Filmer la mise en scène du quotidien

Entretien avec Frederick Wiseman par Laetita Mikles

Depuis plus de trente ans, Fre­de­rick Wise­man filme les ins­ti­tu­tions amé­ri­caines, qu’elles soient offi­cielles ou non : le péni­ten­cier psy­chia­trique (Titi­cut Fol­lies, 1967), l’école (High School, 1968 ; High School II, 1993), l’armée (Basic Trai­ning, 1971 ; Mis­sile, 1987), la police (Law and Order, 1969), l’assistance sociale (Wel­fare, 1975), une agence de mode (Model, 1980), un grand maga­sin (The Store, 1991), un quar­tier de loge­ments sociaux (Public Hou­sing, 1998), une petite ville côtière (Bel­fast Maine, 2000), etc. Son œuvre se construit en grande par­tie autour de la notion de norme : com­ment on se l’enfonce dans le crâne (High School, Basic Trai­ning), com­ment on tente de la faire res­pec­ter ou de la trans­gres­ser (Law and Order), com­ment on l’applique (Juve­nile Court), com­ment on la subit en toute impuis­sance (Hos­pi­tal, Titi­cut Fol­lies). Pro­ces­sus d’imposition de la norme, d’intégration au groupe, d’énonciation de la nor­ma­li­té, de sou­mis­sion ou de transgression…

Il est inté­res­sant de noter que ces notions au cœur de l’œuvre de Wise­man sont aus­si celles sur les­quelles tra­vaillent les socio­logues de l’École de Chi­ca­go. On sait les inter­ac­tion­nistes amé­ri­cains par­ti­cu­liè­re­ment atten­tifs au thème de la déviance, que celle-ci soit liée à la drogue (Out­si­ders de Howard Becker, 1963), à la délin­quance juvé­nile (The social Orga­ni­za­tion of Juve­nile Jus­tice d’Aaron Cicou­rel, 1968), à la mala­die men­tale ou au han­di­cap phy­sique (Asiles, Stig­mates d’Erving Goff­man, 1961). Wise­man s’est lui aus­si atta­ché à décrire le phé­no­mène de la déviance ou de la mar­gi­na­li­té liée à un han­di­cap phy­sique ou men­tal (Titi­cut Fol­lies, 1967 ; Deaf, 1985 ; Blind, 1986), à la délin­quance juvé­nile (Juve­nile Court, 1973), à la vieillesse ou à la mala­die (Hos­pi­tal, 1970 ; Near Death, 1988). À l’opposé, il a consa­cré cer­tains de ses docu­men­taires à la ques­tion du confor­misme et de la sou­mis­sion à un modèle domi­nant : Basic Trai­ning, High School, Model (qui montre com­ment on fabrique des types de beau­té uni­forme), The Store (qui expose la façon dont ces images de beau­té sté­réo­ty­pées réus­sissent à faire vendre). Les méthodes de tra­vail des inter­ac­tion­nistes et celles du docu­men­ta­riste pré­sentent d’ailleurs de nom­breuses simi­li­tudes : pas d’hypothèses préa­lables, prio­ri­té don­née à l’observation des inter­ac­tions, impor­tance du tra­vail de ter­rain. Pion­nier du ciné­ma direct, Wise­man refuse tout com­men­taire ou toute inter­ven­tion lors du tour­nage et favo­rise l’observation directe des faits. Par l’attention qu’il porte aux inter­ac­tions ver­bales de ses per­son­nages, mais aus­si à toute forme de com­mu­ni­ca­tion non ver­bale consti­tu­tive de la mise en scène du quo­ti­dien, Wise­man réus­sit à mettre en évi­dence les règles dra­ma­tur­giques de la réa­li­té sociale.

Article publié dans L’Homme et la socié­té 2001/4 (n° 142) 194 pages

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Lae­ti­ta Mikles : Quelle est pour vous la fonc­tion du docu­men­taire : d’information, d’archivage, de dénon­cia­tion, de chan­ge­ment social ?

Fre­de­rick Wise­man : Tout cela à la fois. Moi, je ne sélec­tionne aucune de ces pos­si­bi­li­tés. Je ne pense pas beau­coup à toutes ces ques­tions. Je fais du docu­men­taire parce que ça m’amuse, ça m’intéresse. C’est une façon de regar­der le monde. Je fais du docu­men­taire pour toutes les rai­sons que vous avez citées. Cela dépend sur­tout de la réac­tion des autres.

L. M. : Mais de toutes ces fonc­tions quelle est celle qui vous semble la plus importante ?

F. W. : De m’amuser (rires). C’est un tra­vail qui me plaît per­son­nel­le­ment. Je n’ai aucu­ne­ment l’espoir que les docu­men­taires changent le monde. Je n’ai pas vu beau­coup d’exemples de chan­ge­ment direc­te­ment liés à des films docu­men­taires. Peut-être y contri­buent-ils ? Je ne sais pas. Je n’ai aucune idée de la façon dont on peut mesu­rer leur impact. Moi, j’aime le tra­vail, j’aime regar­der les gens, j’aime réflé­chir à tout ce que je vois. Peut-être qu’au début je pen­sais que le film docu­men­taire pou­vait chan­ger les choses. Main­te­nant je pense que c’était naïf, inno­cent et pré­ten­tieux. Parce que le film docu­men­taire n’est pas le seul moyen d’informer le public : il y a les livres, les films, la télé­vi­sion, les jour­naux… Il y a tel­le­ment de sources d’information dans les pays démo­cra­tiques… Com­ment peut-on sépa­rer le docu­men­taire de tous les autres réseaux de ren­sei­gne­ments dis­po­nibles ? Et com­ment peut-on mesu­rer l’effet d’une seule de ces sources d’information ? Je n’en ai aucune idée. Peut-être les socio­logues peuvent-ils me renseigner ?

