Jean-Luc Godard : J’éprouve, en tant que réalisateur ou que metteur en scène, le désir de parler à d’autres metteurs en scène du film que je fais. Or c’est strictement impossible puisque les réalisateurs ne parlent pas, chose à laquelle j’ai d’ailleurs beaucoup contribué en introduisant la même notion qu’en littérature, la notion d’auteur, qui fait que finalement c’est comme un enfant ou une propriété privée : on ne se dit pas facilement du mal. Du bien, à la rigueur, mais pas bien : on dit que c’est bien, que c’est intéressant… J’ai besoin de parler du film, non pas avec des techniciens, qui n’en parlent plus que techniquement, mais avec des gens qui en font aussi.
Je me suis dit : « Bon… le seul moyen de parler, c’est d’organiser quelque chose qui fait que les gens acceptent une commande de parler pendant une heure de ce qu’ils font ou de ce qu’ils vont faire. » Ou sinon on ne parle pas, je n’ai pas l’occasion de parler de mon film à d’autres gens, ou alors au coin d’une table, mais alors on ne parle pas du film, ce n’est pas vrai. Donc là, je me suis dit : pendant une heure, il doit y avoir une ou deux secondes où il peut y avoir un bout de communication. Donc, parler à mes semblables au même endroit… Et puis, prendre les horaires classiques : projets, tournage, montage. J’ai un projet, dans trois mois je tournerai, et puis dans trois mois je ferai ce qui s’appelle le montage, ou du moins c’est comme ça que les gens appellent mon activité, même si moi, je n’appelle pas ça comme ça. Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette demande ?
Chantal Akerman : C’était plutôt par rapport à vous qu’autre chose.
Godard : Mais ça aurait été un journaliste qui vous aurait proposé ça…
Akerman : Je crois que je ne l’aurais pas fait, parce qu’il y a trop de journalistes qui m’ont posé des questions et en général, quand c’est un journaliste, je réponds de manière à faire passer mes films.
Godard : Mais si c’est moi, c’est moi connu ou moi en tant que metteur en scène ?
Akerman : Oh ! pas du tout. En fait, c’est parce que c’est un peu en voyant vos films que j’ai eu envie de faire des films. Ça m’intéressait donc pour ça. Je ne sais pas si vous vous rendez compte ce que c’est quand on a quinze ans de découvrir vos films sans jamais avoir entendu parler de vous. J’étais à Bruxelles, je n’aimais pas du tout le cinéma, je trouvais que c’était pour les débiles, tout ce qu’on m’avait emmené voir c’était Mickey Mouse et des choses comme ça. Et quand je suis entrée par hasard voir un de vos films, ça m’a donné envie de faire du cinéma. C’est donc vraiment un truc affectif.
Godard : Un projet, c’est avoir envie de faire quelque chose. Un projet de film, c’est donc avoir envie de quoi faire ?
Akerman : Avant ça, j’écrivais un peu, comme les adolescents écrivent, disons. Je crois que lorsqu’on est adolescent, on écrit pour démêler un peu tous les fils qui sont autour de soi, puisque c’est le moment où l’on commence à penser et à être confronté à des choses que l’on conscientise déjà, comme être violente ou pas… Et puis j’ai vu Pierrot le Fou et j’ai eu l’impression que ça parlait de notre époque, de ce que je sentais. Avant, c’était toujours Les Canons de Navarone, et je m’en foutais de ces choses-là. Je ne sais pas, mais c’était la première fois que j’étais émue au cinéma, mais alors… violemment. Et sans doute que j’ai voulu faire la même chose avec des films qui seraient les miens.
