Formation d’opérateurs de guérilla à Cuba

Par Joris Ivens

Joris Ivens est un docu­men­ta­riste néer­lan­dais (1898 – 1989), sur­nom­mé « le Hol­lan­dais volant », car il a par­cou­ru le monde, tra­ver­sé son époque, et pour avoir pris le par­ti des colo­ni­sés on lui inter­dit de séjour dans son pays et pri­vé de son passeport.

Extrait du livre « Joris Ivens ou la mémoire d’un regard », édi­tions BFB 1982, page 264 – 272

De pas­sage à Cuba pour sou­te­nir la nais­sante révo­lu­tion cubaine (1960) il mit au point une méthode péda­go­gique des­ti­né à for­mer des opé­ra­teurs de guérilla.

Cuba mon­trait l’exemple ; au-delà se profi­lait le conti­nent lati­no-amé­ri­cain. Après quelques semaines j’étais confor­té dans l’idée que, dans cer­taines condi­tions, la révo­lu­tion devait obli­ga­toi­re­ment pas­ser par la phase de la lutte armée. Et où trou­ver de meilleures condi­tions que dans ces pays de l’Amérique latine, au Vene­zue­la, au Nica­ra­gua, au Gua­te­ma­la, en Colom­bie, en Argen­tine, au Bré­sil, en Boli­vie, où une oli­gar­chie, sou­te­nue par les grands trusts nord-amé­ri­cains, main­te­nait les hommes dans des condi­tions de misère et de sou­mis­sion insup­por­tables. Si Cuba avait réus­si, ces pays pou­vaient à leur tour s’engager dans la voie de la résis­tance et ren­ver­ser l’ordre de l’histoire. Je n’en dou­tais pas et, dans ce déve­lop­pe­ment, j’étais per­sua­dé que le ciné­ma avait un rôle essen­tiel à jouer.

Mon expé­rience cubaine prit une nou­velle dimen­sion dans la mesure où Fidel, le Che et les prin­ci­paux res­pon­sables cubains étaient déci­dés à sou­te­nir les luttes de libé­ra­tion sur le conti­nent. Eux aus­si se ren­daient compte que le ciné­ma était une arme et qu’il fal­lait l’utiliser. Mais il n’y avait rien ou presque rien. Le ciné­ma de gué­rilla était inexis­tant et nous devions le créer, le déve­lop­per, et, sur­tout, for­mer des hommes.

A par­tir de cette idée se créa, non pas une orga­ni­sa­tion, mais une sorte de mou­ve­ment semi-clan­des­tin dont je pris la direc­tion, avec une struc­ture assez souple à l’intérieur de laquelle les ini­tia­tives indi­vi­duelles pou­vaient s’exprimer lar­ge­ment. C’était tout à fait conforme à l’idée que je me fai­sais du ciné­ma révo­lu­tion­naire. Au départ nos moyens étaient limi­tés : une vil­la, quelques col­la­bo­ra­teurs et un peu d’argent. Nous n‘avions aucune exis­tence légale à La Havane, si quelqu’un deman­dait ce que je fai­sais, on lui répon­dait de la manière la plus vague : « Oh Ivens, il aide pour le cinéma. »

Offi­ciel­le­ment j’étais consul­tant à l’I.C.A.I.C.

C’est un moment de ma vie que j’avais un peu oublié parce que je devais l’oublier. Le pré­texte d’aider les jeunes cinéastes d’Amérique latine était une cou­ver­ture fra­gile et la moindre indis­cré­tion aurait pu me cau­ser bien des ennuis. Mon tra­vail était beau­coup moins inno­cent : il s’agissait en fait de four­nir aux gué­rillas la pos­si­bi­li­té d’utiliser le film sous toutes ses formes et à tous les niveaux, depuis la prise de vues jusqu’à la dif­fu­sion, en pas­sant par le déve­lop­pe­ment, le mon­tage et la for­ma­tion des spécialistes.