L. M. : J’endoute.

F. W. : Titi­cut Fol­lies [[Titi­cut Fol­lies, pre­mier docu­men­taire réa­li­sé par Fre­de­rick Wise­man [1967], dénonce les condi­tions de vie des déte­nus du péni­ten­cier psy­chia­trique de Brig­de­wa­ter. Ce film sans conces­sion et d’une grande cru­di­té a fait l’objet d’une cen­sure de vingt-cinq ans, le pro­cu­reur de l’État du Mas­sa­chus­sets ayant obte­nu une inter­dic­tion de pro­jec­tion pour des motifs de droit à l’image et d’atteinte à l’intimité des per­sonnes fil­mées… Mais les véri­tables enjeux étaient essen­tiel­le­ment poli­tiques.]] en est un exemple. Chan­ger quelque chose dans l’hôpital de Brid­ge­wa­ter était l’une des moti­va­tions qui m’avait pous­sé à tour­ner ce film. Plu­sieurs années après sa réa­li­sa­tion, les choses ont en effet com­men­cé à chan­ger. Mais ce serait ter­ri­ble­ment pré­ten­tieux de ma part de dire que le film a cau­sé le chan­ge­ment. Des asso­cia­tions de méde­cins et des défen­seurs du droit se sont impli­qués dans l’affaire de Brid­ge­wa­ter. Ils ont peut-être été sen­si­bi­li­sés en par­tie par le film… quoiqu’il ait été très rare­ment mon­tré à cause de l’interdiction de pro­jec­tion. De toute façon, plu­sieurs années après le tour­nage, la vieille pri­son a été démo­lie, on en a construit une nou­velle. Des pour­suites ont été enta­mées contre cer­taines per­sonnes même si, par la suite, elles ont été aban­don­nées. Mais cela ne per­met pas de dire que ces chan­ge­ments ont été les consé­quences du film. Il est vrai que ce film reste, de tous ceux que j’ai pu tour­ner, le plus impli­qué dans l’idée de chan­ge­ment social. Concer­nant le reste de mes films, il n’y a rien qui approche cette rela­tion de cause à effet.

L. M. : Vous avez dit qu’il exis­tait dif­fé­rentes sources d’information dans les socié­tés démo­cra­tiques. Quelle est la spé­ci­fi­ci­té du docu­men­taire par rap­port à ces autres sources d’information ?

F. W. : Chaque source d’information est spé­ci­fique et unique. Pour le docu­men­taire, la spé­ci­fi­ci­té de la tech­nique que j’utilise, c’est de pla­cer les spec­ta­teurs au cœur l’événement. Cette tech­nique, quand elle réus­sit, donne une impres­sion d’immédiateté. Le spec­ta­teur se sent, même tem­po­rai­re­ment, pré­sent sur place. On lui demande de pen­ser et de res­sen­tir par le biais de ce qu’il a sous les yeux. Dans un film comme Wel­fare, vous êtes dans les bureaux de l’aide sociale et vous obser­vez les gens. Si le film marche c’est peut-être parce qu’il y a cette sen­sa­tion d’immédiateté. Par ailleurs, la struc­ture du film per­met de pro­po­ser un point de vue sur le maté­riau du film. Et c’est dif­fé­rent de ce qui est impri­mé. C’est la dif­fé­rence entre mes films et les docu­men­taires nar­ra­tifs ou entre mes films et les romans… Georges Conrad a écrit un superbe roman sur un bureau d’aide sociale à Budapest.

Il est inté­res­sant de com­pa­rer com­ment les deux formes (la forme roma­nesque et la forme fil­mique) traitent les mêmes don­nées. C’est une ques­tion qui m’intéresse beau­coup. Pre­nons par exemple la ques­tion de l’abstraction : quand vous écri­vez un roman et que vous allez vers quelque chose de plus abs­trait, vous uti­li­sez un lan­gage plus abs­trait. Dans un film — du moins dans le genre de film que je fais — vous ne pou­vez pas faire cela direc­te­ment mais vous pou­vez uti­li­ser une des per­sonnes fil­mées qui uti­lise un lan­gage abs­trait. Vous pou­vez aus­si le faire indi­rec­te­ment en tra­vaillant sur la struc­ture du film.

L. M. : On peut donc com­mu­ni­quer des idées abs­traites dans un documentaire ?

F. W. : Je le pense. J’essaie de le faire. Mais c’est tou­jours à la péri­phé­rie. Dans un pre­mier temps, à un niveau super­fi­ciel, un film doit fonc­tion­ner dra­ma­ti­que­ment. Mais, à côté de cela, un film a tou­jours affaire avec des idées abs­traites, des ques­tions plus méta­pho­riques. Ces idées sont pré­sen­tées au spec­ta­teur par le biais de la struc­ture. Par ce qui est dit ou fait dans les séquences. Dans un film comme Bel­fast [[Bel­fast, Maine, der­nier docu­men­taire réa­li­sé par Wise­man [1999] décrit la vie quo­ti­dienne d’une petite ville côtière des États-Unis : son acti­vi­té éco­no­mique (pêche, indus­trie ali­men­taire…), cultu­relle (théâtre ama­teur, cho­rale), poli­tique (conseils muni­ci­paux…), sociale (assis­tance sociale). Ce film d’une durée de quatre heures repré­sente une sorte de syn­thèse de ses pré­cé­dents docu­men­taires.]] par exemple, les idées abs­traites peuvent être pré­sen­tées de façon plus visuelle que dans un film comme Wel­fare. Dans Wel­fare, il y a une com­bi­nai­son entre une pré­sen­ta­tion visuelle et les idées abs­traites liées aux mots, aux conver­sa­tions entre les per­son­nages fil­més. Dans Bel­fast, il y a peu de conver­sa­tions. C’est par­fois inté­res­sant d’avoir à trai­ter des idées en des termes stric­te­ment visuels mais c’est plus com­pli­qué aussi.

