Depuis plus de trente ans, Frederick Wiseman filme les institutions américaines, qu’elles soient officielles ou non : le pénitencier psychiatrique (Titicut Follies, 1967), l’école (High School, 1968 ; High School II, 1993), l’armée (Basic Training, 1971 ; Missile, 1987), la police (Law and Order, 1969), l’assistance sociale (Welfare, 1975), une agence de mode (Model, 1980), un grand magasin (The Store, 1991), un quartier de logements sociaux (Public Housing, 1998), une petite ville côtière (Belfast Maine, 2000), etc. Son œuvre se construit en grande partie autour de la notion de norme : comment on se l’enfonce dans le crâne (High School, Basic Training), comment on tente de la faire respecter ou de la transgresser (Law and Order), comment on l’applique (Juvenile Court), comment on la subit en toute impuissance (Hospital, Titicut Follies). Processus d’imposition de la norme, d’intégration au groupe, d’énonciation de la normalité, de soumission ou de transgression…
Il est intéressant de noter que ces notions au cœur de l’œuvre de Wiseman sont aussi celles sur lesquelles travaillent les sociologues de l’École de Chicago. On sait les interactionnistes américains particulièrement attentifs au thème de la déviance, que celle-ci soit liée à la drogue (Outsiders de Howard Becker, 1963), à la délinquance juvénile (The social Organization of Juvenile Justice d’Aaron Cicourel, 1968), à la maladie mentale ou au handicap physique (Asiles, Stigmates d’Erving Goffman, 1961). Wiseman s’est lui aussi attaché à décrire le phénomène de la déviance ou de la marginalité liée à un handicap physique ou mental (Titicut Follies, 1967 ; Deaf, 1985 ; Blind, 1986), à la délinquance juvénile (Juvenile Court, 1973), à la vieillesse ou à la maladie (Hospital, 1970 ; Near Death, 1988). À l’opposé, il a consacré certains de ses documentaires à la question du conformisme et de la soumission à un modèle dominant : Basic Training, High School, Model (qui montre comment on fabrique des types de beauté uniforme), The Store (qui expose la façon dont ces images de beauté stéréotypées réussissent à faire vendre). Les méthodes de travail des interactionnistes et celles du documentariste présentent d’ailleurs de nombreuses similitudes : pas d’hypothèses préalables, priorité donnée à l’observation des interactions, importance du travail de terrain. Pionnier du cinéma direct, Wiseman refuse tout commentaire ou toute intervention lors du tournage et favorise l’observation directe des faits. Par l’attention qu’il porte aux interactions verbales de ses personnages, mais aussi à toute forme de communication non verbale constitutive de la mise en scène du quotidien, Wiseman réussit à mettre en évidence les règles dramaturgiques de la réalité sociale.
Article publié dans L’Homme et la société 2001/4 (n° 142) 194 pages
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Laetita Mikles : Quelle est pour vous la fonction du documentaire : d’information, d’archivage, de dénonciation, de changement social ?
Frederick Wiseman : Tout cela à la fois. Moi, je ne sélectionne aucune de ces possibilités. Je ne pense pas beaucoup à toutes ces questions. Je fais du documentaire parce que ça m’amuse, ça m’intéresse. C’est une façon de regarder le monde. Je fais du documentaire pour toutes les raisons que vous avez citées. Cela dépend surtout de la réaction des autres.
L. M. : Mais de toutes ces fonctions quelle est celle qui vous semble la plus importante ?
F. W. : De m’amuser (rires). C’est un travail qui me plaît personnellement. Je n’ai aucunement l’espoir que les documentaires changent le monde. Je n’ai pas vu beaucoup d’exemples de changement directement liés à des films documentaires. Peut-être y contribuent-ils ? Je ne sais pas. Je n’ai aucune idée de la façon dont on peut mesurer leur impact. Moi, j’aime le travail, j’aime regarder les gens, j’aime réfléchir à tout ce que je vois. Peut-être qu’au début je pensais que le film documentaire pouvait changer les choses. Maintenant je pense que c’était naïf, innocent et prétentieux. Parce que le film documentaire n’est pas le seul moyen d’informer le public : il y a les livres, les films, la télévision, les journaux… Il y a tellement de sources d’information dans les pays démocratiques… Comment peut-on séparer le documentaire de tous les autres réseaux de renseignements disponibles ? Et comment peut-on mesurer l’effet d’une seule de ces sources d’information ? Je n’en ai aucune idée. Peut-être les sociologues peuvent-ils me renseigner ?
