Entretien d’Hou Hsiao-hsien fait par Serge Kasanski, 1997

Hou Hsiao-hsien : Les formes dramaturgiques de la télévision sont très conventionnelles et ressemblent à celles du cinéma ordinaire dominant. Dans ce système esthétique, on compresse les expériences de la vraie vie, on schématise la réalité pour l’intégrer plus facilement dans des formules narratives toutes faites.

Entre­tien d’Hou Hsiao-hsien fait par Serge Kasans­ki, 1997

Le nou­veau film de Hou Hsiao-hsien, Good­bye South, Good­bye, est une splen­deur. Concret et contem­po­rain dans son choix de mon­trer l’en­nui du quo­ti­dien, mais abs­trait par sa manière unique de peindre la nuit urbaine, Hou est un cinéaste qui s’ex­prime rare­ment : il laisse ses films par­ler pour lui. Ici, ce ful­gu­rant plas­ti­cien raconte sa jeu­nesse de gouape, les cica­trices de sa mère et l’in­dif­fé­rence de son père, la magie simple de son art et son incu­rable mélancolie.

Hou Hsiao-hsien réa­lise là un film très contem­po­rain, uti­li­sant tout l’ar­se­nal des tech­niques modernes de l’i­mage pour les tirer vers une morale et une esthé­tique de ciné­ma — comme une ren­contre entre les séduc­tions de MTV et l’exi­gence de la durée, comme si Anto­nio­ni fai­sait des clips vidéo.

Pour­quoi êtes-vous deve­nu cinéaste ?

Hou Hsiao-hsien — Je res­tais le plus sou­vent pos­sible loin de ma mai­son : quand je n’a­vais pas classe l’a­près-midi, plu­tôt que de ren­trer, je traî­nais dehors. Il y avait dans le quar­tier une rési­dence de style japo­nais avec, à l’ar­rière, un ver­ger. J’a­do­rais y traî­ner, grim­per dans les arbres, cro­quer quelques fruits et res­ter pen­si­ve­ment ins­tal­lé dans les bran­chages. Dans ces moments-là, je sen­tais le vent autour de moi, j’en­ten­dais la rumeur de la cir­cu­la­tion au loin… Des ins­tants très étranges, très aigus pour moi, des ins­tants qui fai­saient écho au sen­ti­ment de soli­tude que je res­sen­tais for­te­ment. Je ne sau­rais l’ex­pli­quer mieux, mais ces moments-là déga­geaient une sen­sa­tion très pro­fonde en moi. C’est pour ces ins­tants-là, je crois, que je suis deve­nu cinéaste : seul le ciné­ma est capable de cap­tu­rer ces moments indi­cibles où l’on sent l’es­pace autour de soi, où l’on éprouve le sen­ti­ment d’être au monde.

Pour­quoi vos films évitent-ils à ce point tout sentimentalisme ?

D’a­bord, les romans chi­nois tra­di­tion­nels que je lisais sont géné­ra­le­ment très sobres quant aux effu­sions sen­ti­men­tales, ils restreignent une expres­sion trop visible des sen­ti­ments. L’autre rai­son tient à ma nature : je ne suis pas du genre démons­tra­tif. Je ne retiens pas l’ex­pres­sion des sen­ti­ments volon­tai­re­ment, je filme les choses comme j’aime les voir. Ça vient peut-être aus­si de notre tra­di­tion lit­té­raire, dans laquelle la ten­sion ne doit pas être fabri­quée arti­fi­ciel­le­ment par des scènes dra­ma­tiques ; au contraire, il s’a­git de lais­ser l’é­mo­tion jaillir d’elle-même à tra­vers le flux ordi­naire du quotidien.