L. M. : Est-ce que vous pou­vez me don­ner des exemples de ces idées abs­traites dont vous parlez ?

F. W. : Je ne veux pas faire cela. Je n’aime pas expli­quer les films. Je ne pense pas que ce soit à moi de faire cela. Et je ne pense pas que ce soit mon tra­vail d’expliquer. Mon tra­vail est de faire les films du mieux que je peux et ces films peuvent être inter­pré­tés par les gens de la façon qu’ils veulent.

L. M. : Vous pen­sez que si vous expri­mez dans vos mots une réa­li­té obser­vée, elle risque de perdre de sa com­plexi­té par rap­port à son expres­sion par les images ?

F. W. : Si j’exprimais ce sur quoi porte le film en vingt-cinq mots ou en une cen­taine de mots, pour­quoi faire le film ? Si je réus­sis à le faire en mille mots ou en cinq minutes de conver­sa­tion, pour­quoi est-ce qu’on devrait faire un film ?

L. M. : Vous dites que lorsqu’un spec­ta­teur regarde un de vos films, il res­sent un sen­ti­ment d’immédiateté, qu’il est dans l’action. Il a donc peut-être une impli­ca­tion plus forte que si la même réa­li­té lui était uni­que­ment décrite par des mots ?

F. W. : J’ai dit que lorsqu’un spec­ta­teur regarde un film, il peut le lire à plu­sieurs niveaux, en tenant compte de la spé­ci­fi­ci­té de chaque scène, de la rela­tion entre les dif­fé­rentes scènes entre elles, ou encore de la rela­tion entre les scènes et les ques­tions abs­traites dont nous par­lions tout à l’heure. Je ne res­sens aucu­ne­ment l’obligation d’expliquer les abs­trac­tions ou les méta­phores. Le film devrait s’expliquer par lui-même.

L. M. : Vous par­liez tout à l’heure du tra­vail sur la struc­ture du film qui per­met au cinéaste de pro­po­ser son point de vue. Dans vos films vous expri­mez en effet votre point de vue tout en lais­sant le spec­ta­teur libre d’interpréter vos films à sa guise.

F. W. : Exac­te­ment. Et en même temps j’espère lui don­ner suf­fi­sam­ment d’informations pour qu’il puisse recon­naître mon inter­pré­ta­tion. J’espère que mon inter­pré­ta­tion est claire. Je ne demande pas néces­sai­re­ment que l’on se conforme à ma vision des choses.

L. M. : Vous vous mon­trez par­fois très iro­nique et très cri­tique dans vos films. Mais les spec­ta­teurs pri­vi­lé­giés que sont les per­sonnes que vous fil­mez ne font pas la même lec­ture du film que vous. Je pense par exemple à The Store [[The Store [1983] porte un regard cri­tique et acide sur l’organisation mana­gé­riale et les tech­niques de vente du célèbre grand maga­sin de Dal­las Nei­man and Mar­cus.]], qui est un de vos docu­men­taires les plus ironiques…

F. W. :… Comique.

L. M. : Les res­pon­sables du grand maga­sin ont vu le docu­men­taire et en ont été satis­faits. Ils ont construit leur propre inter­pré­ta­tion du film et peut-être n’ont-ils pas sai­si votre regard iro­nique. De façon plus géné­rale, quelles sont les réac­tions des gens que vous fil­mez, après vision­nage du documentaire ?

F. W. : Bonne. Quoique pour trois de mes films, Titi­cut Fol­lies, Pri­mate[[Pri­mate [1974] a été tour­né dans un labo­ra­toire d’expérimentations scien­ti­fiques dont les cobayes étaient des singes.]] et High School, il y ait eu un chan­ge­ment d’attitude. Tout d’abord, quand les gens ont vu le film pour la pre­mière fois, ils l’ont beau­coup aimé. Mais après avoir lu les cri­tiques et pris connais­sance des réac­tions des autres spec­ta­teurs, ils ont chan­gé d’avis. Ils étaient gênés par ce qui avait été publié dans les jour­naux. C’est curieux. Mais pour tous les autres films, les gens ont aimé le film avant et après avoir lu les cri­tiques et les réac­tions. Il y a eu cette atti­tude défen­sive envers les ins­ti­tu­tions seule­ment pour ces trois films.

L. M. : Depuis main­te­nant plus de trente-cinq ans vous fil­mez les ins­ti­tu­tions amé­ri­caines. Vous, qui en êtes un obser­va­teur pri­vi­lé­gié, quelle obser­va­tion des ins­ti­tu­tions avez-vous pu observer ?

F. W. : C’est le genre de ques­tion aux­quelles je ne sais pas répondre. Je ne sais rien des ins­ti­tu­tions amé­ri­caines en géné­ral. Je ne suis pas un socio­logue. Je fais des films sur des lieux par­ti­cu­liers. Je ne suis expert sur aucun de ces sujets. Je ne suis pas un expert de l’aide sociale ou de l’éducation ou des mis­siles à têtes cher­cheuses. Je sais que ce serait mal de ma part de cher­cher à géné­ra­li­ser ce que j’ai pu obser­ver en un lieu et de l’élargir à l’ensemble des ins­ti­tu­tions amé­ri­caines Ce serait pom­peux. Je n’ai pas obser­vé tous les lycées à tra­vers l’Amérique.

L. M. : Mais ne déci­dez-vous pas de fil­mer un lycée en pen­sant que les infor­ma­tions que vous pour­rez tirer de l’observation de ce lieu par­ti­cu­lier, dans un contexte spé­ci­fique, seront simi­laires aux infor­ma­tions que l’on pour­rait tirer de l’observation d’autres lycées ?