L. M. : J’endoute.
F. W. : Titicut Follies [[Titicut Follies, premier documentaire réalisé par Frederick Wiseman [1967], dénonce les conditions de vie des détenus du pénitencier psychiatrique de Brigdewater. Ce film sans concession et d’une grande crudité a fait l’objet d’une censure de vingt-cinq ans, le procureur de l’État du Massachussets ayant obtenu une interdiction de projection pour des motifs de droit à l’image et d’atteinte à l’intimité des personnes filmées… Mais les véritables enjeux étaient essentiellement politiques.]] en est un exemple. Changer quelque chose dans l’hôpital de Bridgewater était l’une des motivations qui m’avait poussé à tourner ce film. Plusieurs années après sa réalisation, les choses ont en effet commencé à changer. Mais ce serait terriblement prétentieux de ma part de dire que le film a causé le changement. Des associations de médecins et des défenseurs du droit se sont impliqués dans l’affaire de Bridgewater. Ils ont peut-être été sensibilisés en partie par le film… quoiqu’il ait été très rarement montré à cause de l’interdiction de projection. De toute façon, plusieurs années après le tournage, la vieille prison a été démolie, on en a construit une nouvelle. Des poursuites ont été entamées contre certaines personnes même si, par la suite, elles ont été abandonnées. Mais cela ne permet pas de dire que ces changements ont été les conséquences du film. Il est vrai que ce film reste, de tous ceux que j’ai pu tourner, le plus impliqué dans l’idée de changement social. Concernant le reste de mes films, il n’y a rien qui approche cette relation de cause à effet.
L. M. : Vous avez dit qu’il existait différentes sources d’information dans les sociétés démocratiques. Quelle est la spécificité du documentaire par rapport à ces autres sources d’information ?
F. W. : Chaque source d’information est spécifique et unique. Pour le documentaire, la spécificité de la technique que j’utilise, c’est de placer les spectateurs au cœur l’événement. Cette technique, quand elle réussit, donne une impression d’immédiateté. Le spectateur se sent, même temporairement, présent sur place. On lui demande de penser et de ressentir par le biais de ce qu’il a sous les yeux. Dans un film comme Welfare, vous êtes dans les bureaux de l’aide sociale et vous observez les gens. Si le film marche c’est peut-être parce qu’il y a cette sensation d’immédiateté. Par ailleurs, la structure du film permet de proposer un point de vue sur le matériau du film. Et c’est différent de ce qui est imprimé. C’est la différence entre mes films et les documentaires narratifs ou entre mes films et les romans… Georges Conrad a écrit un superbe roman sur un bureau d’aide sociale à Budapest.
Il est intéressant de comparer comment les deux formes (la forme romanesque et la forme filmique) traitent les mêmes données. C’est une question qui m’intéresse beaucoup. Prenons par exemple la question de l’abstraction : quand vous écrivez un roman et que vous allez vers quelque chose de plus abstrait, vous utilisez un langage plus abstrait. Dans un film — du moins dans le genre de film que je fais — vous ne pouvez pas faire cela directement mais vous pouvez utiliser une des personnes filmées qui utilise un langage abstrait. Vous pouvez aussi le faire indirectement en travaillant sur la structure du film.
L. M. : On peut donc communiquer des idées abstraites dans un documentaire ?
F. W. : Je le pense. J’essaie de le faire. Mais c’est toujours à la périphérie. Dans un premier temps, à un niveau superficiel, un film doit fonctionner dramatiquement. Mais, à côté de cela, un film a toujours affaire avec des idées abstraites, des questions plus métaphoriques. Ces idées sont présentées au spectateur par le biais de la structure. Par ce qui est dit ou fait dans les séquences. Dans un film comme Belfast [[Belfast, Maine, dernier documentaire réalisé par Wiseman [1999] décrit la vie quotidienne d’une petite ville côtière des États-Unis : son activité économique (pêche, industrie alimentaire…), culturelle (théâtre amateur, chorale), politique (conseils municipaux…), sociale (assistance sociale). Ce film d’une durée de quatre heures représente une sorte de synthèse de ses précédents documentaires.]] par exemple, les idées abstraites peuvent être présentées de façon plus visuelle que dans un film comme Welfare. Dans Welfare, il y a une combinaison entre une présentation visuelle et les idées abstraites liées aux mots, aux conversations entre les personnages filmés. Dans Belfast, il y a peu de conversations. C’est parfois intéressant d’avoir à traiter des idées en des termes strictement visuels mais c’est plus compliqué aussi.
L. M. : Est-ce que vous pouvez me donner des exemples de ces idées abstraites dont vous parlez ?
F. W. : Je ne veux pas faire cela. Je n’aime pas expliquer les films. Je ne pense pas que ce soit à moi de faire cela. Et je ne pense pas que ce soit mon travail d’expliquer. Mon travail est de faire les films du mieux que je peux et ces films peuvent être interprétés par les gens de la façon qu’ils veulent.
