23 avril 2013
Le film biographique se porte bien en ce début de XXIe siècle. L’époque, à l’évidence, y est favorable. Maîtrisé, bien documenté, intellectuellement honnête, Hannah Arendt s’en tire de manière honorable mais se heurte pourtant à de nombreux écueils. La faute au genre ?
La philosophe cinégénique
À moins d’un engagement politique qui le fasse devenir homme d’action, le philosophe est une figure retorse pour le film biographique. Hannah Arendt paraît l’un des rares éligibles au genre : c’est une femme, l’histoire bouscula sa vie en lui imposant l’exil américain, juive elle fut l’amante de Heidegger, qui resta volontiers au pays dans les conditions que l’on sait. Et elle se retrouva surtout au cœur d’une polémique virulente, à la suite de la publication dans le New Yorker de ses textes sur le « procès Eichmann ». Si le film fait droit, par quelques flash-backs, à des événements plus anciens de sa vie – en l’occurrence sa relation avec Heidegger – son objet se resserre autour de la période du procès, de l’écriture des textes qui donneront Eichmann à Jérusalem jusqu’à leur première réception (entre les années 1961 et 1965).
Le choix de cet objet est bien compréhensible. Les réflexions que l’on y trouve sur le mal sont devenues classiques – presque scolaires – et la question du rapport d’Israël au « peuple juif » et de la légitimité qu’il a à parler en son nom conserve une vive « actualité », pour le meilleur et pour le pire. Mais c’est sans doute la passion et la fébrilité avec laquelle ces textes ont été accueillis qui ont déterminé Margarethe von Trotta. De fait, le scandale et la position de l’intellectuel « à contre-courant », les indignations et les déchirements, sont plus faciles à mettre en scène que le travail austère et peu spectaculaire du philosophe dans sa bibliothèque.
Il n’y a pas forcément là matière à reproche, c’est après tout une question de genre artistique ; on ne fait pas feu de tout bois. Le sensationnel n’envahit d’ailleurs pas Hannah Arendt. Si ses contradicteurs sont un peu caricaturés (notamment Hans Jonas), la pensée de la philosophe n’est pas trahie. Elle est même assez adroitement restituée, dans le contexte de conversations amicales ou de séances publiques, et incarnée de manière convaincante par Barbara Sukowa.
Écueils du genre
Hannah Arendt, en son genre, est intéressant et de belle facture ; mais ce genre, précisément, pose question. Quelles que soient l’habileté et l’honnêteté intellectuelle avec lesquelles on s’y confronte, il paraît difficile d’éviter un certain nombre d’écueils : « psychologisation » (œuvres et actions sont en dernier lieu réductibles à des enjeux affectifs : Arendt a trop longtemps refoulé, elle a besoin de se confronter au réel de la Shoah, etc.), banalisation (il/elle est comme tout le monde : Arendt pense au sexe, elle donne un charmant surnom à son compagnon, etc.), « spectacularisation » (il/elle ne ressemble à personne : Arendt travaille la nuit et les dossiers du procès remplissent comme il se doit toutes les pièces de l’appartement).
Les deux derniers points ne sont contradictoires qu’en apparence : ils font en réalité bon ménage dans une atmosphère culturelle mêlant égalitarisme démocratique et désir de distinction sur un mode spectaculaire – « esprit du temps » en lequel, indéniablement, le biopic est chez lui. Quant à la psychologisation, heureusement mesurée ici, elle est une des formes excessives que prend le déplacement de l’intérêt – de l’œuvre vers l’individu – qui se trouve au principe de la biographie. Oublier que c’est par des qualités objectives de son œuvre ou de ses actions que l’on est venu à s’intéresser à l’individu condamne à l’anecdotique. À défaut de faire place aux produits du travail, il faut que figure ce travail, ou ce qui dans la « personnalité » fait sens à l’égard du produit. Le Van Gogh de Pialat, Séraphine ou Camille Claudel 1915 y parviennent chacun à leur manière – toujours par une certaine épure, en refusant de se laisser emporter par l’expressivité convenue et les gages d’humanité auxquelles s’entend si bien le visage au temps des caméras. Sans être grossier, Hannah Arendt sacrifie un peu trop aux mimiques, aux sourires entendus, à l’attirail, certes discret, du théâtre filmé.
La mauvaise imitation
Il y a un point plus décisif encore. Le film biographique est le lieu d’un « télescopage », et presque d’une confusion, entre la nature réaliste de l’image cinématographique et la réalité (historique) de ses objets. La proximité de nature entre le matériel cinématographique et les archives par où nous connaissons la personne qui est l’objet de la biographie (lorsqu’elle a vécue au temps du microphone, de la photographie et, pire, de la caméra) tend à induire et à stimuler chez le spectateur une attente de « vérité » par imitation. De là l’usage très désagréable de l’image d’archive qui consiste à s’en servir comme preuve du « réalisme » du film (par exemple dans No ou Argo pour prendre des exemples récents qui ne sont certes pas exactement des films biographiques).
Von Trotta joue de manière plus fine avec les archives. Son utilisation des plans sur Adolf Eichmann et des enregistrements sonores touche juste. Elle n’a pu s’empêcher cependant d’intercaler quelques plans conçus comme des reproductions du procès – laissant alors, c’est heureux, Eichmann hors champ. Le procédé est vain. Les archives l’attestent : la saisie du réel a eu lieu. Le cinéma a déjà fait son œuvre. Lui faire imiter une copie qui est une trace véritable est la tâche la plus médiocre qu’on puisse lui assigner. Et c’est une tâche dont la banalité et la naïveté font oublier l’immoralité : c’est feindre la fidélité pour séduire. C’est presque inévitablement, qu’on le veuille ou non, parodier l’histoire. Il y a le cinéma documentaire, il y a le livre, ils sont mieux armés pour traiter biographiquement des figures contemporaines.
À défaut des rigueurs de l’épure évoquée plus haut, il reste une autre voie par où le cinéma biographique peut s’affranchir de son entre-deux pervers : qu’il joue cartes sur table, s’assume comme interprétation ou « mythologisation ». Il le fait nécessairement lorsqu’il prend pour objet de grandes figures du passé, que l’histoire à déjà recouvertes de multiples couches d’interprétation. Il peut tenter de le faire au présent, et traiter telle vivante comme il ferait de Jeanne d’Arc. Il lui faut en tous cas, pour dépasser ses contradictions, abandonner toute velléité d’imitation.
Matthieu Amat
Source de l’article : critikat