Cuba était à l’époque un véri­table centre révo­lu­tion­naire. Les prin­ci­paux chefs des foyers de résis­tance y venaient pour ren­con­trer Fidel ou le Che, et j’avais avec ces hommes des contacts qui me per­met­taient de faire le point sur la situa­tion du ciné­ma mili­tant dans leur pays. Il ne s’agissait jamais de ras­sem­ble­ments ou de sémi­naires, mais de ren­contres très dis­crètes avec un cama­rade qui venait pas­ser quelques heures avec moi. En géné­ral j’étais aver­ti un ou deux jours avant. On me disait : « Joris, la semaine pro­chaine un repré­sen­tant du Gua­te­ma­la sera à La Havane et il veut te ren­con­trer. » Le moment venu, j’avais une conver­sa­tion très large avec ces hommes. Je com­men­çais par leur deman­der si dans leur maquis ils uti­li­saient déjà le film. Cer­tains me disaient que ça ne les inté­res­sait pas, d’autres oui, et ils me racon­taient ce qu’ils avaient fait : « On a un jeune qui a déjà réa­li­sé quelques petits trucs, mais c‘est diffi­cile. » Je leur deman­dais alors ce qui leur man­quait, et l’homme me répon­dait : « On a besoin de ça et de ça. » Je pre­nais note et disais : « D’accord, on va faire le néces­saire, tu auras ton maté­riel et d’ici à un au, si ça marche, tu pour­ras envoyer un ou deux jeunes à l’I.C.A.I.C. pour un stage. »

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C’était ain­si que cela fonc­tion­nait. J’achetais le maté­riel sur le mar­ché de l’occasion à Mexi­co, je rece­vais de jeunes réa­li­sa­teurs du Hon­du­ras ou de l’Équateur et je vision­nais leurs films. C’était sou­vent très pri­mi­tif, du huit mil­li­mètres sans son, mais tout avait son impor­tance. J’étais en rela­tion avec des groupes uni­ver­si­taires à Cara­cas ou à San­tia­go du Chi­li et, peu à peu, se met­tait en place un réseau de soli­da­ri­té et d’échanges dont le but était de faire du ciné­ma un moyen de com­mu­ni­ca­tion entre les dif­fé­rentes guérillas.

Mal­heu­reu­se­ment cette poli­tique des focus et de la lutte armée se dilua assez vite en fumée sous la pres­sion de l’Union sovié­tique. Mos­cou avait déci­dé de por­ter ses efforts dans le sens de la léga­li­sa­tion des luttes et de la recon­nais­sance des par­tis com­mu­nistes. Il condam­na l’aventurisme et s’opposa à l’idée que Cuba devienne un Etat qui sou­tienne la sub­ver­sion dans les autres pays. Pour convaincre, les Sovié­tiques employèrent les grands mots, ils par­lèrent de coexis­tence pacifique, de pou­voir démo­cra­tique, de forces popu­laires et de par­ti de masse pour, fina­le­ment, accu­ser les gué­rille­ros d’être des irres­pon­sables, des aven­tu­riers et, même par­fois, des agents pro­vo­ca­teurs mani­pu­lés par les États-Unis. Fidel Cas­tro, éco­no­mi­que­ment dépen­dant de Mos­cou, devait finir par céder aux exi­gences de l’Union sovié­tique. C’était la fin d’un mou­ve­ment et ce fut la fin de mon expé­rience. J’étais déçu, amer, et pas du tout d’accord. Je pen­sais que si les diri­geants vou­laient faire de la grande poli­tique, ce n’était pas une rai­son suffi­sante pour aban­don­ner la lutte armée et pour impo­ser arbi­trai­re­ment leur point de vue. Mais l’Union sovié­tique était ter­rible, de plus en plus, et c’était là le signe sup­plé­men­taire de la dégra­da­tion de la ligne révo­lu­tion­naire impo­sée par le Kremlin.

Je n’étais qu’un tout petit maillon de la chaîne. Impuis­sant. Par ailleurs, je n’avais jamais envi­sa­gé de m’installer à Cuba pour deve­nir le gou­rou des jeunes cinéastes d’Amérique latine. En guise de conso­la­tion je me suis dit que j’avais essayé de mettre en pra­tique une des idées qui me tenaient le plus à cœur : le ciné­ma mili­tant, le ciné­ma arme, direc­te­ment enga­gé dans la guerre révo­lu­tion­naire. Je me suis dit aus­si que j’avais semé quelques graines en étant convain­cu que le ter­rain était pro­pice à les rece­voir. Ces graines sont res­tées. Cer­taines se sont per­dues, d’autres vivent encore et je suis per­sua­dé que quelques-unes fini­ront par ger­mer et par s’épanouir. Appa­rem­ment assa­gie, répri­mée, mus­clée, faus­se­ment démo­cra­ti­sée, l’Amérique latine n’a rien réso­lu de ses contra­dic­tions. C’est un vol­can qui sommeille.