L. M. : Vous pensez que si vous exprimez dans vos mots une réalité observée, elle risque de perdre de sa complexité par rapport à son expression par les images ?
F. W. : Si j’exprimais ce sur quoi porte le film en vingt-cinq mots ou en une centaine de mots, pourquoi faire le film ? Si je réussis à le faire en mille mots ou en cinq minutes de conversation, pourquoi est-ce qu’on devrait faire un film ?
L. M. : Vous dites que lorsqu’un spectateur regarde un de vos films, il ressent un sentiment d’immédiateté, qu’il est dans l’action. Il a donc peut-être une implication plus forte que si la même réalité lui était uniquement décrite par des mots ?
F. W. : J’ai dit que lorsqu’un spectateur regarde un film, il peut le lire à plusieurs niveaux, en tenant compte de la spécificité de chaque scène, de la relation entre les différentes scènes entre elles, ou encore de la relation entre les scènes et les questions abstraites dont nous parlions tout à l’heure. Je ne ressens aucunement l’obligation d’expliquer les abstractions ou les métaphores. Le film devrait s’expliquer par lui-même.
L. M. : Vous parliez tout à l’heure du travail sur la structure du film qui permet au cinéaste de proposer son point de vue. Dans vos films vous exprimez en effet votre point de vue tout en laissant le spectateur libre d’interpréter vos films à sa guise.
F. W. : Exactement. Et en même temps j’espère lui donner suffisamment d’informations pour qu’il puisse reconnaître mon interprétation. J’espère que mon interprétation est claire. Je ne demande pas nécessairement que l’on se conforme à ma vision des choses.
L. M. : Vous vous montrez parfois très ironique et très critique dans vos films. Mais les spectateurs privilégiés que sont les personnes que vous filmez ne font pas la même lecture du film que vous. Je pense par exemple à The Store [[The Store [1983] porte un regard critique et acide sur l’organisation managériale et les techniques de vente du célèbre grand magasin de Dallas Neiman and Marcus.]], qui est un de vos documentaires les plus ironiques…
F. W. :… Comique.
L. M. : Les responsables du grand magasin ont vu le documentaire et en ont été satisfaits. Ils ont construit leur propre interprétation du film et peut-être n’ont-ils pas saisi votre regard ironique. De façon plus générale, quelles sont les réactions des gens que vous filmez, après visionnage du documentaire ?
F. W. : Bonne. Quoique pour trois de mes films, Titicut Follies, Primate[[Primate [1974] a été tourné dans un laboratoire d’expérimentations scientifiques dont les cobayes étaient des singes.]] et High School, il y ait eu un changement d’attitude. Tout d’abord, quand les gens ont vu le film pour la première fois, ils l’ont beaucoup aimé. Mais après avoir lu les critiques et pris connaissance des réactions des autres spectateurs, ils ont changé d’avis. Ils étaient gênés par ce qui avait été publié dans les journaux. C’est curieux. Mais pour tous les autres films, les gens ont aimé le film avant et après avoir lu les critiques et les réactions. Il y a eu cette attitude défensive envers les institutions seulement pour ces trois films.
L. M. : Depuis maintenant plus de trente-cinq ans vous filmez les institutions américaines. Vous, qui en êtes un observateur privilégié, quelle observation des institutions avez-vous pu observer ?
F. W. : C’est le genre de question auxquelles je ne sais pas répondre. Je ne sais rien des institutions américaines en général. Je ne suis pas un sociologue. Je fais des films sur des lieux particuliers. Je ne suis expert sur aucun de ces sujets. Je ne suis pas un expert de l’aide sociale ou de l’éducation ou des missiles à têtes chercheuses. Je sais que ce serait mal de ma part de chercher à généraliser ce que j’ai pu observer en un lieu et de l’élargir à l’ensemble des institutions américaines Ce serait pompeux. Je n’ai pas observé tous les lycées à travers l’Amérique.
L. M. : Mais ne décidez-vous pas de filmer un lycée en pensant que les informations que vous pourrez tirer de l’observation de ce lieu particulier, dans un contexte spécifique, seront similaires aux informations que l’on pourrait tirer de l’observation d’autres lycées ?