Vos films n’ont pas recours à une dra­ma­tur­gie tra­di­tion­nelle telle qu’on la conçoit en Occi­dent, notam­ment dans le ciné­ma amé­ri­cain. Dans Good­bye South, Good­bye, votre idée de la nar­ra­tion s’ap­pa­rente plus à un ensemble de moments égaux les uns aux autres, sans qu’il y ait néces­sai­re­ment pro­gres­sion dra­ma­tique ou réso­lu­tion finale.

J’ai sou­vent par­ti­ci­pé à des soi­rées karao­ké avec des amis. Par­fois, j’ob­ser­vais un de mes par­te­naires qui était tel­le­ment plon­gé dans son chant qu’il s’en déga­geait une authen­tique beau­té — une émo­tion non tra­fi­quée jaillis­sait d’un moment ordi­naire du pré­sent. C’est exac­te­ment ce genre d’ins­tant que j’aime cap­ter au ciné­ma. Il ne s’a­git pas pour moi de créer une dra­ma­tur­gie, de construire une nar­ra­tion pour y inclure arti­fi­ciel­le­ment des émo­tions, mais plu­tôt de retrou­ver l’exemple du karao­ké : c’est-à-dire fil­mer des moments indi­vi­duels, des moments du quo­ti­dien, et sai­sir des émo­tions qui sur­gissent natu­rel­le­ment de ces moments-là. Ces moments et ces émo­tions viennent de la vraie vie — soit de mon propre vécu, soit de ce que me racontent mes amis. Ensuite, j’as­semble tous ces seg­ments indi­vi­duels et ça forme le film. Je pré­fère cette méthode plu­tôt que d’in­jec­ter des émo­tions dans une struc­ture nar­ra­tive préexistante.

Vos films sont très reliés à Tai­wan, à sa topo­gra­phie, à son his­toire. Y avez-vous tou­jours vécu ?

Je suis né dans l’est de la Chine, mais ma famille s’est ins­tal­lée à Tai­wan quand j’a­vais un an, en 1947. Mon père était diplô­mé d’é­du­ca­tion à l’u­ni­ver­si­té, puis il a tra­vaillé comme jour­na­liste. Ensuite, il est retour­né à l’é­du­ca­tion en deve­nant res­pon­sable de l’é­du­ca­tion de la région de Mei. Ma mère était ins­ti­tu­trice au niveau élé­men­taire. Un jour, mon père emme­nait un groupe d’ath­lètes à Tai­wan et là, il a ren­con­tré un de ses vieux amis qui était sur le point de deve­nir maire d’une petite ville. L’a­mi lui a pro­po­sé de deve­nir son bras droit ; mon père a fait un essai, a trou­vé que Tai­wan était un bon endroit pour vivre et a fina­le­ment emme­né toute la famille pour s’y installer.

Avec des parents dans l’é­du­ca­tion, étiez-vous conscient d’a­voir le pri­vi­lège de gran­dir dans un milieu culti­vé, lettré ?

Je n’en avais aucune conscience. Je pas­sais mon temps à traî­ner dans les rues, à cava­ler et à faire les quatre cents coups. Et puis mon père est mort quand j’a­vais 13 ans. Il avait des pro­blèmes de san­té, des dif­fi­cul­tés res­pi­ra­toires. Dans le nord de Tai­wan, le cli­mat n’é­tait pas bon pour lui, alors il a démé­na­gé vers le sud de l’île, où le temps est plus sec. Il par­lait peu à ses enfants parce qu’il avait peur d’ag­gra­ver ses dif­fi­cul­tés de san­té et de nous les trans­mettre par conta­gion, par voie orale. Mes sou­ve­nirs de mon père se résument à ça : un homme silen­cieux, cal­me­ment assis der­rière son bureau en train de tra­vailler. De temps en temps il se levait et sor­tait pour ses affaires. Enfant, j’ai eu une image de mon père impres­sion­nante, voire effrayante. Et je n’a­vais pas l’im­pres­sion qu’il m’ap­pre­nait beau­coup — tel­le­ment il était dis­tant et silen­cieux. Mais mes sen­ti­ments sur mon enfance sont très com­plexes. D’un côté, mon père ne par­lait pas. De l’autre, il y avait ma grand-mère pater­nelle : elle était aus­si de Chine et en avait héri­té une cer­taine culture fami­liale — les gar­çons sont plus impor­tants que les filles, ce genre de pen­sées. Elle était en quelque sorte l’in­ter­mé­diaire entre mon père et moi. Mon père était très strict et quand il vou­lait me punir pour une bêtise, ma grand-mère s’in­ter­po­sait pour me pro­té­ger. Mais dans ces cas-là, je pen­sais au fond de moi que ma grand-mère avait tort et que mon père avait rai­son. J’é­tais pris entre plu­sieurs auto­ri­tés, plu­sieurs sen­ti­ments. L’im­pact de mon père sur moi est très sub­til, très éva­nes­cent, parce qu’il ne mon­trait pas de signes d’af­fec­tion. J’ai gran­di dans un envi­ron­ne­ment très pudique, où les émo­tions étaient très retenues.