F. W. : C’est peut-être le cas mais ce n’est pas à moi de le dire. Peut-être existe-t-il des per­sonnes qui ont obser­vé ce qui se pas­sait dans une mul­ti­tude de lycées et qui pour­ront dire : « Oui, la plu­part des lycées res­semblent en effet à celui du film. ». Avant de faire High School, je n’avais visi­té qu’un ou d’eux lycées. Je ne suis pas bien pla­cé pour dire si le lycée que j’ai fil­mé est typique ou non des lycées amé­ri­cains de la fin des années soixante. Cela n’est pas du domaine de ma connais­sance. D’autres per­sonnes peuvent y pré­tendre. Mais moi je ne suis pas un expert en édu­ca­tion. J’essaie juste de faire le meilleur film pos­sible sur cet endroit par­ti­cu­lier. Je ne sais pas com­ment je pour­rais géné­ra­li­ser sur les ins­ti­tu­tions amé­ri­caines et je n’essaie pas. Je fais des films sur un lieu pré­cis, dans un temps par­ti­cu­lier et c’est tout.

L. M. : Après High School (1968) vous avez tour­né High School II (1994). Qu’est-ce qui vous a don­né envie de reprendre la même institution ?

F. W. : Ce n’est pas exac­te­ment la même ins­ti­tu­tion. Ce sont tous deux des lycées mais à des époques dif­fé­rentes et avec des phi­lo­so­phies de l’éducation tota­le­ment dif­fé­rentes. Il n’y a presque aucune rela­tion entre les deux. Dans le pre­mier High­School, il y a quatre mille Blancs et douze Noirs. Dans le second, 45 % de Noirs, 45 % d’Hispaniques et 10 % d’autres ori­gines eth­niques. La com­po­si­tion eth­nique et sociale était com­plè­te­ment dif­fé­rente. De même le niveau éco­no­mique des familles. Les classes com­pre­naient moins d’élèves et il y avait beau­coup plus de rela­tions directes entre le pro­fes­seur et les étu­diants. Ils abor­daient beau­coup plus de thèmes socio­lo­giques aus­si : les débats sur la place de l’homme, de la femme, des mino­ri­tés eth­niques dans la socié­té, le mul­ti­cul­tu­ra­lisme. Ce qui se passe dans les lycées est direc­te­ment en rela­tion avec ce qui se passe dans la socié­té. C’est le cas de toutes les ins­ti­tu­tions mais c’est peut-être encore plus vrai des lycées. High­School est un reflet de l’Amérique des années soixante. High­School II est une réflexion sur les aspects impor­tants de la vie amé­ri­caine des années quatre-vingt-dix. Ces deux films, à mon avis, ne traitent pas du tout du même sujet.

L. M. : Lorsque vous déci­dez du lieu que vous allez fil­mer vous faites des repé­rages mais vous ne pro­cé­dez à aucune recherche docu­men­taire. Pourquoi ?

F. W. : Parce que géné­ra­le­ment il n’y a rien d’écrit sur le sujet. Il y a cer­tai­ne­ment des livres trai­tant de l’aide sociale ou des lycées en géné­ral mais rien de l’endroit où je vais res­ter un mois ou deux. Je lis peu dans le but de me fami­lia­ri­ser avec mon ter­rain. Je ne lis pas d’ouvrages de sciences sociales parce que je ne les com­prends pas. Comme vous le savez, je ne suis pas doué pour les langues étran­gères et pour moi le lan­gage socio­lo­gique est une langue étran­gère. Si je trouve un roman qui traite du même sujet, je le lis. J’ai lu The Case­wor­ker mais deux ou trois ans avant mon film donc ça ne m’a aidé que rétro­ac­ti­ve­ment. Juste avant de faire Hos­pi­tal, j’ai lu un roman docu­men­taire d’un danois qui a pas­sé un an dans un hôpi­tal au Texas. Il y a un écri­vain d’investigation Keneth Fea­ring qui a écrit éga­le­ment un roman sur un hôpi­tal. Mais la plu­part du temps je ne suis au cou­rant d’aucun ouvrage en rela­tion directe avec le sujet fil­mé. Et j’ai sur­tout appris à me fier à mon propre juge­ment. Ce qui ne veut pas dire qu’un juge­ment est tou­jours cor­rect, mais une grande par­tie de l’intérêt que je trouve à fil­mer c’est l’exploration, c’est la pos­si­bi­li­té de décou­vrir. Et j’aime trou­ver les choses par moi-même.

L. M. : Mais n’avez-vous pas peur de pas­ser à côté d’informations impor­tantes si vous ne faites pas ce tra­vail de recherche docu­men­taire préalable ?

F. W. : Vous savez, vous ratez tou­jours quelque chose. Aucun film n’est défi­ni­tif et ne peut pré­tendre à tout sai­sir. Il y a tou­jours un risque et ce risque exis­te­rait même si je lisais tous les livres parus sur les lycées. Peut-être même que je pas­se­rais à côté de beau­coup de choses jus­te­ment parce que ma tête serait rem­plie de mes lec­tures. Pour moi, c’est plus inté­res­sant de voir com­ment je réagis aux choses que je vois et que je res­sens, plu­tôt que de me rendre sur ce lieu avec l’esprit encom­bré d’idées héri­tées d’observations que d’autres ont pu faire. Je pré­fère suivre mon idée. Ce qui ne veut pas dire que mon juge­ment soit juste mais c’est le mien. Et c’est ce qui en fait l’intérêt.

