. Quand on décide de fil­mer les gens et les choses, on s’a­per­çoit qu’ils sont beau­coup plus com­plexes et plus riches qu’on l’a­vait d’a­bord cru. Si j’en­tre­prends de décrire la rela­tion entre deux per­sonnes, à un moment ou à un autre je vais être contraint de recon­naître que cette rela­tion dépasse le simple jeu de cau­sa­li­té sociale ou psy­cho­lo­gique. Ce n’est pas que ce jeu soit faux : sim­ple­ment il y a beau­coup plus que cela, beau­coup plus dans une rela­tion que l’ex­pres­sion d’un rap­port de cause à effet. Un grand nombre d’élé­ments plus ou moins secon­daires inter­viennent. J’ai ain­si com­pris que si on veut expri­mer un conte­nu, il faut le tour­ner dans tous les sens, en modi­fier à la fois le coeur et les contours. Je crois qu’il y a deux manières pour un artiste de se com­por­ter vis-à-vis du monde. La pre­mière est directe : l’ar­tiste exprime son enthou­siasme envers une per­sonne, un pay­sage, etc ; il va vers les choses. La seconde est au contraire plus à l’é­cart, plus froide : l’ar­tiste observe le monde de loin. Depuis l’en­fance, j’ai le sen­ti­ment intime de cette dis­tinc­tion et je crois que je le dois à mon expé­rience fami­liale. Chez moi, l’am­biance était extrê­me­ment lourde, mais en même temps tran­quille : mon père étant malade, on ne par­lait qua­si­ment pas, ma mère elle-même était très silen­cieuse, et cela m’a­me­nait très sou­vent à sor­tir pour voir le monde exté­rieur. Mais quand je sor­tais, j’emportais avec moi l’am­biance de la maison.

Chu Tien-wen semble sou­cieuse du rôle qu’elle a pu jouer dans l’é­vo­lu­tion qu’a connue votre ciné­ma du natu­rel vers la sophis­ti­ca­tion. En res­sen­tez-vous éga­le­ment les risques et les dangers ?

Tout pro­ces­sus de matu­ra­tion com­porte ce risque. Deux points de vue se conjuguent alors : ce qu’on voit et l’i­dée qu’on en a. Un jeune tra­verse un fleuve sans réflé­chir tan­dis que les plus vieux, le regar­dant, s’é­tonnent qu’il puisse cou­rir un tel dan­ger. En art c’est pareil, mais il faut faire atten­tion à ne pas finir par pla­quer ses idées sur les choses qu’on filme, comme tant de réa­li­sa­teurs. Résul­tat, on ne res­pire plus, plus rien ne se passe. Il y a trois ans, j’ai ren­con­tré Aki­ra Kuro­sa­wa, et ensemble nous avons par­lé de mes films. Il se disait très éton­né par le fait que des per­son­nages secon­daires puissent pas­ser dans le champ devant les per­son­nages prin­ci­paux. Lui, dans ses films, sui­vait plus ou moins le sys­tème hol­ly­woo­dien : il tour­nait en stu­dio avec des stars. Pour ma part je ne tourne presque jamais en stu­dios, et la plu­part de mes acteurs n’en sont pas. J’ai com­pris en par­lant avec lui que je n’a­vais fait que col­ler à la réalité.

Qu’est-ce que Chu Tien-chen a appor­té à votre cinéma ?

Sou­vent j’es­saie de m’i­ma­gi­ner ce que serait deve­nu votre ciné­ma si je ne l’a­vais pas ren­con­trée. Je suis sûre au moins d’une chose : elle aurait gagné beau­coup plus d’argent.
Ce qu’elle m’ap­porte ou plu­tôt ce que nous nous appor­tons réci­pro­que­ment, c’est ce que j’ap­pel­le­rais l’at­ti­tude créa­trice : la façon de regar­der les gens et les choses. Moi depuis tou­jours, je vis dans le monde ordi­naire, j’ai cet enthou­siasme envers les gens. Je ne me consi­dère pas au-des­sus de qui que ce soit : je sais que toutes les vies se valent, je me sens sur un pied d’é­ga­li­té avec tout le monde. C’est cela avoir une atti­tude créa­trice. Si je filme les gens, c’est tou­jours à leur hau­teur, mais en chan­geant sans cesse d’angle afin de sai­sir les dif­fé­rences aux arrières-plans.
Mais elle m’a aus­si appor­té un point de vue fémi­nin sur le monde. Elle m’a per­mis de com­prendre les femmes, leur place dans la socié­té etc. Toutes choses qu’a­vec mon point de vue d’homme je ratais en par­tie. C’est donc elle qui a ren­du pos­sible les films comme Les Fleurs de Shan­ghai, ou même Good Men Good Women, où le per­son­nage fémi­nin est très impor­tant. Dans ce domaine, c’est à elle que je dois la matu­ri­té de mon regard.