Plus tard, entre 15 et 20 ans, res­sem­bliez-vous aux jeunes gens rebelles de vos films, ou étiez-vous plu­tôt du genre studieux ?

Il m’é­tait impos­sible de res­ter à la mai­son cal­me­ment. Je cou­rais les rues, je traî­nais sou­vent aux alen­tours d’un temple dans le quar­tier, avec d’autres gamins des rues. On se bagar­rait, on jouait du fric comme dans un casi­no sau­vage, on fai­sait tout un tas de choses pas très nettes. Mais à côté de ça, vers l’âge de 13 ans, je me suis mis à lire des romans — une acti­vi­té dont je suis tom­bé amou­reux. Je lisais beau­coup Eileen Chang, une roman­cière chi­noise très popu­laire qui écri­vait des his­toires très roman­tiques, et puis j’al­lais pas mal au ciné­ma — je m’in­tro­dui­sais dans les salles en douce, en cou­pant les clô­tures et en res­quillant par les entrées arrière. J’as­sis­tais éga­le­ment très sou­vent à des spec­tacles chi­nois tra­di­tion­nels, notam­ment les marion­nettes. Mais je me sou­viens de la période pen­dant laquelle s’est cris­tal­li­sée ma vision du monde : c’é­tait vers mes 18 ans, quand ma mère est décé­dée. Je me sou­viens d’elle comme d’une per­sonne très triste… Elle avait une longue cica­trice autour du cou. Mes frères et sœurs et moi n’a­vons jamais osé lui deman­der d’où venait cette cica­trice parce qu’elle était tou­jours dans un état de mélan­co­lie contem­pla­tive. Quelle était l’o­ri­gine de cette mélan­co­lie endé­mique ? Peut-être la san­té de mon père, le fait que ma mère devait tout le temps prendre soin de lui. Quand elle est morte, j’ai com­men­cé à me recons­truire et à recons­truire ma vision du monde. Je n’é­tais pas un enfant modèle : je traî­nais dans les mau­vais coups, je volais les fruits aux éta­lages, etc. Mais, durant toutes ces années, j’ai tou­jours sen­ti comme une paire d’yeux qui me sur­veillaient constam­ment. Cette sen­sa­tion ne m’a jamais quit­té et a été déci­sive : c’est grâce à elle que je ne suis pas deve­nu un voyou pro­fes­sion­nel, que j’ai pu m’é­loi­gner d’un style de vie dissolue.

A qui appar­te­naient ces yeux ? A votre conscience, aux fan­tômes de vos parents, à Dieu ?

A moi ! C’est comme si une par­tie de moi-même se déta­chait de mon corps pour obser­ver mes acti­vi­tés diverses. Et le moi qui obser­vait était plu­tôt triste et déçu par le moi qui fai­sait les quatre cents coups. Ce moi contem­pla­tif se disait que la vie était futile, consti­tuée de petits plai­sirs étroits et que dans l’i­déal, la vie ne devrait pas res­sem­bler à ça mais être grandiose.

