Henri Alekan fut sensible aux problèmes sociaux de sa profession et, en créant en 1932 le Groupement des assistants opérateurs, il jeta l’une des bases du Syndicat des techniciens de la production cinématographique
Henri Alekan est issu d’une vieille famille parisienne, juive et laïque, qui fut profondément marquée par l’Affaire Dreyfus. Son père, Armand Alekan (fils d’un graveur sur métaux) ingénieur agronome et directeur du laboratoire de recherches de la Cie générale des voitures à Paris, participa à la fondation de la Ligue des Droits de l’Homme. Son grand-père maternel, Isidore Marx Isaac, militaire avec le grade de capitaine, fut rétrogradé soldat deuxième classe après savoir participé à un esclandre au cours duquel il avait défendu le capitaine Dreyfus. Les trois frères d’Henri Alekan, André, Pierre et Raymond Alekan bénéficièrent comme lui d’une éducation bourgeoise.
Le premier métier qu’exerça Henri Alekan fut, d’abord avec son frère Pierre, celui de marionnettiste. Animant avec succès un théâtre de Guignol, Henri Alekan suivit des cours du soir à l’Institut d’optique et, diplômé des Arts et Métiers, tenta avec opiniâtreté d’épouser une carrière d’opérateur. Ce n’est que vers 1929 – 1930 qu’il abandonna définitivement le théâtre pour enfants pour le cinéma et en 1932, après avoir été libéré de ses obligations militaires, il put rejoindre durablement les studios de Billancourt en tant qu’assistant opérateur. L’année suivante, la rencontre avec le grand opérateur allemand Eugène Shuftan, réfugié à Paris, marqua profondément sa carrière. Le témoignage du chef opérateur exilé (qu’Henri Alekan appela toujours « son maître ») l’alerta également sur les dangers du nazisme.
Très tôt Henri Alekan fut sensible aux problèmes sociaux de sa profession (fortement touchée par le chômage) et, en créant en 1932 le Groupement des assistants opérateurs, il jeta l’une des bases du Syndicat des techniciens de la production cinématographique qui rejoignit la CGT en 1936. Il participa ainsi, au nom des assistants opérateurs, à l’élaboration des premières conventions collectives de sa profession lors des grèves de mai-juin. Durant cette période, Henri Alekan se relève être en effet un actif militant de gauche, syndicalement et politiquement. Il participe ainsi au collectif qui, sous la houlette de Jean Renoir, réalise le film du Parti communiste, La vie est à nous et il projette des films dans les usines et les magasins occupés (après une expérience réussie au sein des magasins BHV). Membre de l’organisation culturelle socialiste « Mai 36 » et de la Ligue des droits de l’Homme, syndicaliste CGT, Henri Alekan est et se veut un homme de gauche, de tendance socialiste et pacifiste. Il milite également au sein d’une petite organisation pacifiste prônant l’entente entre les peuples afin d’éviter la guerre (et dont l’essentiel de l’activité consistait à diffuser le journal du comité , La Patrie humaine ). Par la suite, Henri Alekan restera toujours fidèle à ses engagements syndicaux et politiques, définis durant le Front populaire, même si cela lui provoqua plusieurs refus d’embauche.
Mobilisé sur le front de l’Est en 1939 (au sein du service cinématographique d’une unité de blindés), fait prisonnier le 19 mai 1940 et aussitôt évadé, Henri Alekan rejoignit Paris à vélo puis passa en zone libre, où il rejoignit sa famille à Aurillac (sa mère, sa fille et sa première épouse). L’essentiel des premières années de la guerre, Henri Alekan les passa à Nice et dans ses environs (excepté un bref séjour à Paris où il participa à la réalisation de Tobie est un ange d’Yves Allégret en 1941). Démobilisé, Henri Alekan travailla ainsi au studios de la Victorine (par exemple sur le tournage de Vénus aveugle d’Abel Gance en 1940) et surtout au Centre artistique et technique des jeunes du cinéma (CATJC) qui, quoique placé sous l’autorité du Secrétariat d’Etat à l’Education nationale et à la jeunesse du gouvernement de Vichy, regroupaient de nombreux jeunes du cinéma qui désiraient échapper au STO ou qui refusaient de travailler en zone contrôlée par les Allemands. Henri Alekan participa ainsi à la Résistance , via la collecte de renseignements, au sein du groupe « Quatorze juillet » auquel appartenaient aussi ses deux frères, Pierre et André, également établis à Nice. Lors du tournage de Ceux du rail (1942 – 1943), court ‑métrage de René Clément consacré à la vie d’un mécanicien et de son chauffeur, Henri Alekan prit des images des positions allemandes à Marseille qu’il parvint à faire passer à Londres, via l’Espagne. Après l’arrestation de son frère Pierre (torturé par la Gestapo , il réussit à s’évader), Henri Alekan alla se réfugier à Auxerre. Si Alekan participa à la Libération de la ville, il abandonna rapidement un poste provisoire de commissaire de police que lui avaient confié les groupes de résistants, considérablement gêné par les premières arrestations arbitraires.