L. M. : Êtes-vous tou­jours sur­pris par ce que vous découvrez ?

F. W. : Je suis tou­jours sur­pris. Et c’est sans doute parce que j’arrive sur mon ter­rain en connais­sant si peu que je suis sur­pris. Presque tou­jours ce que je découvre va à l’encontre de cli­chés. C’est l’interaction entre ces deux pôles que je trouve inté­res­sante. La réa­li­té est tou­jours plus com­pli­quée que ce que je m’étais ima­gi­né. Les don­nées ne se pré­sentent jamais dans une forme simple, ne cor­res­pondent jamais à ce que j’avais anti­ci­pé ou lu au préa­lable. L’intérêt de mon métier c’est de décou­vrir les com­plexi­tés et les ambi­guï­tés d’une situa­tion. J’essaie d’être par­ti­cu­liè­re­ment récep­tif à cela. Je ne veux pas aller sur mon ter­rain avec des œillères idéo­lo­giques. L’effort consiste plu­tôt à essayer de regar­der à 360 degrés. Je n’y par­viens pas tou­jours mais du moins je m’y efforce.

L. M. : Est-ce que vous pou­vez nous par­ler la façon dont vous agis­sez sur le tournage ?

F. W. : Vous devez agir très vite et de façon ins­tinc­tive. Vous devez être prêt à fil­mer n’importe quoi. Il doit tou­jours y avoir de la pel­li­cule dans la camé­ra et de la bande dans le magné­to­phone. Le came­ra­man et moi, nous nous com­pre­nons par une série de petits gestes et je le dirige avec mon micro. Il est indis­pen­sable de faire confiance en son propre juge­ment sur ce qu’il est bon de fil­mer. Et sur­tout, si on pense qu’une chose vaut la peine qu’on la filme, il faut la fil­mer jusqu’au bout. La pire des choses consiste à com­men­cer à tour­ner puis à s’arrêter au milieu d’une séquence. Presque inévi­ta­ble­ment la chose la plus inté­res­sante va se dérou­ler quand la camé­ra et le magné­to­phone sont éteints. Donc vous fil­mez tou­jours une scène dans son inté­gra­li­té et lorsque vous vous arrê­tez, vous vous arrê­tez pour de bon. Vous ne pou­vez jamais savoir à l’avance si une scène vaut la peine d’être filmée.

L. M. : Même après des années d’expérience ?

F. W. : Vous ne connais­sez pas les gens. Vous ne pou­vez pas anti­ci­per leurs réac­tions. Il y a des situa­tions dans les­quelles vous savez per­ti­nem­ment qu’elles vont être inté­res­santes. Par exemple, pour La Comé­die-Fran­çaise [[La Comé­die-Fran­çaise ou l’Amour joué [1996] porte sur le tra­vail des comé­diens de la fameuse ins­ti­tu­tion fran­çaise. Fre­de­rick Wise­man a d’ailleurs été sol­li­ci­té par la Comé­die-Fran­çaise pour mettre en scène La Der­nière lettre inter­pré­tée par Cathe­rine Samie au Théâtre du Vieux Colom­bier.]], cer­taines réunions du comi­té d’administration de la Comé­die-Fran­çaise, mon impul­sion était de fil­mer tout ce qui se pas­sait durant ces réunions. Je n’avais aucune idée des ques­tions à l’ordre du jour mais je savais que c’était un des prin­ci­paux centres de pou­voir du théâtre. Et de très bonnes choses en sont sor­ties. C’est la rai­son pour laquelle à la fin d’un tour­nage j’ai sou­vent une cen­taine d’heures de film à ma dis­po­si­tion. Je pré­fère inves­tir dans la pel­li­cule pour avoir un maté­riau abon­dant et riche. Je filme beau­coup parce qu’on ne peut presque jamais anti­ci­per cor­rec­te­ment. Pen­dant le tour­nage vous n’avez pas le temps de vous rendre compte sur l’instant de tout ce qui est enga­gé dans la situa­tion. Vous ne pou­vez pas ana­ly­ser sur le moment. Vous devez agir ins­tinc­ti­ve­ment. Si vous com­men­cez à pen­ser, à avoir une atti­tude réflexive sur ce que vous faites, vous ne pour­rez plus sai­sir de scènes intéressantes.

L. M. : L’instinct pour le tour­nage et la réflexion lors du montage ?

F. W. : Tout à fait.

L. M. : Est-ce que vous pou­vez nous par­ler de la façon dont vous pro­cé­dez pour le montage ?

F. W. : Oui, mais ce n’est pas très sys­té­ma­tique, ni très concep­tuel parce que n’est pas très fran­çais ! Ma méthode consiste à noter dans un cahier la liste de toutes les prises. Je com­mence avec la prise qui m’intéresse le plus. J’accumule ain­si les scènes mon­tées pen­dant six ou sept mois. Pen­dant ce mon­tage, je com­mence à pen­ser à la façon dont les dif­fé­rentes scènes peuvent être liées. Ensuite je consacre quelques jours à l’assemblage pré­li­mi­naire qui donne une idée de la struc­ture du film. Cette étape ne dure que deux ou trois jours tel­le­ment je connais bien toutes les scènes. Je pars de cet assem­blage pri­mi­tif, je joue un peu avec, je le modi­fie. Six semaines après, j’arrive à la struc­ture défi­ni­tive du film. Mais il n’y a pas de méthode dans le sens où l’entendent les sociologues.

L. M. : Deux notions me semblent cen­trales dans votre œuvre : tout d’abord la notion de norme et de nor­ma­li­té. Vous ren­dez compte de la façon dont on enseigne la norme, dont on l’intègre. Je pense par exemple à High School : vous y mon­trez com­bien l’apprentissage et l’assimilation de la norme passent par la dis­ci­pline des corps. Vous insis­tez sur les cours de gym­nas­tique et de main­tien. Et bien sûr sur la série de pres­crip­tions morales qu’on impose aux lycéens.