On a d’ailleurs l’im­pres­sion, en voyant vos films, que le Hou Hsiao-hsien contem­pla­tif est der­rière la camé­ra, en train de fil­mer le Hou Hsiao-hsien voyou : l’his­toire de la paire d’yeux mélan­co­liques qui obser­vaient vos quatre cents coups continue.

C’est exac­te­ment ce qui se passe avec mes films. J’aime beau­coup mes per­son­nages, ces jeunes gens qui traînent, ces glan­deurs et ces petits gang­sters : je les ai bien connus, j’ai vécu comme eux, avec eux… Et en même temps, il y a cet autre Hou Hsiao-hsien qui les regarde avec beau­coup de recul et de mélan­co­lie. Grâce à ce déta­che­ment, je suis en mesure de repé­rer les moindres détails d’une scène ou d’un per­son­nage, le moindre de ses gestes, le moindre détail dans sa façon de par­ler… Je pense que cette capa­ci­té à sai­sir les mou­ve­ments infimes est très impor­tante quand on fait du cinéma.

Votre signa­ture est le long plan-séquence, sou­vent fron­tal. Pour­quoi uti­li­ser cette figure de façon qua­si systématique ?

Au début, pour des rai­sons pra­tiques. Main­te­nant, si je trouve un angle de camé­ra beau et inté­res­sant, je place ma camé­ra là et j’u­ti­lise cette confi­gu­ra­tion au maxi­mum de ses pos­si­bi­li­tés. Autre chose : mes acteurs sont des non-pro­fes­sion­nels. Ce serait gênant pour eux de pla­cer la camé­ra sous leur nez — je pré­fère donc les plans plus dis­tants. Par ailleurs, les prises courtes ne sont pas bonnes pour eux : ça entraîne beau­coup de chan­ge­ments de mise en place et ça ne leur laisse pas le temps d’en­trer dans l’at­mo­sphère de la scène — d’où la lon­gueur des plans. Ensuite, quand j’ai choi­si une cer­taine posi­tion de camé­ra qui déter­mine un cer­tain champ de vision, ça déter­mine aus­si l’es­pace où la scène va se dérou­ler. Si je place ma camé­ra au bout d’un cou­loir, ce cou­loir devient la scène où l’ac­tion va se pas­ser. Cet espace va aus­si déci­der de ce que vont faire les acteurs, de leurs mou­ve­ments et de leurs gestes… Tout cela per­met de créer un sens plus fort du temps et de l’es­pace, un temps et un espace qui se rap­prochent de ceux de nos vraies vies. Par exemple : je suis assis ici et j’en­tends ma femme ou mes enfants qui m’ap­pellent d’une autre pièce. Plu­tôt que d’al­ler fil­mer ma femme ou mes enfants dans l’autre pièce, je pré­fère que la camé­ra reste fixée sur moi et qu’on entende mes enfants hors champ : ain­si, je pense que le sen­ti­ment de réa­li­té de la situa­tion est beau­coup plus fort que si on avait fait un plan de coupe dans l’autre pièce.

Vous par­lez d’es­pace et de temps. Jus­te­ment, la clé de votre ciné­ma n’est-elle pas le temps, la durée ?

C’est un fac­teur impor­tant. Au début, c’é­tait incons­cient de ma part, ça reflé­tait sim­ple­ment mon goût à obser­ver le flux du quo­ti­dien. Mais de plus en plus de gens m’ont par­lé de l’im­por­tance de la durée dans mes films, j’ai donc com­men­cé à prendre conscience de ce que cela impli­quait dans l’es­thé­tique de mes films et dans la façon dont ils étaient per­çus par le spec­ta­teur. C’est très simple : il faut lais­ser la vraie vie s’é­cou­ler devant la camé­ra pour que le ciné­ma repro­duise la sen­sa­tion de la vie. Et c’est la durée qui est déter­mi­nante pour res­sen­tir le goût de la vraie vie.