Godard : Moi, j’essaie de me présenter comme un martien, ou un imbécile, ou un type très intelligent : donc, si vous avez un projet, c’est que vous avez maintenant envie de rendre les gens dans l’état où vous étiez ? Ou c’est vous que vous avez envie de rendre dans cet état ? Pourquoi ça vous a donné l’envie d’en faire ? On pourrait penser que quelqu’un d’autre dirait : « Bon, eh bien je vais voyager et demander où est-ce qu’il y a d’autres films comme ça. »
Akerman : Mais c’est ce que j’ai essayé de faire. J’ai essayé de voir d’autres films et de retrouver la même chose, mais ça ne s’est jamais plus passé. Au fond, Pierrot le Fou a un peu joué pour moi le rôle du cinéma dominant, c’est-à-dire que je n’ai rien pu faire d’autre à cause de ça. Ça m’a masqué les autres films, puisque je recherchais toujours quelque chose que j’avais connu une fois. Les choses ne se répètent pas comme ça. Il m’a fallu un certain temps pour commencer à aimer d’autres films.
Godard : Vous vous souvenez du premier plan que vous avez tourné ? Moi je me souviens : j’ai filmé mes pieds.
Akerman : J’ai filmé ma mère qui rentre dans un grand building et qui ouvre la boîte aux lettres. J’étais animée par l’envie de faire quelque chose, et puis tout à coup ça s’est fixé, comme une obsession, ça s’est fixé sur le cinéma. Et après, une fois que l’on commence à en faire… Je ne me suis pas posé la question du pourquoi ni du comment, je n’ai pas remis en doute cette envie, je l’ai presque suivie aveuglément. Et je ne sais pas pourquoi…
Godard : Oui, mais si quelqu’un vous demandait : « Moi, j’ai besoin de savoir pour moi-même, parce que par les réponses, je peux trouver quelque chose d’utile pour moi-même… » Si on disait : « A quoi ça sert de faire du saut en hauteur ? » On peut dire : « Ça sert à entretenir les muscles des jambes. » « Ah bon, je ne savais pas, alors comme j’ai besoin de le faire, je vais en faire un petit peu. » Alors, qu’est-ce qu’avoir un film en projet ?
Akerman : C’est formidable parce que ça occupe le temps !
Godard : C’est plus intéressant de l’occuper comme ça qu’avec par exemple un travail qui serait aussi bien ? Parce qu’en général, les projets ne sont pas payés. Vous occupez le temps comment ? Une journée est occupée comment ? On peut décrire une journée d’usine, même si elle ne correspond pas en profondeur…
Akerman : Je me lève tôt le matin, et j’essaie d’écrire.
Godard : Vous essayez d’écrire, plutôt que de prendre des photos ? Mais finalement, le film consistera à prendre des photos ?
Akerman : Oui, mais j’écris très précisément ce que je veux montrer, avec tous les détails. Je décris ce que je vois dans la tête plutôt que de prendre des photos.
Godard : Vous pensez qu’on peut décrire ce qu’on voit ?
Akerman : Non, on ne peut pas, mais on peut en approcher.
Godard : Vous ne pensez pas que vous vous trompez ? Vous pensez qu’on peut s’approcher et non plutôt que l’on s’éloigne ? Vous avez appris à écrire ?
Akerman : Oui, j’ai appris à écrire.
Godard : Toute seule ? Ou vous avez été dans une école ?
Akerman : Je suis allée au lycée jusqu’en troisième et là j’ai appris, disons, l’écriture. Mais je n’ai pas appris à l’école à écrire comme j’écris maintenant. Pour moi, l’écriture est une étape très importante. Pas pour tous les films que je fais.
Godard : Ce matin, vous avez écrit ?
Akerman : Oui, ce matin, j’ai pris des notes. Mais je n’ai pas pris des notes sur le film, j’ai pris des notes autour du film. J’ai lu un livre qu’a écrit Marthe Robert sur les relations de Freud avec le judaïsme.
Godard : Vous n’avez pas tout lu ce matin ?
Akerman : Si, j’ai tout lu ce matin, mais de toute façon je ne lis pas tout, il y a des passages que je saute.