Vous redou­tez en géné­ral de tour­ner avec des acteurs pro­fes­sion­nels. Ne pour­riez-vous faire comme Wong Kar-wai, qui fait tant et tant répé­ter ses acteurs qu’ils finissent par en perdre leurs réflexes et leurs habi­tudes, tout ce qu’il peut y avoir d’au­to­ma­tique et de pro­fes­sion­nel dans leur jeu ?

C’é­tait la méthode de Bres­son. Quand il employait des acteurs pro­fes­sion­nels, ce qui était assez rare, il pro­cé­dait ain­si. C’est aus­si comme cela que j’ai tra­vaillé dans Les Fleurs de Shan­ghai. L’ac­teur qui m’a don­né le plus de dif­fi­cul­tés, celui qui est le plus soli­de­ment ins­tal­lé à l’in­té­rieur de sa pra­tique habi­tuelle d’ac­teur, c’est Tony Leung. Il faut dire qu’il est une star et a atteint un tel niveau de noto­rié­té qu’il vit constam­ment au top, dans la jet-socie­ty, com­plè­te­ment cou­pé des réa­li­tés. J’ai d’a­bord dû vaincre en lui beau­coup de résistances.

Il y a dans Good­bye South, Good­bye de nom­breuses scènes de dépla­ce­ment de voi­ture, en moto et en train. Ces scènes font pen­ser aux fameux “plans vides” des films d’O­zu, dont on a cou­tume de dire qu’ils pré­sentent “un peu de temps à l’é­tat pur”. Etes-vous d’accord ?

Il y a peut-être quelque chose d’é­qui­valent. Ces scènes, pour moi, sont d’a­bord des moments de res­pi­ra­tion qui s’ex­pliquent par les condi­tions très concrètes du tour­nage. Nous ne ces­sions pas de nous dépla­cer à l’in­té­rieur et aux alen­tours de Tapei, et nous pas­sions beau­coup de temps sur la route. Dans ces moments-là, un espace libre se crée où on ne fait rien mais où les pen­sées deviennent très importantes.

Au début de Good Men Good Women, la télé­vi­sion, dans l’ap­par­te­ment de l’hé­roïne, dif­fuse un film d’O­zu. Quelle est l’in­fluence de son ciné­ma sur le vôtre ? Qu’ai­mez-vous chez lui ?

Si Ozu appa­raît dans ce film, c’est bien-sûr parce que c’est un cinéaste que j’aime beau­coup. Mais ce n’est pas la seule expli­ca­tion : il faut aus­si tenir compte du film dans lequel s’ins­crit cet extrait. Au début, l’ac­trice s’ap­prête à inter­pré­ter le rôle d’une jeune femme des années cin­quante. Le réa­li­sa­teur du film dans le film lui conseille donc, avant que le tour­nage ne com­mence, de voir ce film qui fait par­tie du monde ima­gi­naire dont elle doit se péné­trer pour ren­trer dans la peau de son per­son­nage. J’aime beau­coup qu’O­zu ait tou­jours fait des films autour des mêmes thèmes, mais que sa façon de fil­mer, elle, ait tra­ver­sé des stades différents.

Quel sens don­nez-vous au titre Good­bye South, Good­bye ?

Par “sud”, ou plu­tôt “pays du sud”, j’en­tends ceci : Tai­wan a long­temps été le sud d’autres pays, de la Chine — c’est d’ailleurs ain­si, “le Sud”, que les Chi­nois appe­laient Tai­wan — et du Japon. Son iden­ti­té lui a tou­jours plus ou moins été volée par l’ex­té­rieur. Main­te­nant Tai­wan a atteint un cer­tain degré d’in­dé­pen­dance, pos­sède son propre des­tin, vit sa propre vie, mais mal­gré tout, ses habi­tants ont du mal à assu­mer ce des­tin, et font très sou­vent le pro­jet d’é­mi­grer, sans d’ailleurs par­ve­nir à le mener à bien. Les per­son­nages de Good­bye South, Good­bye sont dans cette situa­tion. Ils trouvent Tai­wan bor­dé­lique, mais ils n’ar­rivent pas à le quit­ter, ils sont atta­chés à cet endroit. D’où les contra­dic­tions à l’in­té­rieur des­quelles ils se noient.