Est-ce ce sens de la durée, ce sen­ti­ment de la vraie vie, qui aujourd’­hui crée la dif­fé­rence entre le ciné­ma et les autres types d’i­mages tels que la télé ou la publicité ?

Les formes dra­ma­tur­giques de la télé­vi­sion sont très conven­tion­nelles et res­semblent à celles du ciné­ma ordi­naire domi­nant. Dans ce sys­tème esthé­tique, on com­presse les expé­riences de la vraie vie, on sché­ma­tise la réa­li­té pour l’in­té­grer plus faci­le­ment dans des for­mules nar­ra­tives toutes faites. La plu­part des Occi­den­taux pro­cèdent ain­si et même cer­tains bons films occi­den­taux ne se démarquent pas assez des for­mules dra­ma­tur­giques dominantes.

Le ton élé­giaque de vos films vient-il uni­que­ment de vous, de vos parents, ou est-il repré­sen­ta­tif de l’i­den­ti­té taiwanaise ?

C’est plu­tôt un sen­ti­ment per­son­nel. Celui d’un auteur obser­vant sa socié­té. Les gens de Tai­pei ne sont pas tel­le­ment conscients des sen­ti­ments que j’es­saie d’ar­ti­cu­ler. La plu­part n’ont géné­ra­le­ment pas de recul ou de regard cri­tique sur l’en­vi­ron­ne­ment dans lequel ils vivent, trop occu­pés qu’ils sont à pour­suivre des objec­tifs immé­diats, à satis­faire des besoins à court terme. J’es­saie de repré­sen­ter l’es­sence de la vie _ et non pas ses aspects super­fi­ciels ou immé­diats. Mais depuis ma toute pre­mière jeu­nesse, je suis une per­sonne intui­ti­ve­ment mélan­co­lique, j’ai tou­jours por­té un regard un peu triste et sans illu­sion sur le monde.

Quels types de films voient les Tai­wa­nais ? Com­ment reçoivent-ils vos films ?

Comme par­tout, les Tai­wa­nais regardent essen­tiel­le­ment les gros films hol­ly­woo­diens. Les gens qui vont voir mes films sont d’un côté les intel­lec­tuels, les pro­fes­seurs et étu­diants ; et, de l’autre côté, des tra­vailleurs, des pay­sans, voire les jeunes qui traînent dans les rues (rires)… Les pre­miers aiment le ciné­ma d’au­teur, nor­mal. Quant aux seconds, bien sûr, ils vont voir les grosses pro­duc­tions amé­ri­caines, mais ils aiment aus­si mes films parce qu’ils ont un contact direct avec les vies que je filme  — ils s’y retrouvent. Les films hol­ly­woo­diens leur pro­curent des émo­tions pré­fa­bri­quées — et ils aiment cela. Mais mes films, en essayant de cap­ter la réa­li­té quo­ti­dienne, leur pro­curent un autre type d’é­mo­tion qui découle plus de leur vraie vie.

Com­ment expli­quez-vous la por­tée uni­ver­selle de vos films ?

A l’oc­ca­sion du tour­nage du Maître de marion­nettes ou d’autres films, j’ai été en contact avec les pay­sans des mon­tagnes, avec des com­mu­nau­tés rela­ti­ve­ment pri­mi­tives. Et je me suis ren­du compte que cer­taines idées pri­mi­tives tra­versent les âges et sont tou­jours valables aujourd’­hui _ et pas seule­ment en Chine. Par exemple, le besoin des hommes de se repro­duire, de renou­ve­ler l’es­pèce. Ou le rôle de l’homme et de la femme dans l’or­ga­ni­sa­tion fami­liale… Il y a ain­si des constantes de la vie et du com­por­te­ment humain qui ne sont pas liées spé­ci­fi­que­ment à un pays ou à une époque.

