Entretien d’Hou Hsiao-hsien fait par Serge Kasanski, 1997
Le nouveau film de Hou Hsiao-hsien, Goodbye South, Goodbye, est une splendeur. Concret et contemporain dans son choix de montrer l’ennui du quotidien, mais abstrait par sa manière unique de peindre la nuit urbaine, Hou est un cinéaste qui s’exprime rarement : il laisse ses films parler pour lui. Ici, ce fulgurant plasticien raconte sa jeunesse de gouape, les cicatrices de sa mère et l’indifférence de son père, la magie simple de son art et son incurable mélancolie.
Hou Hsiao-hsien réalise là un film très contemporain, utilisant tout l’arsenal des techniques modernes de l’image pour les tirer vers une morale et une esthétique de cinéma — comme une rencontre entre les séductions de MTV et l’exigence de la durée, comme si Antonioni faisait des clips vidéo.
Pourquoi êtes-vous devenu cinéaste ?
Hou Hsiao-hsien — Je restais le plus souvent possible loin de ma maison : quand je n’avais pas classe l’après-midi, plutôt que de rentrer, je traînais dehors. Il y avait dans le quartier une résidence de style japonais avec, à l’arrière, un verger. J’adorais y traîner, grimper dans les arbres, croquer quelques fruits et rester pensivement installé dans les branchages. Dans ces moments-là, je sentais le vent autour de moi, j’entendais la rumeur de la circulation au loin… Des instants très étranges, très aigus pour moi, des instants qui faisaient écho au sentiment de solitude que je ressentais fortement. Je ne saurais l’expliquer mieux, mais ces moments-là dégageaient une sensation très profonde en moi. C’est pour ces instants-là, je crois, que je suis devenu cinéaste : seul le cinéma est capable de capturer ces moments indicibles où l’on sent l’espace autour de soi, où l’on éprouve le sentiment d’être au monde.
Pourquoi vos films évitent-ils à ce point tout sentimentalisme ?
D’abord, les romans chinois traditionnels que je lisais sont généralement très sobres quant aux effusions sentimentales, ils restreignent une expression trop visible des sentiments. L’autre raison tient à ma nature : je ne suis pas du genre démonstratif. Je ne retiens pas l’expression des sentiments volontairement, je filme les choses comme j’aime les voir. Ça vient peut-être aussi de notre tradition littéraire, dans laquelle la tension ne doit pas être fabriquée artificiellement par des scènes dramatiques ; au contraire, il s’agit de laisser l’émotion jaillir d’elle-même à travers le flux ordinaire du quotidien.
Vos films n’ont pas recours à une dramaturgie traditionnelle telle qu’on la conçoit en Occident, notamment dans le cinéma américain. Dans Goodbye South, Goodbye, votre idée de la narration s’apparente plus à un ensemble de moments égaux les uns aux autres, sans qu’il y ait nécessairement progression dramatique ou résolution finale.
J’ai souvent participé à des soirées karaoké avec des amis. Parfois, j’observais un de mes partenaires qui était tellement plongé dans son chant qu’il s’en dégageait une authentique beauté — une émotion non trafiquée jaillissait d’un moment ordinaire du présent. C’est exactement ce genre d’instant que j’aime capter au cinéma. Il ne s’agit pas pour moi de créer une dramaturgie, de construire une narration pour y inclure artificiellement des émotions, mais plutôt de retrouver l’exemple du karaoké : c’est-à-dire filmer des moments individuels, des moments du quotidien, et saisir des émotions qui surgissent naturellement de ces moments-là. Ces moments et ces émotions viennent de la vraie vie — soit de mon propre vécu, soit de ce que me racontent mes amis. Ensuite, j’assemble tous ces segments individuels et ça forme le film. Je préfère cette méthode plutôt que d’injecter des émotions dans une structure narrative préexistante.
Vos films sont très reliés à Taiwan, à sa topographie, à son histoire. Y avez-vous toujours vécu ?