F. W. : C’est peut-être le cas mais ce n’est pas à moi de le dire. Peut-être existe-t-il des personnes qui ont observé ce qui se passait dans une multitude de lycées et qui pourront dire : « Oui, la plupart des lycées ressemblent en effet à celui du film. ». Avant de faire High School, je n’avais visité qu’un ou d’eux lycées. Je ne suis pas bien placé pour dire si le lycée que j’ai filmé est typique ou non des lycées américains de la fin des années soixante. Cela n’est pas du domaine de ma connaissance. D’autres personnes peuvent y prétendre. Mais moi je ne suis pas un expert en éducation. J’essaie juste de faire le meilleur film possible sur cet endroit particulier. Je ne sais pas comment je pourrais généraliser sur les institutions américaines et je n’essaie pas. Je fais des films sur un lieu précis, dans un temps particulier et c’est tout.
L. M. : Après High School (1968) vous avez tourné High School II (1994). Qu’est-ce qui vous a donné envie de reprendre la même institution ?
F. W. : Ce n’est pas exactement la même institution. Ce sont tous deux des lycées mais à des époques différentes et avec des philosophies de l’éducation totalement différentes. Il n’y a presque aucune relation entre les deux. Dans le premier HighSchool, il y a quatre mille Blancs et douze Noirs. Dans le second, 45 % de Noirs, 45 % d’Hispaniques et 10 % d’autres origines ethniques. La composition ethnique et sociale était complètement différente. De même le niveau économique des familles. Les classes comprenaient moins d’élèves et il y avait beaucoup plus de relations directes entre le professeur et les étudiants. Ils abordaient beaucoup plus de thèmes sociologiques aussi : les débats sur la place de l’homme, de la femme, des minorités ethniques dans la société, le multiculturalisme. Ce qui se passe dans les lycées est directement en relation avec ce qui se passe dans la société. C’est le cas de toutes les institutions mais c’est peut-être encore plus vrai des lycées. HighSchool est un reflet de l’Amérique des années soixante. HighSchool II est une réflexion sur les aspects importants de la vie américaine des années quatre-vingt-dix. Ces deux films, à mon avis, ne traitent pas du tout du même sujet.
L. M. : Lorsque vous décidez du lieu que vous allez filmer vous faites des repérages mais vous ne procédez à aucune recherche documentaire. Pourquoi ?
F. W. : Parce que généralement il n’y a rien d’écrit sur le sujet. Il y a certainement des livres traitant de l’aide sociale ou des lycées en général mais rien de l’endroit où je vais rester un mois ou deux. Je lis peu dans le but de me familiariser avec mon terrain. Je ne lis pas d’ouvrages de sciences sociales parce que je ne les comprends pas. Comme vous le savez, je ne suis pas doué pour les langues étrangères et pour moi le langage sociologique est une langue étrangère. Si je trouve un roman qui traite du même sujet, je le lis. J’ai lu The Caseworker mais deux ou trois ans avant mon film donc ça ne m’a aidé que rétroactivement. Juste avant de faire Hospital, j’ai lu un roman documentaire d’un danois qui a passé un an dans un hôpital au Texas. Il y a un écrivain d’investigation Keneth Fearing qui a écrit également un roman sur un hôpital. Mais la plupart du temps je ne suis au courant d’aucun ouvrage en relation directe avec le sujet filmé. Et j’ai surtout appris à me fier à mon propre jugement. Ce qui ne veut pas dire qu’un jugement est toujours correct, mais une grande partie de l’intérêt que je trouve à filmer c’est l’exploration, c’est la possibilité de découvrir. Et j’aime trouver les choses par moi-même.
L. M. : Mais n’avez-vous pas peur de passer à côté d’informations importantes si vous ne faites pas ce travail de recherche documentaire préalable ?
F. W. : Vous savez, vous ratez toujours quelque chose. Aucun film n’est définitif et ne peut prétendre à tout saisir. Il y a toujours un risque et ce risque existerait même si je lisais tous les livres parus sur les lycées. Peut-être même que je passerais à côté de beaucoup de choses justement parce que ma tête serait remplie de mes lectures. Pour moi, c’est plus intéressant de voir comment je réagis aux choses que je vois et que je ressens, plutôt que de me rendre sur ce lieu avec l’esprit encombré d’idées héritées d’observations que d’autres ont pu faire. Je préfère suivre mon idée. Ce qui ne veut pas dire que mon jugement soit juste mais c’est le mien. Et c’est ce qui en fait l’intérêt.
L. M. : Êtes-vous toujours surpris par ce que vous découvrez ?
F. W. : Je suis toujours surpris. Et c’est sans doute parce que j’arrive sur mon terrain en connaissant si peu que je suis surpris. Presque toujours ce que je découvre va à l’encontre de clichés. C’est l’interaction entre ces deux pôles que je trouve intéressante. La réalité est toujours plus compliquée que ce que je m’étais imaginé. Les données ne se présentent jamais dans une forme simple, ne correspondent jamais à ce que j’avais anticipé ou lu au préalable. L’intérêt de mon métier c’est de découvrir les complexités et les ambiguïtés d’une situation. J’essaie d’être particulièrement réceptif à cela. Je ne veux pas aller sur mon terrain avec des œillères idéologiques. L’effort consiste plutôt à essayer de regarder à 360 degrés. Je n’y parviens pas toujours mais du moins je m’y efforce.