Les Fleurs de Shan­ghai uti­lise deux par­tis-pris for­mels, le plan-séquence et le fon­du au noir. Vous ne vous étiez jamais don­né, aupa­ra­vant, de par­tis pris aus­si contrai­gnants. Pourquoi ?

Ces par­tis-pris sont en effet très tran­chés, mais se déduisent assez natu­rel­le­ment du ton géné­ral et de la struc­ture du roman. Il s’a­git d’un jour­nal tenu quo­ti­dien­ne­ment par une pros­ti­tuée, qui n’a en rien la forme et l’é­lan d’un roman d’a­mour ou d’une his­toire clas­sique, et s’ap­proche bien davan­tage d’un docu­ment. Le plan-séquence m’a paru la forme la plus appro­priée pour trai­ter chaque moment de manière sépa­rée et auto­nome. Quant aux fon­dus au noir, leur jus­ti­fi­ca­tion est sen­si­ble­ment la même, avec cette nuance sup­plé­men­taire qu’ils per­mettent de jouer sur le fait que deux scènes suc­ces­sives se passent, soit dans un même lieu, soit au même moment.

Les Fleurs de Shan­ghai intro­duit une sorte de ren­ver­se­ment dans votre oeuvre. Aupa­ra­vant vous fil­miez des choses très dif­fé­rentes que vous vous employiez à éga­li­ser, dont vous mon­triez en tout cas, l’u­ni­té géné­rale. Vous faites ici l’in­vers e : vous par­tez d’un maté­riau uni­fié — les appar­te­ments des pros­ti­tuées. Leurs his­toires avec leur client — au sein duquel ensuite, vous insis­tez sur les écarts et les différences.

C’est vrai. Mes films pré­cé­dents étaient orga­ni­sés autour d’un seul per­son­nage ou d’un seul groupe de per­son­nage. De là venait leur uni­té. Dans Les Fleurs de Shan­ghai, il y a trois groupes dif­fé­rents, cen­trés autour de trois femmes dif­fé­rentes, cha­cune ayant une per­son­na­li­té par­ti­cu­lière. Je ne tra­vaille pas de la même façon sur l’u­ni­té et sur la différence.

Vous aviez un pro­jet inti­tu­lé Tapei Blues.

Il devait être tour­né avec Take­shi Kita­no dans le rôle prin­ci­pal, mais pour l’ins­tant ce pro­jet est abandonné.

C’est ce film dont le sujet devait être “L’ac­tion” ?

Si vous regar­dez bien mes films, vous vous aper­ce­vez que la plu­part du temps, je filme ce qui vient avant ou après l’ac­tion, mais très rare­ment l’ac­tion elle-même. Si deux per­sonnes s’en­gueulent, je ne montre pas le moment de l’en­gueu­lade, juste com­ment on y arrive et ce qui se passe après. Avec Kita­no, j’au­rais vou­lu fil­mer l’ac­tion. Comme il n’est pas dis­po­nible en ce moment, je tra­vaille à un autre pro­jet ins­pi­ré par mes ren­contres avec des jeunes de Tai­wan. Ensemble nous dis­cu­tons de leurs amours, de leur vie quo­ti­dienne, de leurs désirs…

Par­lons de vos acti­vi­tés de pro­duc­teur. Depuis quand la mai­son de pro­duc­tion où nous sommes existe-t-elle ?

Depuis 1981, d’abord sous le nom de Dix mille jeu­nesses, puis Marl­bo­ro puis enfin 3H. A l’o­ri­gine, nous étions quatre, puis deux et main­te­nant je suis seul. C’est un pro­ces­sus natu­rel : on com­mence à tra­vailler ensemble, puis les diver­gences de points de vue artis­tiques apparaissent.

Quelles rela­tions avez-vous avec les jeunes cinéastes taiwanais ?

