Henri Cartier Bresson : L’instant décisif

Par Hen­ri Car­tier Bresson

Hen­ri Car­tier-Bres­son parle de son tra­vail à tra­vers ce texte fondateur.

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USA-NY-1974. Vete­rans parade

 

« Il n’y a rien dans ce monde qui n’ait un moment décisif »

Cardinal de Retz

J’ai tou­jours eu une pas­sion pour la pein­ture. Étant enfant j’en fai­sais le jeu­di et le dimanche, j’en rêvais les autres jours. J’avais bien un Brow­nie Box, comme beau­coup d’enfants, mais je ne m’en ser­vais que de temps à autre pour rem­plir de petits albums avec mes sou­ve­nirs de vacances.

Ce n’est que beau­coup plus tard que je com­men­çai à mieux regar­der à tra­vers l’appareil ; mon petit monde s’élargissait et ce fut la fin des pho­tos de vacances. Il y avait aus­si le ciné­ma, Les Mys­tères de New York, avec Pearl White, les grands films de Grif­fith, Le Lys bri­sé, les pre­miers films de Stro­heim, Les Rapaces, ceux d’Eisenstein, Le Cui­ras­sé Potem­kine, puis le Jeanne d’Arc de Dreyer ; ils m’ont appris à voir. Plus tard, j’ai connu des pho­to­graphes qui avaient des épreuves d’Atget ; elles m’ont beau­coup impres­sion­né. Je me suis alors ache­té un pied, un voile noir, un appa­reil 9x12 en noyer ciré, équi­pé d’un bou­chon d’objectif qui tenait lieu d’obturateur ; cette par­ti­cu­la­ri­té me per­met­tait d’affronter uni­que­ment ce qui ne bou­geait pas. Les autres sujets étaient trop com­pli­qués ou me parais­saient trop « ama­teur », je croyais ain­si me dédier à l’ « Art ». Je déve­lop­pais et tirais les épreuves moi même dans une cuvette et ce bri­co­lage m’amusait. Je soup­çon­nais à peine cer­tains papiers d’être contras­tés et d’autres doux ; d’ailleurs, cela ne me pré­oc­cu­pait guère ; mais j’enrageais quand les images ne sor­taient pas.

En 1931, à 22 ans, je suis par­ti pour l’Afrique. En Côte d’Ivoire, j’ai ache­té un appa­reil, mais je ne me suis aper­çu qu’au retour, au bout d’un an, qu’il était plein de moi­sis­sures ; toutes les pho­tos étaient sur-impres­sion­nées de fou­gères arbo­res­centes. Ayant alors été très malade, j’ai dû me soi­gner ; une petite men­sua­li­té me per­met­tait de me débrouiller, je tra­vaillais avec joie et pour mon plai­sir. J’avais décou­vert le Lei­ca, il est deve­nu le pro­lon­ge­ment de mon oeil et ne me quitte plus. Je mar­chais toute la Jour­née l’esprit ten­du, cher­chant dans les rues à prendre sur le vif des pho­tos comme des fla­grants délits. J’avais sur­tout le désir de sai­sir dans une seule image l’essentiel d’une scène qui sur­gis­sait. Faire des repor­tages pho­to­gra­phiques, c’est-à-dire racon­ter une his­toire en plu­sieurs pho­tos, cette idée ne m’était jamais venue ; ce n’est que plus tard, en regar­dant le tra­vail de mes amis du métier et les revues illus­trées et en tra­vaillant à mon tour pour elles que peu à peu j’ai appris à faire un reportage.

J’ai beau­coup cir­cu­lé, bien que je ne sache pas voya­ger. J’aime le faire avec len­teur, ména­geant les tran­si­tions entre les pays. Une fois arri­vé, j’ai presque tou­jours le désir de m’y éta­blir pour mieux encore mener la vie du pays. Je ne sau­rais être un globe trotter.