Je suis né dans l’est de la Chine, mais ma famille s’est installée à Taiwan quand j’avais un an, en 1947. Mon père était diplômé d’éducation à l’université, puis il a travaillé comme journaliste. Ensuite, il est retourné à l’éducation en devenant responsable de l’éducation de la région de Mei. Ma mère était institutrice au niveau élémentaire. Un jour, mon père emmenait un groupe d’athlètes à Taiwan et là, il a rencontré un de ses vieux amis qui était sur le point de devenir maire d’une petite ville. L’ami lui a proposé de devenir son bras droit ; mon père a fait un essai, a trouvé que Taiwan était un bon endroit pour vivre et a finalement emmené toute la famille pour s’y installer.
Avec des parents dans l’éducation, étiez-vous conscient d’avoir le privilège de grandir dans un milieu cultivé, lettré ?
Je n’en avais aucune conscience. Je passais mon temps à traîner dans les rues, à cavaler et à faire les quatre cents coups. Et puis mon père est mort quand j’avais 13 ans. Il avait des problèmes de santé, des difficultés respiratoires. Dans le nord de Taiwan, le climat n’était pas bon pour lui, alors il a déménagé vers le sud de l’île, où le temps est plus sec. Il parlait peu à ses enfants parce qu’il avait peur d’aggraver ses difficultés de santé et de nous les transmettre par contagion, par voie orale. Mes souvenirs de mon père se résument à ça : un homme silencieux, calmement assis derrière son bureau en train de travailler. De temps en temps il se levait et sortait pour ses affaires. Enfant, j’ai eu une image de mon père impressionnante, voire effrayante. Et je n’avais pas l’impression qu’il m’apprenait beaucoup — tellement il était distant et silencieux. Mais mes sentiments sur mon enfance sont très complexes. D’un côté, mon père ne parlait pas. De l’autre, il y avait ma grand-mère paternelle : elle était aussi de Chine et en avait hérité une certaine culture familiale — les garçons sont plus importants que les filles, ce genre de pensées. Elle était en quelque sorte l’intermédiaire entre mon père et moi. Mon père était très strict et quand il voulait me punir pour une bêtise, ma grand-mère s’interposait pour me protéger. Mais dans ces cas-là, je pensais au fond de moi que ma grand-mère avait tort et que mon père avait raison. J’étais pris entre plusieurs autorités, plusieurs sentiments. L’impact de mon père sur moi est très subtil, très évanescent, parce qu’il ne montrait pas de signes d’affection. J’ai grandi dans un environnement très pudique, où les émotions étaient très retenues.
Plus tard, entre 15 et 20 ans, ressembliez-vous aux jeunes gens rebelles de vos films, ou étiez-vous plutôt du genre studieux ?
Il m’était impossible de rester à la maison calmement. Je courais les rues, je traînais souvent aux alentours d’un temple dans le quartier, avec d’autres gamins des rues. On se bagarrait, on jouait du fric comme dans un casino sauvage, on faisait tout un tas de choses pas très nettes. Mais à côté de ça, vers l’âge de 13 ans, je me suis mis à lire des romans — une activité dont je suis tombé amoureux. Je lisais beaucoup Eileen Chang, une romancière chinoise très populaire qui écrivait des histoires très romantiques, et puis j’allais pas mal au cinéma — je m’introduisais dans les salles en douce, en coupant les clôtures et en resquillant par les entrées arrière. J’assistais également très souvent à des spectacles chinois traditionnels, notamment les marionnettes. Mais je me souviens de la période pendant laquelle s’est cristallisée ma vision du monde : c’était vers mes 18 ans, quand ma mère est décédée. Je me souviens d’elle comme d’une personne très triste… Elle avait une longue cicatrice autour du cou. Mes frères et sœurs et moi n’avons jamais osé lui demander d’où venait cette cicatrice parce qu’elle était toujours dans un état de mélancolie contemplative. Quelle était l’origine de cette mélancolie endémique ? Peut-être la santé de mon père, le fait que ma mère devait tout le temps prendre soin de lui. Quand elle est morte, j’ai commencé à me reconstruire et à reconstruire ma vision du monde. Je n’étais pas un enfant modèle : je traînais dans les mauvais coups, je volais les fruits aux étalages, etc. Mais, durant toutes ces années, j’ai toujours senti comme une paire d’yeux qui me surveillaient constamment. Cette sensation ne m’a jamais quitté et a été décisive : c’est grâce à elle que je ne suis pas devenu un voyou professionnel, que j’ai pu m’éloigner d’un style de vie dissolue.