La plu­part ont fait leurs études aux Etats-Unis. Une fois ren­trés à Tai­wan, ils n’u­ti­lisent pas ce qu’ils voient autour d’eux pour faire leurs films. Ils ont la tête pleine de théo­ries et ne quittent pas l’u­ni­vers des études de ciné­ma. Ils ne savent pas appro­cher la vie : voi­là ce que je leur reproche. Ils veulent tout de suite faire des films très com­pli­qués. Alors que quand on débute, plus c’est simple, plus c’est mieux. Je leur conseille le 16 mm et j’es­saie de les dis­sua­der d’u­ti­li­ser les acteurs les plus célèbres sachant qu’ils ne se ren­dront pas dis­po­nibles pour tra­vailler avec des débu­tants. Je leur conseille éga­le­ment de ne pas s’en­tou­rer d’une grande équipe. C’est une perte de temps : la direc­tion d’une équipe impor­tante exige une cer­taine expé­rience. Mais beau­coup de jeunes, hélas, ne tiennent pas compte de mes conseils.
A l’é­poque où j’ai débu­té je ne connais­sais aucun réa­li­sa­teur célèbre. Je regrette que les jeunes ne collent pas au pré­sent de Tai­wan. Mais je tiens à pré­ci­ser qu’à 3H, on ne refuse per­sonne, c’est très impor­tant. Je pro­pose, je n’im­pose jamais. Il nous arrive d’ai­der des cinéastes dont nous ne par­ta­geons pas les choix. D’a­près moi, les meilleurs films sont faits par ceux qui ne viennent pas nous trou­ver dès la nais­sance de leur pro­jet, parce qu’ils savent ce qu’ils font. Les meilleurs films, je les vois au mon­tage, pas avant.

Pour quelle rai­son êtes-vous per­son­nel­le­ment si atta­ché à la mémoire de Taiwan ?

Les jeunes sont com­plè­te­ment pris dans la socié­té de consom­ma­tion. Aujourd’­hui Tai­wan doit son iden­ti­té à la poli­tique et à l’é­co­no­mie. Les jeunes ne sont pas du tout rac­cro­chés au pas­sé de l’île, parce que la culture, aujourd’­hui, est à part, sans lien avec l’é­co­no­mie et la poli­tique. J’ai­me­rais rendre cette culture plus proche et plus sen­sible à la jeu­nesse. Or l’i­mage, et non les livres, est deve­nue le pre­mier moyen d’ex­pres­sion cultu­relle. Mon sou­hait est de faire pas­ser ce patri­moine cultu­rel dans l’i­mage. Mais je sais que ce n’est qu’une étape et j’es­père que les gens déci­de­ront de creu­ser, d’al­ler plus loin. J’en­tends sim­ple­ment éveiller la curiosité.

Pour­tant, vous vous inté­res­sez de plus en plus à des sujets contemporains ?

Dès le départ, j’ai com­pris que le plus impor­tant est l’ob­ser­va­tion de la vie exté­rieure. Les trois films com­mer­ciaux que j’ai d’a­bord tour­nés par­ti­ci­paient déjà à cette recherche : essayer de déga­ger la véri­té de ce qui émane du réel. Par la suite j’ai effec­tué une sorte de retour sur moi-même, por­té de l’at­ten­tion à ma famille, à moi-même, afin de com­prendre pour­quoi je suis ce que je suis. J’ai tou­jours vou­lu appro­fon­dir la véri­té de mon expé­rience, une expé­rience d’a­bord exté­rieure dans mes pre­miers films, puis inté­rieure dans mes films auto­bio­gra­phiques. Pour créer, il ne sur­tout pas par­tir de quelque chose de céré­bral ou d’i­ma­gi­naire, il ne faut pas par­tir de l’o­céan du cer­veau. La créa­ti­vi­té vient tou­jours du dehors. Mes films naissent de la ren­contre entre moi-même et cette véri­té de l’ex­té­rieur. Il faut rendre à l’ex­té­rieur sa véri­té. Dans ma car­rière, l’his­toire de Tai­wan est der­rière moi. J’ai encore beau­coup de choses à dire sur le pas­sé mais en tant que pro­duc­teur seule­ment. Aujourd’­hui, en tant que cinéaste, je veux fil­mer le présent.

Extraits d’en­tre­tien d’HHH réa­li­sé par Emma­nuel Bur­deau à Tapei en juillet 1999. Tra­duit du Chi­nois (man­da­rin) par Raphaël Denamesse.