Avec quatre autres pho­to­graphes indé­pen­dants, nous avons fon­dé en 1947 notre coopé­ra­tive, Mag­num Pho­tos, qui dif­fuse nos repor­tages pho­to­gra­phiques à tra­vers les revues fran­çaises et étran­gères. Je suis tou­jours un ama­teur, mais plus un dilettante.

LE REPORTAGE

En quoi consiste un repor­tage pho­to­gra­phique ? Par­fois une pho­to unique, dont la forme ait assez de rigueur et de richesse et dont le conte­nu ait assez de réso­nance, peut se suf­fire à elle même ; mais cela est rare­ment don­né ; les élé­ments du sujet qui font jaillir l’étincelle sont sou­vent épars ; on n’a pas le droit de les ras­sem­bler de force, les mettre en scène serait une tri­che­rie d’où l’utilité du repor­tage ; la page réuni­ra ces élé­ments com­plé­men­taires répar­tis sur plu­sieurs photos.

Le repor­tage est une opé­ra­tion pro­gres­sive de la tête, de l’oeil et du coeur pour expri­mer un pro­blème, fixer un évé­ne­ment ou des impres­sions. Un évé­ne­ment est tel­le­ment riche qu’on tourne autour pen­dant qu’il se déve­loppe. On en cherche la solu­tion. On la trouve par­fois en quelques secondes, par­fois elle demande des heures, ou des jours ; il n’y a pas de solu­tion stan­dard ; pas de recette, il faut être prêt, comme au ten­nis. La réa­li­té nous offre une telle abon­dance que l’on doit cou­per sur le vif, sim­pli­fier, mais coupe-t-on tou­jours ce qu’il faut ? Il est néces­saire d’arriver, tout en tra­vaillant, à la conscience de ce que l’on fait. Quel­que­fois, on a le sen­ti­ment que l’on a pris la pho­to la plus forte, et, pour­tant, on conti­nue à pho­to­gra­phier, ne pou­vant pré­voir avec cer­ti­tude com­ment l’événement conti­nue­ra de se déve­lop­per. On évi­te­ra cepen­dant de mitrailler, en pho­to­gra­phiant vite et machi­na­le­ment, de se sur­char­ger ain­si d’esquisses inutiles qui encombrent la mémoire et nui­ront à la net­te­té de l’ensemble.

La mémoire est très impor­tante, mémoire de chaque pho­to prise en galo­pant à la même allure que l’événement ; on doit pen­dant le tra­vail être sûr que l’on n’a pas lais­sé de trou, que l’on a tout expri­mé, car après il sera trop tard, on ne pour­ra reprendre l’événement à rebours.

Pour nous, il y a deux sélec­tions qui se font, donc deux regrets pos­sibles ; l’un lorsqu’on est confron­té dans le viseur à la réa­li­té, l’autre, une fois les images déve­lop­pées et fixées, lorsqu’on est obli­gé de se sépa­rer de celles qui, bien que justes, seraient moins fortes. Quand il est trop tard, on sait exac­te­ment pour­quoi on a été insuf­fi­sant. Sou­vent, pen­dant le tra­vail, une hési­ta­tion, une rup­ture phy­sique avec l’événement vous a don­né le sen­ti­ment de n’avoir pas tenu compte de tel détail dans l’ensemble ; sur­tout, ce qui est très fré­quent, l’oeil s’est lais­sé aller à la non­cha­lance, le regard est deve­nu vague, cela a suffi.