Je devais retour­ner à Cuba pour y vivre une des expé­riences les plus éton­nantes de ma car­rière. Pour des rai­sons de sécu­ri­té, de ceci non plus je n’avais jamais par­lé jusqu’à aujourd’hui. Main­te­nant je peux le faire. A l’époque je tra­vaillais à l’I.C.A.l.C. — conseiller au film docu­men­taire — et je voyais pas mal de monde. Un jour, un peu par hasard, j’eus une conver­sa­tion avec Osma­ni Cien­fue­gos, le frère de Cami­lo. Osma­ni avait des res­pon­sa­bi­li­tés dans l’armée cubaine, et il me fit remar­quer que j’étais un des rares cinéastes à avoir une expé­rience de la guerre autre que celle d’un simple came­ra­man d’actualités. Par enchaî­ne­ment, il m’expliqua qu’à Cuba, qui pour­tant se trou­vait en per­ma­nence sous la menace d’une attaque ou d’une inva­sion, il n’y avait pas un homme capable de filmer les coups de main des contre-révo­lu­tion­naires. C’était à ses yeux regret­table et, pour conclure, il avait ajou­té : « Nous avons une armée, mais nous n’avons pas d’opérateurs. Fidel sou­haite com­bler cette lacune, et je me dis qu’avec ton expé­rience tu es l’homme idéal pour ce tra­vail de for­ma­tion. Est-ce que tu accep­te­rais de t’en charger ? »

Je lui avais répon­du oui sans hési­ter. Peu de temps après j’en avais repar­lé avec Fidel Cas­tro. Je lui avais deman­dé ce qu’il sou­hai­tait plus pré­ci­sé­ment, et il m’avait répon­du : « Des opé­ra­teurs com­ba­tifs qui n’auront rien d’autre à filmer que des actions de com­bat en cas d’attaque ou de bom­bar­de­ment. Sur­tout, il faut bien se mettre dans la tête que ça n’a rien à voir avec du ciné­ma, sinon je les envoie à l’I.C.A.I.C. Non, je veux des hommes pra­tiques, rapides. Des mili­taires et pas des artistes.

— Oui, je vois, mais il faut me don­ner le temps.

— Com­bien ?

— Six mois. »

Je me sou­viens encore de son rire. « Six mois ! Cer­tai­ne­ment pas, je te laisse un mois.

— Mais ce n’est pas possible !

— Mais si, tu vas voir, ce sont des gars formidables. »

Quelques semaines plus tard je me retrou­vais à une soixan­taine de kilo­mètres de La Havane dans une ancienne hacien­da qui avait appar­te­nu à la famille de Batis­ta. J’avais avec moi deux jeunes tech­ni­ciens de l’I.C.A.I.C., un ami, un écri­vain haï­tien, pour me secon­der, et une qua­ran­taine de volon­taires avec leurs offi­ciers ins­truc­teurs venus de dif­fé­rentes uni­tés de l’armée cubaine.

C’était l’école des opé­ra­teurs de guerre, avec une dis­ci­pline et un emploi du temps tout mili­taire, un dor­toir, un réfec­toire, une cour pour l’exercice et deux salles de confé­rence. J’en étais le direc­teur pour le temps de son exis­tence : Cas­tro m’avait fina­le­ment accor­dé deux mois.

Ce fut l’école la plus pauvre du monde. Nous dis­po­sions en tout et pour tout d’une seule camé­ra, une antique Paillard suisse 16 mm. C’était une folie. Les pre­miers jours j’ai pen­sé qu’il serait impos­sible de for­mer qua­rante opé­ra­teurs avec une seule camé­ra et en si peu de temps. Appa­rem­ment j’étais le seul à en dou­ter, les Cubains pas du tout.

Je com­men­çai par pro­cé­der à une pre­mière sélec­tion. En deux semaines j’avais divi­sé mon effec­tif en deux groupes. D’un côté les plus doués, une quin­zaine, dont je ferais des opé­ra­teurs à part entière, de l’autre, le gros de la troupe qui rece­vrait une for­ma­tion tech­nique pour le déve­lop­pe­ment, le mon­tage et la pro­jec­tion des films. Ces hommes for­maient un mélange très dis­pa­rate. Presque tous étaient d’origine pay­sanne et ouvrière, mais ils avaient des for­ma­tions aus­si dis­sem­blables que pos­sible. Il y avait des élec­tri­ciens, des menui­siers, des cou­peurs de canne, deux ou trois pos­sé­daient quelques rudi­ments de pho­to­gra­phie, tan­dis que la plu­part n’a­vaient que leur bonne volon­té et que cer­tains savaient à peine lire et écrire. Mais tous débor­daient d’enthousiasme. Tous étaient jeunes et avides d’apprendre.