Professionnellement, les années d’après-guerre furent fastes pour Henri-Alekan qui, en tant que chef-opérateur, alignait un égal talent pour la lumière “documentaire” et pour la lumière “artistique”, extrêmement travaillée. Il affectionnait particulièrement cette dernière, parce que pétri d’une culture picturale classique plaçant à son sommet les maîtres hollandais. En 1946, Henri Alekan signait ainsi la lumière de La bataille du rail de René Clément et celle de La belle et la bête de Jean Cocteau, tous les deux primés au Festival de Cannes. A cette époque, Alekan est membre du bureau du Syndicat des techniciens de la production cinématographique. Les tensions de la Guerre Froide, la scission syndicale au niveau confédéral (qui n’affecta que peu le monde du cinéma) n’entamèrent pas sa fidélité à la CGT. Au printemps 1952, il suit par exemple un mot d’ordre syndical de grève sur un tournage pour protester contre l’arrestation de Jacques Duclos après les manifestations communistes contre le général américain Ridgway. (L’acteur principal du film, Fernandel, se promit alors de ne plus jamais travailler avec aucun des grévistes). Jusqu’en 1968, Henri Alekan sera président du syndicat des techniciens. Lors de l’interruption du festival de Cannes par de prestigieux réalisateurs, un article du Figaro soulignera les dissensions de la Fédération du spectacle avec ces réalisateurs en nommant explicitement Henri Alekan (qui sera défendu par son syndicat). Lors de la scission syndicale du syndicat des techniciens en 1981, Alekan choisit de rester fidèle à la fédération du spectacle et à la CGT. Par la suite, il acceptera de présider l’association Ceux du rail , créé par des cheminots cinéphiles majoritairement cégétistes.
Sur le plan artistique et professionnel, on peut constater que si Alekan excella autant dans l’utilisation de la couleur que dans celle du noir et blanc (il réalisa par exemple l’image en cinémascope de La meilleure part (1956) d’Yves Allégret), la fermeture des studios, les évolutions du cinéma provoquées par l’irruption de la Nouvelle vague et sa notoriété l’amenèrent de plus en plus à participer à des réalisations étrangères, parfois prestigieuses. A l’instar du décorateur Alexandre Trauner, Alekan veilla cependant à ne pas collaborer avec des réalisateurs américains qui avaient participé aux campagnes maccarthystes. En France, professionnellement, Alekan connu une relative “traversée du désert” et durant les années 1970 – 1980, ce furent surtout des cinéastes en marge du système qui firent appel à lui (Raoul Ruiz, Alain Robbe-Grillet, Jean-Marie Sraub et Danièle Huillet…). Sa collaboration avec le cinéaste Wim Wenders, en particulier sur Les Ailes du désir (1987) (qui lui valu un Oscar) contribua à faire redécouvrir son talent et participa également à sa renommée, à laquelle fut justement associé son vieil et fidèle assistant, Louis Cochet.
Henri Alekan, entre autres, réalisa un court métrage (L’Enfer de Rodin, 1958), éclaira de nombreuses émissions de télévision (des années 50 aux années 1970) ainsi que plusieurs campagnes et discours électoraux de François Mitterrand (qui lui remit la légion d’Honneur) ; il écrivit également trois livres sur sa carrière et son métier de chef opérateur dont le splendide Des lumières et des ombres (1984). C’est en Yougoslavie, sur le tournage du film d’Abel Gance, Austerlitz (1959), qu’Henri Alekan rencontra celle qui allait devenir sa seconde épouse (Nada Alekan née Starcevic avec qui il eut deux fils).
(in Claude Pennetier (dir.), Le Maitron — Dictionnaire Biographique, Mouvement ouvrier Mouvement social, tome 1, de 1940 à mai 1968, Les Editions de l’Atelier)