Que pen­sez-vous du ciné­ma de Hong-Kong ? Connais­sez-vous les films de Wong Kar-wai, qui montrent aus­si la mélan­co­lie de la jeu­nesse et de la vie urbaine ?

Il y a un aspect sur­vol­té et indus­triel de la pro­duc­tion qui est unique à Hong Kong. Ce côté speed n’est pas propre au ciné­ma : c’est Hong Kong qui est speed et sur­vol­té. Hong Kong ne vit que par le com­merce ; le ciné­ma est au dia­pa­son de la ville. Le ciné­ma de Hong-Kong et celui de Tai­wan sont dif­fé­rents, mais ils se rejoignent : dans les deux cas, on trouve des auteurs qui portent leur regard sur leur socié­té. Leur sub­jec­ti­vi­té est ce qui les réunit. J’ai lu que Wong Kar-wai a qua­si­ment gran­di dans un night-club parce que son père y tra­vaillait : cela expli­que­rait en par­tie pour­quoi ses films donnent une image si gla­mour de la ville. Et en même temps, le regard de Wong Kar-wai est un point de vue des cou­lisses. Ces deux aspects — les paillettes et l’ar­rière-cui­sine — se mélangent bien dans ses films.

Dans Good­bye South, Good­bye comme dans les films de Wong Kar-wai, les per­son­nages sont tra­vaillés par le désir d’exil.

Dans mes films, ce thème de l’exil n’est pas lié à une situa­tion poli­tique par­ti­cu­lière mais à la condi­tion humaine en géné­ral. On n’est jamais satis­fait de son sort, on a tou­jours envie d’al­ler voir ailleurs. Mais on a rare­ment l’éner­gie de faire des efforts pour vivre mieux, arran­ger les choses. Cela dit, il y a une situa­tion par­ti­cu­lière qui pèse sur le quo­ti­dien de Tai­wan : la pres­sion de la Chine. Depuis les années 50, la Chine fabrique des situa­tions de crise avec Hong Kong et Tai­wan. Dans quelques semaines, Hong Kong fera par­tie de la Chine. Par contre, pour Tai­wan, la situa­tion de crise et le sen­ti­ment de dan­ger per­ma­nent vont continuer.

Quel regard por­tez-vous sur le ciné­ma de Chine popu­laire, sur les films de Chen Kaige, Zang Yimou et autres ?

Le ciné­ma de Chine est un Hol­ly­wood poli­tique (rires)… La Chine est bien sûr un endroit très poli­ti­sé. Les gens y sont très sen­si­bi­li­sés à la poli­tique, et par­mi eux, les cinéastes. Vu le contexte, c’est nor­mal. D’un autre côté, les cinéastes et les auto­ri­tés sont sen­sibles au regard de l’Oc­ci­dent. C’est là qu’in­ter­vient l’as­pect hol­ly­woo­dien du ciné­ma chi­nois : ils choi­sissent des sujets et des formes sus­cep­tibles d’in­té­res­ser le public chi­nois mais aus­si le public étran­ger, pour des motifs de pres­tige et de rayon­ne­ment cultu­rel. C’est donc une manière de fabri­quer des films très hol­ly­woo­dienne : il s’a­git de satis­faire une demande, de répondre à une sup­po­sée attente d’un cer­tain public.

Dans le Hong Kong Stan­dard, un article s’in­ter­ro­geait sur l’a­pa­thie de la jeu­nesse hong-kon­gaise et poin­tait l’ab­sence de sen­ti­ment natio­nal comme l’une des rai­sons. Qu’en est-il à Tai­wan ? Avec des films comme Le Maître de marion­nettes ou Good Men, Good Women, essayez-vous de construire une iden­ti­té taiwanaise ?