Godard : Vous pouvez me donner un exemple de note, pour essayer de la voir sous forme d’images justement ?
Akerman : Justement, ce n’était pas du tout une image.
Godard : Non, mais c’était des mots. C’était quels mots ?
Akerman : Des mots. Des mots qui disaient que finalement, Freud avait été partagé entre l’idée de dépasser ses origines et de les refouler, et l’idée qu’il voulait vivre quelque chose de sublime. Et en même temps, qu’il ne voulait quand même pas complètement se débarrasser de ce qu’il était, de ce qu’était son père, c’est-à-dire un Juif qui ne pouvait accéder à certaines choses à cause de cette sorte de tare — il emploie des mots comme ça — qu’étaient ses origines. Et comme j’ai un projet de film, que je veux tourner avant un autre film que je rêve de faire depuis longtemps, et qui est un film sur la diaspora…
Godard : Vous avez donc deux projets ?
Akerman : Oui, mais un autre projet que je ne ferai que lorsque je serai vraiment prête. Je veux faire un film d’après deux livres de Singer : Le Manoir et Le Domaine. Il y a dans ce livre un médecin des maladies nerveuses qui a tout un itinéraire, et c’est pour cela que j’avais envie de lire ce qui s’était passé pour Freud par rapport au judaïsme. Et puis, ça me rassure de savoir certaines choses, et après… Après, je ne me sers plus vraiment de ça : je ne relis plus jamais les notes. Ça me rassure d’écrire une note, même si je ne les relis pas. De toute façon, une fois que je les ai écrites, je les ai dans la tête.
Godard : Oui, mais ça rassure de quoi ?
Akerman : J’ai fait quelque chose ce matin, avant de vraiment commencer à écrire le scénario.
Godard : Mais si on vous liait les mains et que vous ne puissiez plus écrire, vous seriez emmerdée pour un projet de film ?
Akerman : Non, il y a des projets de films que j’ai faits sans écrire, comme News from Home, Hôtel Monterey et un autre film qui s’appelle La Chambre. Mais pour celui-là, j’ai besoin d’écrire.
Godard : Quelle différence faites-vous alors ? Vous ne vous sentiez pas plus inquiète ?
Akerman : Non, parce que News from Home, par exemple, était un film plus conceptuel, qui partait d’une idée, d’un choc, d’une image que j’avais de New York, et de sons qui étaient les lettres de ma mère. Et puis je connaissais très bien New York, et je sentais que je pourrais le retrouver, enfin que ça fonctionnerait : je n’étais pas inquiète. Mais maintenant je voudrais faire un film romanesque.
Godard : Vous dites que vous vous sentez rassurée, et vous venez de parler d’écrit. Vous avez dit « rassurée » et j’en ai donc déduit « inquiétude ». Pour News from Home, vous avez parlé juste d’images et de sons, et là, vous n’avez parlé ni d’inquiétude ni de rassurée. Alors je me demande : est-ce que ce n’est pas le fait d’écrire qui inquiète et qui rassure en même temps ? Est-ce qu’il n’y a pas dans le texte ou dans l’écriture un côté analogue à la drogue, et qui n’existe dans l’image et le son que lorsqu’elles redeviennent des écritures ? On peut tout à fait avoir envie et besoin de la drogue et en même temps en avoir peur. Je pense que les gens ont besoin d’être inquiets et rassurés, en particulier les créateurs et les cinéastes. Les cinéastes n’aiment pas beaucoup l’appareil de photo, ils aiment mieux le texte parce qu’il leur apporte à la fois l’inquiétude et l’assurance, comme la drogue. Alors que les images, c’est plutôt du travail : le travail est fatigant.
Akerman : L’écriture est aussi un travail, vraiment du travail.
Godard : Est-ce que le travail n’est pas fait depuis des millénaires ? Est-ce qu’en fait vous n’êtes pas qu’une machine à écrire, mais une machine déjà faite d’un texte déjà écrit ?