A qui appartenaient ces yeux ? A votre conscience, aux fantômes de vos parents, à Dieu ?
A moi ! C’est comme si une partie de moi-même se détachait de mon corps pour observer mes activités diverses. Et le moi qui observait était plutôt triste et déçu par le moi qui faisait les quatre cents coups. Ce moi contemplatif se disait que la vie était futile, constituée de petits plaisirs étroits et que dans l’idéal, la vie ne devrait pas ressembler à ça mais être grandiose.
On a d’ailleurs l’impression, en voyant vos films, que le Hou Hsiao-hsien contemplatif est derrière la caméra, en train de filmer le Hou Hsiao-hsien voyou : l’histoire de la paire d’yeux mélancoliques qui observaient vos quatre cents coups continue.
C’est exactement ce qui se passe avec mes films. J’aime beaucoup mes personnages, ces jeunes gens qui traînent, ces glandeurs et ces petits gangsters : je les ai bien connus, j’ai vécu comme eux, avec eux… Et en même temps, il y a cet autre Hou Hsiao-hsien qui les regarde avec beaucoup de recul et de mélancolie. Grâce à ce détachement, je suis en mesure de repérer les moindres détails d’une scène ou d’un personnage, le moindre de ses gestes, le moindre détail dans sa façon de parler… Je pense que cette capacité à saisir les mouvements infimes est très importante quand on fait du cinéma.
Votre signature est le long plan-séquence, souvent frontal. Pourquoi utiliser cette figure de façon quasi systématique ?
Au début, pour des raisons pratiques. Maintenant, si je trouve un angle de caméra beau et intéressant, je place ma caméra là et j’utilise cette configuration au maximum de ses possibilités. Autre chose : mes acteurs sont des non-professionnels. Ce serait gênant pour eux de placer la caméra sous leur nez — je préfère donc les plans plus distants. Par ailleurs, les prises courtes ne sont pas bonnes pour eux : ça entraîne beaucoup de changements de mise en place et ça ne leur laisse pas le temps d’entrer dans l’atmosphère de la scène — d’où la longueur des plans. Ensuite, quand j’ai choisi une certaine position de caméra qui détermine un certain champ de vision, ça détermine aussi l’espace où la scène va se dérouler. Si je place ma caméra au bout d’un couloir, ce couloir devient la scène où l’action va se passer. Cet espace va aussi décider de ce que vont faire les acteurs, de leurs mouvements et de leurs gestes… Tout cela permet de créer un sens plus fort du temps et de l’espace, un temps et un espace qui se rapprochent de ceux de nos vraies vies. Par exemple : je suis assis ici et j’entends ma femme ou mes enfants qui m’appellent d’une autre pièce. Plutôt que d’aller filmer ma femme ou mes enfants dans l’autre pièce, je préfère que la caméra reste fixée sur moi et qu’on entende mes enfants hors champ : ainsi, je pense que le sentiment de réalité de la situation est beaucoup plus fort que si on avait fait un plan de coupe dans l’autre pièce.
Vous parlez d’espace et de temps. Justement, la clé de votre cinéma n’est-elle pas le temps, la durée ?
C’est un facteur important. Au début, c’était inconscient de ma part, ça reflétait simplement mon goût à observer le flux du quotidien. Mais de plus en plus de gens m’ont parlé de l’importance de la durée dans mes films, j’ai donc commencé à prendre conscience de ce que cela impliquait dans l’esthétique de mes films et dans la façon dont ils étaient perçus par le spectateur. C’est très simple : il faut laisser la vraie vie s’écouler devant la caméra pour que le cinéma reproduise la sensation de la vie. Et c’est la durée qui est déterminante pour ressentir le goût de la vraie vie.
Est-ce ce sens de la durée, ce sentiment de la vraie vie, qui aujourd’hui crée la différence entre le cinéma et les autres types d’images tels que la télé ou la publicité ?
Les formes dramaturgiques de la télévision sont très conventionnelles et ressemblent à celles du cinéma ordinaire dominant. Dans ce système esthétique, on compresse les expériences de la vraie vie, on schématise la réalité pour l’intégrer plus facilement dans des formules narratives toutes faites. La plupart des Occidentaux procèdent ainsi et même certains bons films occidentaux ne se démarquent pas assez des formules dramaturgiques dominantes.