L. M. : Est-ce que vous pouvez nous parler la façon dont vous agissez sur le tournage ?
F. W. : Vous devez agir très vite et de façon instinctive. Vous devez être prêt à filmer n’importe quoi. Il doit toujours y avoir de la pellicule dans la caméra et de la bande dans le magnétophone. Le cameraman et moi, nous nous comprenons par une série de petits gestes et je le dirige avec mon micro. Il est indispensable de faire confiance en son propre jugement sur ce qu’il est bon de filmer. Et surtout, si on pense qu’une chose vaut la peine qu’on la filme, il faut la filmer jusqu’au bout. La pire des choses consiste à commencer à tourner puis à s’arrêter au milieu d’une séquence. Presque inévitablement la chose la plus intéressante va se dérouler quand la caméra et le magnétophone sont éteints. Donc vous filmez toujours une scène dans son intégralité et lorsque vous vous arrêtez, vous vous arrêtez pour de bon. Vous ne pouvez jamais savoir à l’avance si une scène vaut la peine d’être filmée.
L. M. : Même après des années d’expérience ?
F. W. : Vous ne connaissez pas les gens. Vous ne pouvez pas anticiper leurs réactions. Il y a des situations dans lesquelles vous savez pertinemment qu’elles vont être intéressantes. Par exemple, pour La Comédie-Française [[La Comédie-Française ou l’Amour joué [1996] porte sur le travail des comédiens de la fameuse institution française. Frederick Wiseman a d’ailleurs été sollicité par la Comédie-Française pour mettre en scène La Dernière lettre interprétée par Catherine Samie au Théâtre du Vieux Colombier.]], certaines réunions du comité d’administration de la Comédie-Française, mon impulsion était de filmer tout ce qui se passait durant ces réunions. Je n’avais aucune idée des questions à l’ordre du jour mais je savais que c’était un des principaux centres de pouvoir du théâtre. Et de très bonnes choses en sont sorties. C’est la raison pour laquelle à la fin d’un tournage j’ai souvent une centaine d’heures de film à ma disposition. Je préfère investir dans la pellicule pour avoir un matériau abondant et riche. Je filme beaucoup parce qu’on ne peut presque jamais anticiper correctement. Pendant le tournage vous n’avez pas le temps de vous rendre compte sur l’instant de tout ce qui est engagé dans la situation. Vous ne pouvez pas analyser sur le moment. Vous devez agir instinctivement. Si vous commencez à penser, à avoir une attitude réflexive sur ce que vous faites, vous ne pourrez plus saisir de scènes intéressantes.
L. M. : L’instinct pour le tournage et la réflexion lors du montage ?
F. W. : Tout à fait.
L. M. : Est-ce que vous pouvez nous parler de la façon dont vous procédez pour le montage ?
F. W. : Oui, mais ce n’est pas très systématique, ni très conceptuel parce que n’est pas très français ! Ma méthode consiste à noter dans un cahier la liste de toutes les prises. Je commence avec la prise qui m’intéresse le plus. J’accumule ainsi les scènes montées pendant six ou sept mois. Pendant ce montage, je commence à penser à la façon dont les différentes scènes peuvent être liées. Ensuite je consacre quelques jours à l’assemblage préliminaire qui donne une idée de la structure du film. Cette étape ne dure que deux ou trois jours tellement je connais bien toutes les scènes. Je pars de cet assemblage primitif, je joue un peu avec, je le modifie. Six semaines après, j’arrive à la structure définitive du film. Mais il n’y a pas de méthode dans le sens où l’entendent les sociologues.
L. M. : Deux notions me semblent centrales dans votre œuvre : tout d’abord la notion de norme et de normalité. Vous rendez compte de la façon dont on enseigne la norme, dont on l’intègre. Je pense par exemple à High School : vous y montrez combien l’apprentissage et l’assimilation de la norme passent par la discipline des corps. Vous insistez sur les cours de gymnastique et de maintien. Et bien sûr sur la série de prescriptions morales qu’on impose aux lycéens.