Akerman : Les images aussi sont là, dans la tête, depuis des millénaires : tout est déjà là de toute façon. Je crois qu’on a des images fixes.
Godard : Par rapport à votre projet, vous avez déjà des images fixes ?
Akerman : Oui, j’ai des images de l’enfance. Parce qu’en fait, si je veux faire ça, c’est que c’est lié très fort à des souvenirs de mon père, à ce qu’il a pu me raconter, à mon imaginaire là-dessus. Si j’ai choisi ce livre, c’est parce que je ne voulais pas coller à ce que m’a raconté mon père.
Godard : Pourquoi ne pas partir d’une photo de votre père et la regarder longtemps ?
Akerman : La photo, elle est déjà là, je l’ai dans la tête depuis longtemps. Il y a chez moi, sur les murs, des photos de mon grand-père, avec la barbe et tout.
Godard : Ça part donc d’abord d’une photo ?
Akerman : Oui, mais aussi du côté très violent de la représentation du physique de ces gens qui étaient différents. C’est sûr que quand on voit des Juifs qui ont encore des barbes et des papillottes et tout ça, c’est d’une violence extrême pour les autres, et même pour moi. D’ailleurs, ça va être mon principal problème dans ce film : comment ne pas rendre ça folklorique (parce qu’il y a plein d’images comme ça qui sont folkloriques) ni comme des images des Juifs au moment des nazis ? Rendre ça, et chercher quelque chose d’autre, je ne sais pas exactement quoi. En tout cas, échapper et à des photos de malheur, et à des photos folkloriques.
Godard : Vous avez quand même dit : « C’est échapper à l’image. » C’est tout de même étonnant de toujours vouloir faire du cinéma pour échapper à l’image.
Akerman : J’aimerais échapper aux images-clichés qu’il y a là-dessus. Non pas à l’image, mais à des images, à certaines images.
Godard : On peut remplacer des images par d’autres ?
Akerman : Vous dites vous-même qu’il n’y a pas encore d’images inscrites, et moi je dis qu’il y a déjà des images inscrites. Et c’est justement là-dessus que je travaille : sur l’image inscrite et celles que j’aimerais inscrire.
Godard : Vous dites plutôt « inscrire » que « montrer ». Vous ne vous servez même pas des termes « photographique », « développer » ou « tirer ». Vous employez plutôt des termes de l’écriture.
Akerman : Mais oui, parce qu’on dit « des images inscrites dans la tête », parce que c’est quand même ce qui va se passer dans la tête des gens après avoir vu les images. Et c’est aussi beaucoup par rapport à moi, la façon dont je vis ces images.
Godard : Hier, j’ai vu Marguerite Duras. Et à un moment elle a dit : « Un texte s’écrit dans le vide. » J’étais assez d’accord avec elle. C’est pour ça que j’ai peur, j’ai peur du vide, j’ai le vertige facilement, et je trouve que l’image — et c’est ce qui me rassure — ne peut pas s’inscrire dans le vide.
Akerman : C’est beaucoup plus facile de faire des images que des phrases. Vous êtes là, je vous filme, il y aura quelque chose sur la pellicule. Tandis que l’écriture, il faut tirer chaque mot.
Godard : Oh, je ne pense pas. Il y aura quelque chose dans votre tête qui croira qu’il a vu quelque chose, mais il n’y aura rien. Il n’y a rien sur la pellicule, c’est un moment de passage. Il n’y a quelque chose que si on le projette et que s’il y a quelqu’un qui regarde.
Mais pourquoi est-ce que demain on cherche à retourner si loin ? Surtout par rapport au peuple juif : qu’est-ce qui fait qu’ils veulent toujours retourner vraiment si loin en arrière ?
Akerman : Ou en avant ! Enfin je ne sais pas, je ne pense pas que pour les Juifs il y ait un problème d’avant…
Godard : Vous vous sentez différente en tant que Juive, vous, des autres ?