La plu­part des Tai­wa­nais sont comme les habi­tants de Hong Kong : ils ne s’in­té­ressent pas aux ques­tions poli­tiques et ne se posent pas la ques­tion du sen­ti­ment natio­nal. L’ex­cep­tion concerne peut-être les hommes d’af­faires : ils s’in­té­ressent aux évé­ne­ments poli­tiques, mais avec des arrière-pen­sées  — il s’a­git pour eux de sur­veiller leurs inté­rêts. Il y a aus­si beau­coup de gens comme moi : nous lisons régu­liè­re­ment les jour­naux, nous sui­vons ce qui se passe, mais nous n’a­vons aucune pas­sion pour la chose poli­tique parce qu’elle nous donne l’im­pres­sion d’un grand vide, d’une comé­die très futile. Les deux films que vous citez sont basés sur l’his­toire contem­po­raine de Tai­wan. Avant 1945, Tai­wan était une colo­nie japo­naise. Depuis 45, c’est deve­nu une zone cru­ciale dans la stra­té­gie anti­com­mu­niste de l’A­mé­rique, donc un endroit encore sou­mis à des influences poli­tiques et cultu­relles exté­rieures. Dans les années 90, les gens semblent vou­loir regar­der en arrière, reve­nir au Tai­wan ancien. Les Tai­wa­nais parlent d’i­den­ti­té natio­nale, mais cette notion est très variable selon les gens. Il y a des Chi­nois du conti­nent qui se déclarent tai­wa­nais et des Tai­wa­nais qui se veulent chi­nois. Ce qui est com­mun aux Tai­wa­nais, c’est un fort sen­ti­ment d’in­sé­cu­ri­té par rap­port à la Chine. Il est par consé­quent très dif­fi­cile de défi­nir une iden­ti­té spé­ci­fi­que­ment taiwanaise.

Peut-on néan­moins par­ler d’é­cole tai­wa­naise de ciné­ma ? Les films de Tsai Ming-liang, par exemple, par­tagent avec les vôtres une cer­taine mélan­co­lie et le tra­vail sur la durée des plans.

Il faut dif­fé­ren­cier Tsai Ming-liang des autres cinéastes tai­wa­nais. C’est vrai que de nom­breux cinéastes ont essayé de reco­pier mon style ciné­ma­to­gra­phique et beau­coup ne sont par­ve­nus qu’à des résul­tats super­fi­ciels, des imi­ta­tions sans inté­rêt. Tsai Ming-liang appar­tient au contraire au groupe le plus sen­sible, il a com­pris l’es­sence pro­fonde de mon style. Et il a réus­si à créer sa propre vision, à tra­cer son propre sillon dans lequel il ancre ses sen­ti­ments. Il sait que sa vision du monde n’a pas beau­coup de débou­chés, pas de futur. C’est son point com­mun avec moi : un point de vue très pes­si­miste sur le monde et la socié­té tai­wa­naise. Je crois aus­si qu’il y a une dif­fé­rence majeure entre lui et moi. Tsai, c’est comme s’il creu­sait le sol et s’a­char­nait sur le même trou en creu­sant le plus pro­fon­dé­ment pos­sible. Moi, je pré­fère étendre que creu­ser, j’aime explo­rer, pro­lon­ger ma vision tou­jours plus loin. Mais l’ab­sence de futur n’est pas spé­ci­fique à Tai­wan ou à Tsai. Il s’a­git de la vie en géné­ral. C’est le sen­ti­ment que l’homme n’est pas un indi­vi­du auto­nome et libre, que nous ne vivons pas selon nos dési­rs pro­fonds. Il y a un ensemble de don­nées qui nous empri­sonnent : l’ar­ri­visme, l’é­goïsme, etc. Et puis on est trop occu­pés à essayer de sur­vivre. Nous avons cette inca­pa­ci­té à être sim­ple­ment humains. Et tout cela nous dépasse, nous n’a­vons pas le choix. 

Serge Kagans­ki, 1997