F. W. : Oui, c’est l’une des idées ; sai­sir la façon dont on enseigne la norme. Dans Basic Trai­ning [[Basic Trai­ning [1971] décrit l’incorporation des jeunes conscrits dans l’armée amé­ri­caine. Le docu­men­ta­riste montre com­ment, par une série d’exercices phy­siques et d’épreuves morales par­ti­cu­liè­re­ment rudes, les jeunes recrues perdent leur sen­si­bi­li­té et leur libre arbitre jusqu’à l’annihilation de leur volonté.
]] aus­si. Les deux films se répondent. Le ser­gent char­gé de l’entraînement des recrues tient le même lan­gage que le sur­veillant géné­ral de High School. Mes films posent la ques­tion de la façon dont se défi­nit la nor­ma­li­té. C’est une ques­tion que je pose mais à laquelle je ne réponds pas.

L. M. : Vous mon­trez com­ment les autres y répondent.

F. W. : Oui. C’est peut-être aux socio­logues de trou­ver une défi­ni­tion, une réponse aux ques­tions. De faire la com­pi­la­tion des solu­tions proposées.

L. M. : Est-ce que les socio­logues amé­ri­cains se sont inté­res­sés à votre travail ?

F. W. : Je n’ai pas beau­coup de rela­tions avec les socio­logues. Je n’ai aucune asso­cia­tion avec les uni­ver­si­tés amé­ri­caines. Par contre mes films sont uti­li­sés dans beau­coup d’universités amé­ri­caines mas je ne sais pas de quelle façon. Les uni­ver­si­tés louent ou achètent les films mais j’assiste rare­ment aux cours durant les­quels mes films sont pro­je­tés. J’ai une amie socio­logue dans une uni­ver­si­té près de Bos­ton qui a uti­li­sé une dou­zaine de mes films pour son cours sur les ins­ti­tu­tions amé­ri­caines. Le cours s’organisait autour des films. Elle pen­sait que mes films pou­vaient inté­res­ser les étu­diants et les sen­si­bi­li­ser davan­tage aux pro­blèmes abor­dés, qu’ils seraient plus faci­le­ment ame­nés à lire des ouvrages socio­lo­giques après avoir vu la réa­li­té pré­sen­tée dans les films.

L. M. : Vous n’avez pas eu d’autres contacts avec des sociologues ?

F. W. : Non, parce qu’en géné­ral ils parlent une langue étrange. Je ne viens pas de cette for­ma­tion. Moi, je suis plu­tôt for­mé par la lec­ture des romans ou des pièces de théâtre. Je ne connais pas de socio­logue qui uti­lise la camé­ra et peu d’ethnologues qui réa­lisent des films. Mais le peu de films réa­li­sés par des eth­no­logues que j’ai pu voir sont sou­vent ennuyeux parce qu’ils ne sont pas orga­ni­sés de façon dra­ma­tique. Or c’est quelque chose qui est très impor­tant pour moi. La rela­tion entre le théâtre et le ciné­ma m’intéresse beau­coup. Si un film marche, c’est grâce à sa struc­ture dramatique.

L. M. : Pour­tant, pour moi, vos docu­men­taires sont presque des leçons de sociologie…

F. W. : Très bien !

L. M. : Vous avez des thèmes de réflexion et une méthode qui sont proches de ceux des socio­logues inter­ac­tion­nistes : Howard Becker, l’auteur d’Ousi­ders

F. W. : Ah oui… Mais il écrit dans un assez bon anglais ! Je ne l’ai pas lu depuis des années mais je le connais.

L. M. : Erving Goffman ?

F. W. : De Goff­man, j’ai essayé de lire Asy­lum deux fois mais je ne suis pas allé plus loin que les cent pre­mières pages. J’ai ren­con­tré Goff­man une fois. Un de mes amis l’avait invi­té dans la salle de mon­tage lorsque je tra­vaillais sur Titi­cut Fol­lies. Je mon­tais la scène durant laquelle un gar­dien maquille un pri­son­nier décé­dé, pour sa der­nière céré­mo­nie. La réac­tion de Goff­man a été assez amu­sante. Il a regar­dé cette scène puis il a dit : « Ah, ça, c’est typique de ce qui se passe dans les pri­sons. Vous voyez comme le gar­dien ne parle pas au pri­son­nier… Il le traite comme une non-per­sonne… ». Il a conti­nué pen­dant quinze minutes. Il ne s’était pas ren­du compte que le pri­son­nier était mort !

L. M. : Pour reve­nir à la ques­tion de la nor­ma­li­té pré­sente dans vos docu­men­taires, vous don­nez à voir les règles sociales qui régissent notre quo­ti­dien. Vous met­tez en évi­dence les règles dra­ma­tur­giques de la vie en socié­té. Com­ment appré­hen­dez-vous l’effet que la pré­sence de l’équipe de tour­nage peut avoir sur cette mise en scène de la vie quotidienne ?