Le ton élégiaque de vos films vient-il uniquement de vous, de vos parents, ou est-il représentatif de l’identité taiwanaise ?
C’est plutôt un sentiment personnel. Celui d’un auteur observant sa société. Les gens de Taipei ne sont pas tellement conscients des sentiments que j’essaie d’articuler. La plupart n’ont généralement pas de recul ou de regard critique sur l’environnement dans lequel ils vivent, trop occupés qu’ils sont à poursuivre des objectifs immédiats, à satisfaire des besoins à court terme. J’essaie de représenter l’essence de la vie _ et non pas ses aspects superficiels ou immédiats. Mais depuis ma toute première jeunesse, je suis une personne intuitivement mélancolique, j’ai toujours porté un regard un peu triste et sans illusion sur le monde.
Quels types de films voient les Taiwanais ? Comment reçoivent-ils vos films ?
Comme partout, les Taiwanais regardent essentiellement les gros films hollywoodiens. Les gens qui vont voir mes films sont d’un côté les intellectuels, les professeurs et étudiants ; et, de l’autre côté, des travailleurs, des paysans, voire les jeunes qui traînent dans les rues (rires)… Les premiers aiment le cinéma d’auteur, normal. Quant aux seconds, bien sûr, ils vont voir les grosses productions américaines, mais ils aiment aussi mes films parce qu’ils ont un contact direct avec les vies que je filme — ils s’y retrouvent. Les films hollywoodiens leur procurent des émotions préfabriquées — et ils aiment cela. Mais mes films, en essayant de capter la réalité quotidienne, leur procurent un autre type d’émotion qui découle plus de leur vraie vie.
Comment expliquez-vous la portée universelle de vos films ?
A l’occasion du tournage du Maître de marionnettes ou d’autres films, j’ai été en contact avec les paysans des montagnes, avec des communautés relativement primitives. Et je me suis rendu compte que certaines idées primitives traversent les âges et sont toujours valables aujourd’hui _ et pas seulement en Chine. Par exemple, le besoin des hommes de se reproduire, de renouveler l’espèce. Ou le rôle de l’homme et de la femme dans l’organisation familiale… Il y a ainsi des constantes de la vie et du comportement humain qui ne sont pas liées spécifiquement à un pays ou à une époque.
Que pensez-vous du cinéma de Hong-Kong ? Connaissez-vous les films de Wong Kar-wai, qui montrent aussi la mélancolie de la jeunesse et de la vie urbaine ?
Il y a un aspect survolté et industriel de la production qui est unique à Hong Kong. Ce côté speed n’est pas propre au cinéma : c’est Hong Kong qui est speed et survolté. Hong Kong ne vit que par le commerce ; le cinéma est au diapason de la ville. Le cinéma de Hong-Kong et celui de Taiwan sont différents, mais ils se rejoignent : dans les deux cas, on trouve des auteurs qui portent leur regard sur leur société. Leur subjectivité est ce qui les réunit. J’ai lu que Wong Kar-wai a quasiment grandi dans un night-club parce que son père y travaillait : cela expliquerait en partie pourquoi ses films donnent une image si glamour de la ville. Et en même temps, le regard de Wong Kar-wai est un point de vue des coulisses. Ces deux aspects — les paillettes et l’arrière-cuisine — se mélangent bien dans ses films.
Dans Goodbye South, Goodbye comme dans les films de Wong Kar-wai, les personnages sont travaillés par le désir d’exil.
Dans mes films, ce thème de l’exil n’est pas lié à une situation politique particulière mais à la condition humaine en général. On n’est jamais satisfait de son sort, on a toujours envie d’aller voir ailleurs. Mais on a rarement l’énergie de faire des efforts pour vivre mieux, arranger les choses. Cela dit, il y a une situation particulière qui pèse sur le quotidien de Taiwan : la pression de la Chine. Depuis les années 50, la Chine fabrique des situations de crise avec Hong Kong et Taiwan. Dans quelques semaines, Hong Kong fera partie de la Chine. Par contre, pour Taiwan, la situation de crise et le sentiment de danger permanent vont continuer.