F. W. : Oui, c’est l’une des idées ; saisir la façon dont on enseigne la norme. Dans Basic Training [[Basic Training [1971] décrit l’incorporation des jeunes conscrits dans l’armée américaine. Le documentariste montre comment, par une série d’exercices physiques et d’épreuves morales particulièrement rudes, les jeunes recrues perdent leur sensibilité et leur libre arbitre jusqu’à l’annihilation de leur volonté.
]] aussi. Les deux films se répondent. Le sergent chargé de l’entraînement des recrues tient le même langage que le surveillant général de High School. Mes films posent la question de la façon dont se définit la normalité. C’est une question que je pose mais à laquelle je ne réponds pas.
L. M. : Vous montrez comment les autres y répondent.
F. W. : Oui. C’est peut-être aux sociologues de trouver une définition, une réponse aux questions. De faire la compilation des solutions proposées.
L. M. : Est-ce que les sociologues américains se sont intéressés à votre travail ?
F. W. : Je n’ai pas beaucoup de relations avec les sociologues. Je n’ai aucune association avec les universités américaines. Par contre mes films sont utilisés dans beaucoup d’universités américaines mas je ne sais pas de quelle façon. Les universités louent ou achètent les films mais j’assiste rarement aux cours durant lesquels mes films sont projetés. J’ai une amie sociologue dans une université près de Boston qui a utilisé une douzaine de mes films pour son cours sur les institutions américaines. Le cours s’organisait autour des films. Elle pensait que mes films pouvaient intéresser les étudiants et les sensibiliser davantage aux problèmes abordés, qu’ils seraient plus facilement amenés à lire des ouvrages sociologiques après avoir vu la réalité présentée dans les films.
L. M. : Vous n’avez pas eu d’autres contacts avec des sociologues ?
F. W. : Non, parce qu’en général ils parlent une langue étrange. Je ne viens pas de cette formation. Moi, je suis plutôt formé par la lecture des romans ou des pièces de théâtre. Je ne connais pas de sociologue qui utilise la caméra et peu d’ethnologues qui réalisent des films. Mais le peu de films réalisés par des ethnologues que j’ai pu voir sont souvent ennuyeux parce qu’ils ne sont pas organisés de façon dramatique. Or c’est quelque chose qui est très important pour moi. La relation entre le théâtre et le cinéma m’intéresse beaucoup. Si un film marche, c’est grâce à sa structure dramatique.
L. M. : Pourtant, pour moi, vos documentaires sont presque des leçons de sociologie…
F. W. : Très bien !
L. M. : Vous avez des thèmes de réflexion et une méthode qui sont proches de ceux des sociologues interactionnistes : Howard Becker, l’auteur d’Ousiders…
F. W. : Ah oui… Mais il écrit dans un assez bon anglais ! Je ne l’ai pas lu depuis des années mais je le connais.
L. M. : Erving Goffman ?
F. W. : De Goffman, j’ai essayé de lire Asylum deux fois mais je ne suis pas allé plus loin que les cent premières pages. J’ai rencontré Goffman une fois. Un de mes amis l’avait invité dans la salle de montage lorsque je travaillais sur Titicut Follies. Je montais la scène durant laquelle un gardien maquille un prisonnier décédé, pour sa dernière cérémonie. La réaction de Goffman a été assez amusante. Il a regardé cette scène puis il a dit : « Ah, ça, c’est typique de ce qui se passe dans les prisons. Vous voyez comme le gardien ne parle pas au prisonnier… Il le traite comme une non-personne… ». Il a continué pendant quinze minutes. Il ne s’était pas rendu compte que le prisonnier était mort !
L. M. : Pour revenir à la question de la normalité présente dans vos documentaires, vous donnez à voir les règles sociales qui régissent notre quotidien. Vous mettez en évidence les règles dramaturgiques de la vie en société. Comment appréhendez-vous l’effet que la présence de l’équipe de tournage peut avoir sur cette mise en scène de la vie quotidienne ?