F. W. : Vous me posez la ques­tion de savoir si la camé­ra change le com­por­te­ment des gens que je filme. J’ai l’impression que la camé­ra n’a fina­le­ment pas beau­coup d’incidence sur leur com­por­te­ment. Les gens ne sont pas assez bons comé­diens pour chan­ger leur atti­tude se sachant fil­més. S’ils étaient bons comé­diens, ceux d’Hollywood seraient encore bien meilleurs ! Et puis 99 % des gens ne prêtent aucune atten­tion à la camé­ra. Ils sont plus pré­oc­cu­pés par leur vie et les évé­ne­ments quo­ti­diens aux­quels ils sont confron­tés que par le fait d’être fil­més. Lorsque la camé­ra les gêne et qu’ils ne veulent pas être fil­més, ils me le signi­fient assez clai­re­ment : ils partent. Mais ça ne se pro­duit pra­ti­que­ment jamais. Je sais qu’il y a des gens qui ne sont pas d’accord avec moi, mais ce qui res­sort de mon expé­rience, c’est que la camé­ra n’a presque aucun effet sur le com­por­te­ment des gens. Le prin­cipe de Hei­sen­berg selon lequel la pré­sence d’un obser­va­teur change les résul­tats d’une obser­va­tion, ne s’applique pas à mon avis pour mes films docu­men­taires. Les gens tiennent déjà un rôle et se sentent confor­tables dans ce rôle. Ils sont déjà eux et ils ne peuvent pas deve­nir quelqu’un d’autre parce qu’ils sont fil­més. Quand j’ai tra­vaillé sur la Comé­die-Fran­çaise, je pen­sais ren­con­trer beau­coup de dif­fi­cul­tés jus­te­ment parce que les comé­diens ont l’habitude de jouer. Mais ça n’a pas été un pro­blème. Quand ils jouent, ils jouent et quand ils ne jouent pas, ils ne jouent pas. Ou plu­tôt : ils jouent mais pas de la même façon dont ils jouent Don Juan. Ils jouent leur quo­ti­dien. C’est ce qui per­met aux docu­men­ta­ristes de fil­mer une très grande varié­té de com­por­te­ments : la gen­tillesse, la cruau­té, la bana­li­té, la comé­die, la tristesse…

L. M. : Si les per­sonnes que vous fil­mez ne changent pas leur com­por­te­ment, cela tient essen­tiel­le­ment au fait qu’ils sont déjà en représentation ?

F. W. : Cela tient éga­le­ment au fait que l’équipe de tour­nage n’interagit pas avec les gens. L’argumentation que je déve­lop­pe­rai n’est pas scien­ti­fique mais empi­rique. La plu­part des choses que j’ai enre­gis­trées, j’ai pu les obser­ver alors que la camé­ra n’était pas en train de tour­ner. Je peux vous don­ner un exemple assez tra­gique tiré de Titi­cut Fol­lies : un des pri­son­niers, Jim, est tiré de sa cel­lule ; il marche le long du cou­loir, il va se raser, retourne dans sa cel­lule et fait une petite danse. J’ai été témoin de cette même scène deux ou trois fois avant que nous ne la fil­mions. C’était un rituel entre les gardes et Jim : à chaque fois qu’ils le sor­taient de sa cel­lule, ils lui disaient : « Alors, Jim, est-ce que tu vas essayer de res­ter propre aujourd’hui ? ». Et ils le lui répé­taient tant et tant qu’il finis­sait par explo­ser de rage. Et c’était leur façon de trom­per leur ennui. C’était leur jeu parce qu’ils en avaient marre de le dou­cher et de le raser. Ils étaient cruels. Ils l’ont fait à chaque fois, camé­ra ou non. Ils agis­saient exac­te­ment de la même façon. Si les gens sont d’accord pour être fil­més, ils vont réagir de façon appro­priée à la situa­tion. Ils vont agir selon ce qui leur semble juste parce que nous pen­sons tous agir façon correcte.

L. M. : Jus­te­ment dans Public Hou­sing [[Public Hou­sing [1998] porte sur la vie quo­ti­dienne des habi­tants des loge­ments sociaux d’un quar­tier noir de la ville de Chi­ca­go. Le film rend aus­si bien compte des pro­blèmes sociaux, éco­no­miques ou poli­tiques du quar­tier (drogue, alcoo­lisme, délin­quance, vio­lence domes­tique, chô­mage, mères mineures, sida…) que de la lutte menée par dif­fé­rentes asso­cia­tions pour amé­lio­rer la situa­tion.]] vous sui­vez un poli­cier qui parle à une toxi­co­mane. Il lui parle gen­ti­ment mais peut-être que si la camé­ra n’avait pas été là, il aurait agi différemment.

F. W. : C’est com­pli­qué de répondre à cette ques­tion parce que cela sug­gère que vous avez une idée-cli­ché de la cruau­té ou de l’indifférence de la police. Et quand le com­por­te­ment d’un poli­cier ne cor­res­pond pas à vos idées, vous pen­sez qu’il change son com­por­te­ment parce qu’il se sait fil­mé. Mais je peux vous don­ner un exemple contraire. Dans Law and Order[[Law and Order [1969] suit le tra­vail des poli­ciers d’un com­mis­sa­riat de Kan­sas City.]] , on voit un poli­cier qui étrangle une fille devant la camé­ra. S’il pen­sait faire quelque chose de mal, pour­quoi l’aurait-il fait devant la camé­ra ? Vous pour­rez me répondre que si la camé­ra n’avait pas été là, il aurait pu la tuer… Mais c’est une réac­tion qui relève du cli­ché. Je pense qu’il l’a fait parce que la fille était une pros­ti­tuée, qu’elle avait frap­pé un poli­cier et qu’il essayait de lui don­ner une leçon : « On ne traite pas les poli­ciers comme ça ». Ils l’ont étran­glée puis relâ­chée. De la même façon que, dans Public Hou­sing, le poli­cier se montre gen­til envers la toxi­co, le poli­cier de Law and Order se montre cruel envers la pros­ti­tuée. Si vous avez une idée bien défi­nie de ce que doit être le com­por­te­ment d’un poli­cier et que le com­por­te­ment fil­mé n’y cor­res­pond pas, vous ris­quez de pen­ser que c’est dû à la pré­sence de la camé­ra. J’ai pas­sé beau­coup de temps avec les poli­ciers, ils appa­raissent sou­vent dans mes dif­fé­rents films. Ce sont des col­lec­teurs d’ordures humaines. Ils voient l’aspect le plus hor­rible du com­por­te­ment humain, huit heures par jour. Et le plus sou­vent ils se montrent bien­veillants mais font par­fois preuve de cruau­té, com­mettent des choses hor­ribles. Je suis loin d’être un amou­reux de la police. Je pense que les poli­ciers ont une tâche très com­pli­quée à rem­plir et que c’est impor­tant de mon­trer l’éventail de ce qu’ils font, ce qui inclut des bonnes et des mau­vaises choses.