Quel regard portez-vous sur le cinéma de Chine populaire, sur les films de Chen Kaige, Zang Yimou et autres ?
Le cinéma de Chine est un Hollywood politique (rires)… La Chine est bien sûr un endroit très politisé. Les gens y sont très sensibilisés à la politique, et parmi eux, les cinéastes. Vu le contexte, c’est normal. D’un autre côté, les cinéastes et les autorités sont sensibles au regard de l’Occident. C’est là qu’intervient l’aspect hollywoodien du cinéma chinois : ils choisissent des sujets et des formes susceptibles d’intéresser le public chinois mais aussi le public étranger, pour des motifs de prestige et de rayonnement culturel. C’est donc une manière de fabriquer des films très hollywoodienne : il s’agit de satisfaire une demande, de répondre à une supposée attente d’un certain public.
Dans le Hong Kong Standard, un article s’interrogeait sur l’apathie de la jeunesse hong-kongaise et pointait l’absence de sentiment national comme l’une des raisons. Qu’en est-il à Taiwan ? Avec des films comme Le Maître de marionnettes ou Good Men, Good Women, essayez-vous de construire une identité taiwanaise ?
La plupart des Taiwanais sont comme les habitants de Hong Kong : ils ne s’intéressent pas aux questions politiques et ne se posent pas la question du sentiment national. L’exception concerne peut-être les hommes d’affaires : ils s’intéressent aux événements politiques, mais avec des arrière-pensées — il s’agit pour eux de surveiller leurs intérêts. Il y a aussi beaucoup de gens comme moi : nous lisons régulièrement les journaux, nous suivons ce qui se passe, mais nous n’avons aucune passion pour la chose politique parce qu’elle nous donne l’impression d’un grand vide, d’une comédie très futile. Les deux films que vous citez sont basés sur l’histoire contemporaine de Taiwan. Avant 1945, Taiwan était une colonie japonaise. Depuis 45, c’est devenu une zone cruciale dans la stratégie anticommuniste de l’Amérique, donc un endroit encore soumis à des influences politiques et culturelles extérieures. Dans les années 90, les gens semblent vouloir regarder en arrière, revenir au Taiwan ancien. Les Taiwanais parlent d’identité nationale, mais cette notion est très variable selon les gens. Il y a des Chinois du continent qui se déclarent taiwanais et des Taiwanais qui se veulent chinois. Ce qui est commun aux Taiwanais, c’est un fort sentiment d’insécurité par rapport à la Chine. Il est par conséquent très difficile de définir une identité spécifiquement taiwanaise.
Peut-on néanmoins parler d’école taiwanaise de cinéma ? Les films de Tsai Ming-liang, par exemple, partagent avec les vôtres une certaine mélancolie et le travail sur la durée des plans.
Il faut différencier Tsai Ming-liang des autres cinéastes taiwanais. C’est vrai que de nombreux cinéastes ont essayé de recopier mon style cinématographique et beaucoup ne sont parvenus qu’à des résultats superficiels, des imitations sans intérêt. Tsai Ming-liang appartient au contraire au groupe le plus sensible, il a compris l’essence profonde de mon style. Et il a réussi à créer sa propre vision, à tracer son propre sillon dans lequel il ancre ses sentiments. Il sait que sa vision du monde n’a pas beaucoup de débouchés, pas de futur. C’est son point commun avec moi : un point de vue très pessimiste sur le monde et la société taiwanaise. Je crois aussi qu’il y a une différence majeure entre lui et moi. Tsai, c’est comme s’il creusait le sol et s’acharnait sur le même trou en creusant le plus profondément possible. Moi, je préfère étendre que creuser, j’aime explorer, prolonger ma vision toujours plus loin. Mais l’absence de futur n’est pas spécifique à Taiwan ou à Tsai. Il s’agit de la vie en général. C’est le sentiment que l’homme n’est pas un individu autonome et libre, que nous ne vivons pas selon nos désirs profonds. Il y a un ensemble de données qui nous emprisonnent : l’arrivisme, l’égoïsme, etc. Et puis on est trop occupés à essayer de survivre. Nous avons cette incapacité à être simplement humains. Et tout cela nous dépasse, nous n’avons pas le choix.
Serge Kaganski, 1997