F. W. : Vous me posez la question de savoir si la caméra change le comportement des gens que je filme. J’ai l’impression que la caméra n’a finalement pas beaucoup d’incidence sur leur comportement. Les gens ne sont pas assez bons comédiens pour changer leur attitude se sachant filmés. S’ils étaient bons comédiens, ceux d’Hollywood seraient encore bien meilleurs ! Et puis 99 % des gens ne prêtent aucune attention à la caméra. Ils sont plus préoccupés par leur vie et les événements quotidiens auxquels ils sont confrontés que par le fait d’être filmés. Lorsque la caméra les gêne et qu’ils ne veulent pas être filmés, ils me le signifient assez clairement : ils partent. Mais ça ne se produit pratiquement jamais. Je sais qu’il y a des gens qui ne sont pas d’accord avec moi, mais ce qui ressort de mon expérience, c’est que la caméra n’a presque aucun effet sur le comportement des gens. Le principe de Heisenberg selon lequel la présence d’un observateur change les résultats d’une observation, ne s’applique pas à mon avis pour mes films documentaires. Les gens tiennent déjà un rôle et se sentent confortables dans ce rôle. Ils sont déjà eux et ils ne peuvent pas devenir quelqu’un d’autre parce qu’ils sont filmés. Quand j’ai travaillé sur la Comédie-Française, je pensais rencontrer beaucoup de difficultés justement parce que les comédiens ont l’habitude de jouer. Mais ça n’a pas été un problème. Quand ils jouent, ils jouent et quand ils ne jouent pas, ils ne jouent pas. Ou plutôt : ils jouent mais pas de la même façon dont ils jouent Don Juan. Ils jouent leur quotidien. C’est ce qui permet aux documentaristes de filmer une très grande variété de comportements : la gentillesse, la cruauté, la banalité, la comédie, la tristesse…
L. M. : Si les personnes que vous filmez ne changent pas leur comportement, cela tient essentiellement au fait qu’ils sont déjà en représentation ?
F. W. : Cela tient également au fait que l’équipe de tournage n’interagit pas avec les gens. L’argumentation que je développerai n’est pas scientifique mais empirique. La plupart des choses que j’ai enregistrées, j’ai pu les observer alors que la caméra n’était pas en train de tourner. Je peux vous donner un exemple assez tragique tiré de Titicut Follies : un des prisonniers, Jim, est tiré de sa cellule ; il marche le long du couloir, il va se raser, retourne dans sa cellule et fait une petite danse. J’ai été témoin de cette même scène deux ou trois fois avant que nous ne la filmions. C’était un rituel entre les gardes et Jim : à chaque fois qu’ils le sortaient de sa cellule, ils lui disaient : « Alors, Jim, est-ce que tu vas essayer de rester propre aujourd’hui ? ». Et ils le lui répétaient tant et tant qu’il finissait par exploser de rage. Et c’était leur façon de tromper leur ennui. C’était leur jeu parce qu’ils en avaient marre de le doucher et de le raser. Ils étaient cruels. Ils l’ont fait à chaque fois, caméra ou non. Ils agissaient exactement de la même façon. Si les gens sont d’accord pour être filmés, ils vont réagir de façon appropriée à la situation. Ils vont agir selon ce qui leur semble juste parce que nous pensons tous agir façon correcte.
L. M. : Justement dans Public Housing [[Public Housing [1998] porte sur la vie quotidienne des habitants des logements sociaux d’un quartier noir de la ville de Chicago. Le film rend aussi bien compte des problèmes sociaux, économiques ou politiques du quartier (drogue, alcoolisme, délinquance, violence domestique, chômage, mères mineures, sida…) que de la lutte menée par différentes associations pour améliorer la situation.]] vous suivez un policier qui parle à une toxicomane. Il lui parle gentiment mais peut-être que si la caméra n’avait pas été là, il aurait agi différemment.
F. W. : C’est compliqué de répondre à cette question parce que cela suggère que vous avez une idée-cliché de la cruauté ou de l’indifférence de la police. Et quand le comportement d’un policier ne correspond pas à vos idées, vous pensez qu’il change son comportement parce qu’il se sait filmé. Mais je peux vous donner un exemple contraire. Dans Law and Order[[Law and Order [1969] suit le travail des policiers d’un commissariat de Kansas City.]] , on voit un policier qui étrangle une fille devant la caméra. S’il pensait faire quelque chose de mal, pourquoi l’aurait-il fait devant la caméra ? Vous pourrez me répondre que si la caméra n’avait pas été là, il aurait pu la tuer… Mais c’est une réaction qui relève du cliché. Je pense qu’il l’a fait parce que la fille était une prostituée, qu’elle avait frappé un policier et qu’il essayait de lui donner une leçon : « On ne traite pas les policiers comme ça ». Ils l’ont étranglée puis relâchée. De la même façon que, dans Public Housing, le policier se montre gentil envers la toxico, le policier de Law and Order se montre cruel envers la prostituée. Si vous avez une idée bien définie de ce que doit être le comportement d’un policier et que le comportement filmé n’y correspond pas, vous risquez de penser que c’est dû à la présence de la caméra. J’ai passé beaucoup de temps avec les policiers, ils apparaissent souvent dans mes différents films. Ce sont des collecteurs d’ordures humaines. Ils voient l’aspect le plus horrible du comportement humain, huit heures par jour. Et le plus souvent ils se montrent bienveillants mais font parfois preuve de cruauté, commettent des choses horribles. Je suis loin d’être un amoureux de la police. Je pense que les policiers ont une tâche très compliquée à remplir et que c’est important de montrer l’éventail de ce qu’ils font, ce qui inclut des bonnes et des mauvaises choses.