Akerman : Oui.
Godard : Qu’est-ce que vous avez de différent ?
Akerman : Je ne sais pas, mais par exemple, avec d’autres Juifs il y a déjà tout un terrain qui est déblayé quand on parle ; on se comprend…
Godard : Mais vous vivez dans des rites ou des traditions ? Là, par exemple, les chapeaux, les barbes et les papillottes, vous avez dit que vous sentez une violence extrême. Est-ce que cette violence n’est pas aussi dans le fait de se revendiquer fondamentalement différent de tous les autres ?
Akerman : Mais pour les gens qui sont comme ça, ils ne se revendiquent pas, ils suivent des rites qui leur sont chers et nécessaires, auxquels ils croient. Ce n’est pas une revendication par rapport à l’extérieur, c’est par rapport à eux-mêmes.
Godard : Mais vous, vous ne suivez pas ces rites ?
Akerman : Non, je les ai perdus.
Godard : Ça vous inquiète de les avoir perdus ?
Akerman : Non. Ce qui est bizarre, c’est que je les ai perdus sans les avoir tout à fait perdus quand même. Il y a des tas de choses qui restent, par rapport justement au quotidien, à la vie, à l’amour…
Godard : C’est ce que vous allez essayer de chercher de…
Akerman : C’est ce que je vais essayer de chercher, oui.
Ce qui m’intéresse justement dans ce roman, c’est qu’il y avait une communauté qui suivait ses rites, qui avait des doutes par rapport à un dieu, mais des doutes à l’intérieur même d’une croyance : ils ne remettaient pas vraiment en cause Dieu, et donc ils ne remettaient pas non plus en cause les rites. Mais à partir du moment où ils ont lâché une toute petite chose, tout a lâché, et ils se sont laissés aller à leurs passions et tout était permis. C’est aussi là où on est maintenant, au niveau moral, au vingtième siècle : tout est permis, on ne sait plus…
Godard : Oh ! Rien n’est permis, tout est défendu.
Akerman : Non, tout est permis ; il y a même des gens qui se permettent de tuer.
Godard : Oui, mais ils ont pas mal de problèmes. Mesrine… Enfin, je crois le contraire : tout est défendu et encore plus qu’autrefois. On dit que c’est permis et les gens finissent par le croire, ils disent : « Ça ne va plus du tout, tout est permis, quelle horreur ! » Même Hitler… J’ai un vieux projet de faire un film sur les camps de concentration. Ça m’a toujours étonné que les Juifs ne l’aient jamais fait, justement.
Akerman : Ma mère est allée en camp de concentration : elle n’en parle jamais.
Godard : Ce sont les Américains qui en ont parlé. C’est curieux : les Américains ont gagné des fortunes en faisant des films sur la deuxième Guerre mondiale, beaucoup plus que sur la première. Mais ils ont tout de même attendu trente-cinq ans pour faire un film sur les camps. Et les Juifs ne l’ont jamais fait.
Akerman : Mais il y a tout un problème par rapport à l’image chez les Juifs : on n’a pas le droit de faire des images, on est dans la transgression quand on en fait, parce qu’elles sont liées à l’idolâtrie.
Godard : Et ça vous intéresse d’être dans la transgression ?
Akerman : Oui, probablement. Mais c’est pour ça que j’essaie de faire un cinéma très essentialisé, où il n’y a pas, disons, d’image sensationnaliste. Par exemple, au lieu de montrer un événement « public » parce que sensationnel ou avec plein de choses, je raconterai juste la petite chose à côté.