L. M. : Pour Publi­cHou­sing, la res­pon­sable des loge­ments sociaux vous a‑t-elle fait part de chan­ge­ments dus à l’arrivée de l’équipe de tour­nage dans le quartier ?

F. W. : Non. Mais vous voyez, on en revient aux cli­chés. J’ai cru qu’en tant que Blanc, en me ren­dant dans un quar­tier noir, j’aurais de grandes dif­fi­cul­tés pour me faire accep­ter. Mais tout le monde s’est mon­tré très ami­cal. On m’avait dit que c’était extrê­me­ment dan­ge­reux là-bas et qu’on allait essayer de voler l’équipement mais je n’ai eu aucun pro­blème. Je n’aurais pas pu faire ce film sans la coopé­ra­tion des gens. Et j’aurais cer­tai­ne­ment raté les meilleures séquences du film si les gens n’étaient pas venus me cher­cher pour me dire ce qui allait se pas­ser d’intéressant. Les gens venaient ami­ca­le­ment et posaient des ques­tions. Moi, une des choses aux­quelles je m’attache c’est de démy­thi­fier la fabri­ca­tion du film. Je pro­pose aux per­sonnes que cela inté­resse de regar­der dans la camé­ra, d’utiliser mon magné­to pour qu’ils sachent com­ment on travaille.

L. M. : Pour­quoi est-ce que vous ne vou­lez jamais fil­mer ce genre de scène ?

F. W. : Parce que cela ne fait pas par­tie de leur vie quotidienne.

L. M. : C’est une des réac­tions natu­relles de ceux que vous filmez.

F. W. : Il y a des docu­men­ta­ristes qui pensent que c’est impor­tant d’apparaître dans leur film dans le but de rap­pe­ler au public que c’est vrai­ment un film qu’il est en train de regar­der et non pas la vraie vie. Ces docu­men­ta­ristes pensent qu’un film pro­duit un effet tel­le­ment puis­sant sur le public qu’il est néces­saire de lui rap­pe­ler que c’est juste un film. Je suis oppo­sé à ce point de vue. Je pense que le public sait tou­jours qu’il a affaire à un film.

F. W. : Vous cou­pez aus­si les regards lan­cés à la caméra.

F. W. : Oui, j’essaie de le faire autant que possible.

L. M. : Pourquoi ?

F. W. : Parce que j’estime que cela brise l’illusion. Parce qu’en défi­ni­tive je fais un film. C’est une illu­sion. Je ne fais rien d’autre qu’un film. Je ne donne pas en repré­sen­ta­tion la véri­té. Je donne à voir un film basé sur des séquences agen­cées et mon­tées. Ce qui veut dire que les séquences mon­trées sont sou­vent bien plus courtes que ce qu’elles ont été dans ce qu’on pour­rait appe­ler « la vraie vie ». Et ces séquences sont ordon­nées selon une struc­ture qui n’existe pas en dehors du film. C’est un film. Un arti­fice. Une struc­ture dra­ma­tique. Grâce à la camé­ra, vous voyez les choses dif­fé­rem­ment qu’avec votre seul œil humain. Les sons aus­si ont une forme dif­fé­rente que lorsqu’on les écoute avec une oreille humaine : leur inten­si­té peut être adou­cie ou ampli­fiée. Le docu­men­taire se fonde sur des évé­ne­ments réels mais la façon dont ces évé­ne­ments sont cadrés, enre­gis­trés et mon­tés est com­plè­te­ment arti­fi­cielle. Je ne sais pas si « arti­fi­ciel » est le bon mot. Disons plu­tôt que tout est « construit ». Tout est affaire de sélec­tion, de choix délibéré.

L. M. : Je com­prends l’importance de la notion de construc­tion mais cela jus­ti­fie-t-il le fait de cou­per sys­té­ma­ti­que­ment les regards lan­cés à la caméra ?

F. W. : À mon avis, si on veut faire un film, il faut évi­ter d’attirer direc­te­ment l’attention du spec­ta­teur sur le fait qu’il est en train de regar­der un film. L’illusion du film est per­due dès lors que quelqu’un regarde l’objectif. C’est trop direct comme mode de rap­pel. Si vous êtes vrai­ment enga­gé dans un moment du film, et que quelqu’un du film vous regarde vous, en tant que spec­ta­teur, sou­dain quelque chose se casse. Parce que vous vous rap­pe­lez brus­que­ment com­bien tout cela est arti­fi­ciel. Vous le savez de toute façon mais vous vou­lez que l’illusion dure encore quelques secondes. Vous vou­lez avoir l’illusion d’être dans la scène. Un regard lan­cé à la camé­ra tue vrai­ment l’effet.

L. M. : Vous par­lez d’illusion : or, pour cer­tains, le docu­men­taire est asso­cié à l’idée de véri­té et doit se défaire au contraire de tout effet d’illusion. Vous, au contraire, vous dites le rechercher.

F. W. : Je pense qu’il est impos­sible à qui­conque de croire encore que le docu­men­taire est la véri­té. C’est une inter­pré­ta­tion de la véri­té. C’est mon inter­pré­ta­tion per­son­nelle à laquelle le spec­ta­teur ajoute la sienne qui lui est propre. Pen­ser que le docu­men­taire donne à voir la véri­té c’est révé­la­teur d’une volon­té qui cherche à s’imposer. Et il y a là quelque chose de l’ordre de l’autoritarisme.