Heu­reu­se­ment que, dans le lot, il y avait des menui­siers. Grâce à eux nous eûmes nos camé­ras. Je me suis sou­ve­nu avoir vu en Espagne des jeunes recrues qui appre­naient le manie­ment d’arme avec des fusils en bois. J’eus l’idée d’appliquer le même prin­cipe pour pal­lier l’absence de camé­ras. Je fis fabri­quer un pro­to­type de ce qui devait être une Bell and Howel à main. Ce fut assez facile, le contour, le volume lui don­nèrent l’apparence d’une vraie camé­ra, et dans la semaine nous eûmes vingt-quatre modèles iden­tiques à notre dis­po­si­tion. C’était la camé­ra de Cuba, en bois plein, avec un mor­ceau de plomb pour le lest et un simple trou en guise de viseur.

Je dis à cha­cun de mes élèves : « Main­te­nant tu as deux armes. » Parce que, évi­dem­ment, ces sol­dats, fan­tas­sins, artilleurs ou marins, étaient venus avec leur équi­pe­ment mili­taire et leur pis­to­let-mitrailleur, et, chaque matin, ils manœu­vraient devant ma chambre. Je leur dis : « Cette camé­ra est aus­si pré­cieuse que ton fusil et tu ne dois jamais la lais­ser. Quand tu dors, quand tu fais l’exercice, elle est tou­jours à côté de toi. C’est ta deuxième arme. »

Tous les deux ou trois jours j’emmenais ces hommes avec moi pour leur apprendre la pra­tique. Par groupes de dix, la camé­ra à la main et la mitraillette en ban­dou­lière, nous par­tions dans la nature. A leur insu j’avais orga­ni­sé un inci­dent sur notre route, un simu­lacre d’embuscade, une attaque de véhi­cule ou un accro­chage et, à un moment don­né, nous finis­sions par tom­ber sur cet évé­ne­ment inat­ten­du. Je leur criais alors : « Allez‑y, filmez ! » Ils s’égayaient dans la cam­pagne et filmaient avec leur camé­ra en bois, l’œil col­lé au trou du viseur, cha­cun enre­gis­trant des images fictives. Après cinq ou six minutes j’arrêtais l’opération, je regrou­pais les hommes autour de moi, on s’asseyait en rond et je les inter­ro­geais, deman­dant à cha­cun : « Alors, qu’est-ce que tu as fait ? »

Ce fut bien là le plus extra­or­di­naire de cette aven­ture. Ils avaient tous leur séquence dans la tête et aucun n’avait filmé de manière iden­tique. L’un me disait : « Moi j’ai pen­sé que dans un inci­dent comme celui — ci, le plus impor­tant était d’identifier les agres­seurs, je me suis rap­pro­ché le plus pos­sible et j’ai fait des gros plans. » Un autre affir­mait le contraire : « Pour moi, le plus impor­tant c’était la situa­tion, j’ai filmé de loin deux longs plans avec la conti­nui­té. » Un troi­sième avait fait un com­pro­mis, d’abord de loin, et puis de plus en plus près. Le plus éton­nant était que cha­cun se sou­ve­nait de ce qu’il avait filmé et com­ment. Cer­tains allaient plus loin encore, ils me don­naient la dis­tance, le temps et la focale de l’objectif. Ils étaient sérieux et ils ne dou­taient pas que ce qu’ils avaient vu avait été fil­mé et les images enre­gis­trées sur la pel­li­cule. Je crois que l’on n’a jamais ten­té une telle expé­rience dans aucune école du monde, une camé­ra en bois, l’imagination et la mémoire.

Au bout de deux semaines trois autres camé­ras étaient venues sou­la­ger notre vieille Paillard. Cha­cun à son tour, les hommes se fami­lia­ri­saient avec leur manie­ment. Ils les char­geaient, les déchar­geaient, chan­geaient d’objectifs, appre­naient la mise au point, le réglage du dia­phragme et, pour finir, tour­naient dix mètres de film que nous déve­lop­pions dans un labo­ra­toire improvisé.

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De temps à autre je recons­ti­tuais au tableau noir une des batailles que j’avais vécues avec John Fer­no. Celle de Taïerch­wang en Chine ou bien celle de Jara­ma près de Madrid. Je leur décri­vais ce que nous avions vu et pas vu, filmé et pas filmé, et je leur appre­nais les règles qui me parais­saient fon­da­men­tales : ne jamais empor­ter toute la pel­li­cule avec soi, avoir des planques et des repères, com­ment se par­ta­ger le maté­riel et les tâches quand on est deux, com­ment se pla­cer par rap­port aux lignes de com­bat, com­ment ne jamais oublier de décol­ler son œil du viseur pour gar­der autour de soi et gar­der une vision d’ensemble, com­ment esti­mer les risques, s’avancer au plus près, res­ter avec un groupe, ou bien au contraire prendre ses dis­tances, com­ment gar­der le contact avec le com­man­de­ment, etc.