Godard : Quand c’est réussi, je trouve qu’au contraire, c’est sensationnel, c’est du sens. Dans Les Rendez-vous d’Anna, que je trouve très très inégal, je me souviens d’avoir remarqué un plan, un des plus beaux, parce que je le trouvais, au vrai sens du mot, sensationnel. Je crois qu’il y avait un petit bout de travelling, à un moment où Aurore Clément ouvrait ou fermait un rideau dans sa chambre d’hôtel : il y avait à la fois la sensation d’ouvrir le rideau — c’est-à-dire un événement très tactile : on n’en voit plus beaucoup des choses comme ça, depuis le muet — et la présence d’un sens. Voilà ce que j’appelle une image, ou une partie d’image en tout cas, liée aux autres et qui ne dépend en rien de l’écriture. Le cinéma consiste plutôt à partir de là ou à y arriver.
Vous cherchez plutôt à faire du sensationnel, même si c’est avec un grain de poussière. Comme Chardin, si vous voulez. Chardin, on peut dire que c’est un peintre du sensationnel. Vous avez la sensation de transgresser ou de passer par une transgression quand vous enregistrez une image ?
Akerman : Le seul moyen pour moi de ne pas la sentir, c’est la mise en scène.
Godard : Vous avez envie de la sentir ou de ne pas la sentir ? Ou envie de passer par cette transgression, comme on passe par un couloir dangereux, pour arriver à étudier ou à sentir ce qui vous regarde là-dedans ?
Akerman : Il est sûr que j’aime filmer.
Godard : Mais si vous aimez filmer, pourquoi ne pas prendre tout de suite, maintenant que la technique existe, une caméra Super 8 ou un appareil photo ?
Akerman : Je prends de temps en temps un appareil photo.
Godard : Pour votre projet, ça ne vous aide pas tellement ? Vous faites des photos quand vous savez ce que vous allez faire…
Akerman : Ça dépend. Par exemple, je me rends compte maintenant que sur la période 1880 – 1930, je n’ai pas assez d’images et je n’arrive pas à écrire à cause de cela. Il y a par exemple tout le début de l’industrialisation dans les campagnes : je ne sais pas du tout comment est une forge, je n’ai pas dans la tête d’images de forge, de traverses de bois pour le chemin de fer, je ne sais du tout comment les gens faisaient. Je vais donc dans les librairies voir des images. C’est seulement après ça que j’arrive à écrire. Il y a un double rapport qui se fait : il y a des images, puis on écrit sur ces images et après on les filme. Pour Les rendez-vous d’Anna, je n’ai écrit le début de mon scénario qu’en étant d’abord allée en Allemagne et en ayant pris des photos. De toute façon, c’est sûr que j’ai un rapport à l’écriture certainement aussi fort qu’au cinéma, que j’aime ça.
Godard : Vous ne pensez pas qu’il est plus fort, ne serait-ce que parce que vous avez eu comme tout le monde quinze ans d’école et que vous n’avez jamais fait quinze ans d’école de cinéma ?
Akerman : Il n’y a pas que ça. Une feuille de papier, on a ça chez soi. Et je n’aime pal la vidéo.
Godard : La vidéo, c’est le nom du signal. Vous avez la télévision ?
Akerman : Oui, elle me sert à m’endormir.
Godard : Vous ne vous sentez pas responsable des images qui passent à la télévision ?
Akerman : On est toujours responsable de tout.
Godard : Dans votre film Je Tu II Elle — bon ou mauvais, ce n’est pas la question — je vous sentais libre, alors que pour moi, Les Rendez-vous d’Anna, c’est un film Gaumont. Je suis moi-même dans la même situation, et j’ai peur de faire beaucoup de choses où je me crois libre alors que je suis dominé. Je peux me dire, à propos de mes films passés : « Ah ben là je croyais avoir fait ça, aujourd’hui, je vois que… » Bon, il n’y a pas à le regretter, c’est comme’ ça, mais je vois que ça été fait d’une autre manière que celle que je croyais. J’obéissais à un certain rythme qui n’était pas le mien.
Akerman : Il y a surtout que j’ai fait Je Tu II Elle — avec trois personnes, et qu’il fallait tout faire soi-même. A partir du moment où l’on est une équipe, on est aussi soumis au rythme des autres, au rythme de leur travail.