L. M. : Pour PublicHousing, la responsable des logements sociaux vous a‑t-elle fait part de changements dus à l’arrivée de l’équipe de tournage dans le quartier ?
F. W. : Non. Mais vous voyez, on en revient aux clichés. J’ai cru qu’en tant que Blanc, en me rendant dans un quartier noir, j’aurais de grandes difficultés pour me faire accepter. Mais tout le monde s’est montré très amical. On m’avait dit que c’était extrêmement dangereux là-bas et qu’on allait essayer de voler l’équipement mais je n’ai eu aucun problème. Je n’aurais pas pu faire ce film sans la coopération des gens. Et j’aurais certainement raté les meilleures séquences du film si les gens n’étaient pas venus me chercher pour me dire ce qui allait se passer d’intéressant. Les gens venaient amicalement et posaient des questions. Moi, une des choses auxquelles je m’attache c’est de démythifier la fabrication du film. Je propose aux personnes que cela intéresse de regarder dans la caméra, d’utiliser mon magnéto pour qu’ils sachent comment on travaille.
L. M. : Pourquoi est-ce que vous ne voulez jamais filmer ce genre de scène ?
F. W. : Parce que cela ne fait pas partie de leur vie quotidienne.
L. M. : C’est une des réactions naturelles de ceux que vous filmez.
F. W. : Il y a des documentaristes qui pensent que c’est important d’apparaître dans leur film dans le but de rappeler au public que c’est vraiment un film qu’il est en train de regarder et non pas la vraie vie. Ces documentaristes pensent qu’un film produit un effet tellement puissant sur le public qu’il est nécessaire de lui rappeler que c’est juste un film. Je suis opposé à ce point de vue. Je pense que le public sait toujours qu’il a affaire à un film.
F. W. : Vous coupez aussi les regards lancés à la caméra.
F. W. : Oui, j’essaie de le faire autant que possible.
L. M. : Pourquoi ?
F. W. : Parce que j’estime que cela brise l’illusion. Parce qu’en définitive je fais un film. C’est une illusion. Je ne fais rien d’autre qu’un film. Je ne donne pas en représentation la vérité. Je donne à voir un film basé sur des séquences agencées et montées. Ce qui veut dire que les séquences montrées sont souvent bien plus courtes que ce qu’elles ont été dans ce qu’on pourrait appeler « la vraie vie ». Et ces séquences sont ordonnées selon une structure qui n’existe pas en dehors du film. C’est un film. Un artifice. Une structure dramatique. Grâce à la caméra, vous voyez les choses différemment qu’avec votre seul œil humain. Les sons aussi ont une forme différente que lorsqu’on les écoute avec une oreille humaine : leur intensité peut être adoucie ou amplifiée. Le documentaire se fonde sur des événements réels mais la façon dont ces événements sont cadrés, enregistrés et montés est complètement artificielle. Je ne sais pas si « artificiel » est le bon mot. Disons plutôt que tout est « construit ». Tout est affaire de sélection, de choix délibéré.
L. M. : Je comprends l’importance de la notion de construction mais cela justifie-t-il le fait de couper systématiquement les regards lancés à la caméra ?
F. W. : À mon avis, si on veut faire un film, il faut éviter d’attirer directement l’attention du spectateur sur le fait qu’il est en train de regarder un film. L’illusion du film est perdue dès lors que quelqu’un regarde l’objectif. C’est trop direct comme mode de rappel. Si vous êtes vraiment engagé dans un moment du film, et que quelqu’un du film vous regarde vous, en tant que spectateur, soudain quelque chose se casse. Parce que vous vous rappelez brusquement combien tout cela est artificiel. Vous le savez de toute façon mais vous voulez que l’illusion dure encore quelques secondes. Vous voulez avoir l’illusion d’être dans la scène. Un regard lancé à la caméra tue vraiment l’effet.
L. M. : Vous parlez d’illusion : or, pour certains, le documentaire est associé à l’idée de vérité et doit se défaire au contraire de tout effet d’illusion. Vous, au contraire, vous dites le rechercher.
F. W. : Je pense qu’il est impossible à quiconque de croire encore que le documentaire est la vérité. C’est une interprétation de la vérité. C’est mon interprétation personnelle à laquelle le spectateur ajoute la sienne qui lui est propre. Penser que le documentaire donne à voir la vérité c’est révélateur d’une volonté qui cherche à s’imposer. Et il y a là quelque chose de l’ordre de l’autoritarisme.