Un jour ils vinrent me cher­cher en me disant : « lvens, viens avec nous, on veut te mon­trer quelque chose. » Der­rière les dor­toirs, dans un angle de la cour, à même le sol, ils avaient recons­ti­tué le pano­ra­ma d’une des batailles que je leur avais com­men­tées au tableau noir. Il s’agissait de la bataille de Jara­ma. Quinze mètres car­rés avec le relief, la rivière, les routes, les mai­sons, les arbres. Accrou­pis autour de cette recons­ti­tu­tion l’un d’eux m’expliqua com­ment ils voyaient les choses. a Tu vois, me dit-il, nous avons recons­ti­tué ton par­cours, et on s’est dit qu’avec ton opé­ra­teur tu avais fait le maxi­mum, mais, ici, si nous avons une bataille comme celle-là, on sera peut-être trois ou quatre avec une camé­ra. On a réflé­chi à la ques­tion, à quatre, on peut faire mieux que toi, je vais t’expliquer comment… »

Ce jour — là je me suis ren­du compte que la par­tie était gagnée. lls avaient pris l’initiative et Cas­tro ne s’était pas trom­pé : un mois et demi avait suffi pour faire de ces sol­dats des opé­ra­teurs de prises de vues. Certes, leurs connais­sances étaient limi­tées, mais très pré­cises et, je crois, par­fai­te­ment adap­tées à leur fonc­tion. Au cours du stage j’avais volon­tai­re­ment écar­té le super­flu : pas d’appareils pho­tos, pas de théo­rie sur l’art du ciné­ma, et j‘avais fait dis­pa­raître les livres sur Eisen­stein ou Pou­dov­kine qui, dès le début du stage, étaient appa­rus sur le coin des tables. Pour ces hommes, rien ne comp­tait que cette bon dieu de camé­ra avec ses trois objec­tifs, aus­si simple d’emploi qu’un Kodak bon mar­ché, et l’action qui se dérou­lait devant eux. Cela étant acquis, ce fut la fin de mon école. Pen­dant ces quelques semaines nous avions mené une vie de spar­tiate : levés tôt, beau­coup d’exercice phy­sique, la vie en com­mun avec les repas pris au réfec­toire, une nour­ri­ture très simple à base de hari­cots rouges, de riz et de maïs. Pour un homme de soixante-deux ans, c’était un excellent régime et une bonne expérience.

Quelques années plus tard, le hasard me fit ren­con­trer un de ces anciens élèves de Cuba. C’était à Hanoï. Cet homme me racon­ta une de ses aven­tures avec la camé­ra. Il me dit : « Joris, une fois j’ai mis en pra­tique ce que tu m’avais ensei­gné sur les deux armes. Au cours d’une opé­ra­tion de net­toyage mon com­man­dant de groupe a été tué devant moi. J’ai mis la camé­ra de côté et je suis mon­té à l’assaut avec les autres. Ce n’est que lorsque j’ai été cer­tain que nous avions gagné la par­tie que j’ai repris la camé­ra pour filmer. Je me suis sou­ve­nu de ta leçon. »

Ce sont là les choses de ma vie qui me font dire qu’il n‘y a que le docu­men­taire qui per­met de nouer des rela­tions comme celle-ci. Avec le film de fiction on a d’autres satis­fac­tions, mais jamais ces points de repères qui dis­pa­raissent et puis reviennent en sui­vant les sen­tiers de l’histoire. Lorsqu’il m’arrive de croi­ser un homme qui me ramène à un moment où sa vie et la mienne se sont tou­chées, j’en suis tout sim­ple­ment heureux.

C’est une récom­pense qui vient à son heure et c’est bien autre chose qu’un prix à Cannes ou qu’une remise offi­cielle de médaille. C’est le mou­ve­ment de ma vie. A un moment don­né j’ai lais­sé quelque part un peu de mon expé­rience, je l’oublie, et, des années plus tard, cela revient sur moi comme un cadeau. C’est un peu ça l’histoire de mon école d’opérateurs à Cuba. C’est tout simple, et en même temps cela m’étonne encore, car je crois qu’aucune école au monde ne fut jamais aus­si pauvre, ni aus­si courte que celle-là.

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