Godard : Et là, dans votre projet, vous pensez que vous aurez toute liberté ?
Akerman : Le film va coûter beaucoup plus cher et, à la limite, énormément d’argent revient presque ou même que très peu. C’est la moyenne qui ne va pas, parce qu’on est là vraiment soumis à l’argent.
Godard : Pour votre projet, les lieux ne sont pas vus, ils sont nommés. Ils existent parce qu’ils sont nommés ?
Akerman : Ils existent. Tout le début du livre se passe à la campagne. Or je n’aime pas la campagne, je n’aime pas la filmer. Je me suis donc dit : « Je vais mettre ça dans une ville puisque j’aime filmer les villes ». J’aime les filmer parce qu’il y a des lignes.
Godard : Mon projet, c’est justement de filmer la campagne. Je ne sais pas le faire et je suis toujours attiré par ce que je ne sais pas faire. Je me dispute toujours avec les gens : je me mêle de ce qui ne me regarde pas parce que je ne sais pas le faire. (Silence.)
Bien que ce ne soit pas un film très cher, Les Rendez-vous d’Anna est un film Gaumont.
Akerman : Si vous prenez la production Gaumont de ces trois dernières années, je ne pense pas que mon film ressemble aux autres.
Godard : Je pense plutôt que si. Et puis qu’appelle-t-on « ressemblance » ? Citroën ne ressemble pas à Renault : le système est un peu plus cruel chez le premier que chez le second. Mais il y a un point commun : le nombre d’heures, le salaire…
Akerman : Alors pourquoi choisissez-vous Isabelle Huppert, qui est la représentante même de Gaumont, qui est devenue symbolique dans la tête des gens ? Ou alors vous allez faire un film Artmédia !
Godard : Je pense que c’est moins une personne qu’un ensemble de personnes, avec une certaine manière d’être ensemble.
Ce que je cherche à savoir, c’est : « Est-ce que vous vous sentiez différente et quelles étaient les différences entre le système de production de Je Tu II Elle et celui des Rendez-vous d’Anna ? » Pour moi, faire un film Gaumont n’est pas du tout un qualificatif de bon ou de mauvais.
Akerman : Si, vous l’opposez à « faire un film libre ».
Godard : Non, je vous dis qu’on n’est libre nulle part : tout est défendu. Il y a des tas de films que j’ai crus plus libres que d’autres. Bande à part ou Une femme mariée, je les vois aujourd’hui comme complètement dominés par des systèmes de production.
Mais je suis d’accord avec vous, je suis pour les extrêmes : extrêmement bon marché ou extrêmement cher. En fait, je crois que l’extrêmement bon marché, c’est le cinéma de famille : deux ou trois images par an, qui sont toujours les mêmes. L’extrêmement cher ne se fait jamais parce qu’il est trop cher. Donc, on ne fait jamais que du cinéma moyen. Franchement, entre les trente millions de dollars d’Apocalypse Now et les trois millions de francs belges de Je Tu II Elle ou des films de recherche que j’ai faits, il n’y a pas vraiment de différence.
Akerman : Je crois qu’au bout d’un moment, il y a tellement d’argent que ça en abolit la notion. Et ça revient presque à voler des images, comme quand on les fait avec très peu d’argent. Mais avec un budget moyen, il faut être tellement organisé qu’on ne peut plus rien voler. Pour moi, Les Rendez- vous d’Anna était quand même un film libre, dans la mesure où l’équipe et l’argent n’ont pas entamé ma relation avec Aurore Clément.
Godard : J’ai pris le mot « libre » pour prendre les mots habituels. Il est pour moi aussi péjoratif que « gauche » ou « droite ».
Akerman : Soit, mais disons qu’il y a des choses dans ce film que j’ai préservées, que je n’ai laissé entamer par rien, ou presque…
Propos recueillis le 15 juin 1979.