C’est pour cha­cun de nous, en par­tant de notre oeil, que com­mence l’espace qui va s’élargissant jusqu’à l’infini, espace pré­sent qui nous frappe avec plus ou moins d’intensité et qui va immé­dia­te­ment s’enfermer dans nos sou­ve­nirs et s’y modi­fier. De tous les moyens d’expression, la pho­to­gra­phie est le seul qui fixe un ins­tant pré­cis. Nous jouons avec des choses qui dis­pa­raissent et quand elles ont dis­pa­ru, il est impos­sible de les faire revivre. On ne retouche pas son sujet ; on peut tout au plus choi­sir par­mi les images recueillies pour la pré­sen­ta­tion du repor­tage. L’écrivain a le temps de réflé­chir avant que le mot ne se forme, avant de le cou­cher sur le papier ; il peut lier plu­sieurs élé­ments. Il y a une période où le cer­veau oublie, un tas­se­ment. Pour nous, ce qui dis­pa­raît, dis­pa­raît à jamais de là, notre angoisse et aus­si l’originalité essen­tielle de notre métier. Nous ne pou­vons refaire notre repor­tage une fois ren­trés à l’hôtel. Notre tâche consiste à obser­ver la réa­li­té avec l’aide de ce car­net de cro­quis qu’est notre appa­reil, à la fixer mais pas à la mani­pu­ler, ni pen­dant la prise de vue, ni au labo­ra­toire, par de petites cui­sines. Tous ces tru­quages se voient, pour qui a l’œil.

Dans un repor­tage pho­to­gra­phique on vient comp­ter les coups, un peu comme un arbitre, et fata­le­ment on arrive comme un intrus. Il faut donc appro­cher le sujet à pas de loup, même s’il s’agit d’une nature morte Faire patte de velours, mais avoir l’oeil aigu. Pas de bous­cu­lade ; on ne fouette pas l’eau avant de pêcher Pas de pho­tos au magné­sium [[Ancienne tech­nique uti­li­sée comme lumière d’éclairage d’appoint, aujourd’hui on uti­lise le flash]], bien enten­du, par res­pect ne serait ce que pour la lumière, même absente Sinon le pho­to­graphe devient quelqu’un d’insupportablement agres­sif. Ce métier tient tel­le­ment aux rela­tions que l’on éta­blit avec les gens qu’un mot peut tout gâcher, et toutes les alvéoles se referment. Ici encore, pas de sys­tème, sinon de se faire oublier ain­si que l’appareil, qui est tou­jours trop voyant. Les réac­tions sont tel­le­ment dif­fé­rentes selon les pays et les milieux ; dans tout l’Orient, un pho­to­graphe impa­tient ou sim­ple­ment pres­sé se couvre de ridi­cule, ce qui est irré­mé­diable. Si jamais on a été gagné de vitesse et que quelqu’un vous a remar­qué avec votre appa­reil, il n’y a plus qu’à oublier la pho­to­gra­phie, et lais­ser gen­ti­ment les enfants s’agglutiner à vos jambes.

LE SUJET

Com­ment nie­rait on le sujet ? Il s’impose. Et parce qu’il y a des sujets dans tout ce qui se passe dans le monde comme dans notre uni­vers le plus per­son­nel, il suf­fit d’être lucide vis-à-vis de ce qui se passe et d’être hon­nête vis-à-vis de ce que nous sen­tons. Se situer, en somme, par rap­port à ce que l’on perçoit.

Le sujet ne consiste pas à col­lec­ter des faits, car les faits en eux-mêmes n’offrent guère d’intérêt. L’important, c’est de choi­sir par­mi eux ; de sai­sir le fait vrai par rap­port à la réa­li­té profonde.

En pho­to­gra­phie, la plus petite chose peut être un grand sujet, le petit détail humain deve­nir un leit­mo­tiv. Nous voyons et fai­sons voir dans une sorte de témoi­gnage le monde qui nous entoure et c’est l’événement par sa fonc­tion propre qui pro­voque le rythme orga­nique des formes.

Quant à la façon de s’exprimer, il y a mille et un moyens de dis­til­ler ce qui nous a séduits. Lais­sons donc à l’ineffable toute sa fraî­cheur et n’en par­lons plus…

Il y a tout un domaine qui n’est plus exploi­té par la pein­ture, cer­tains disent que la décou­verte de la pho­to­gra­phie en est la cause ; de toute façon, la pho­to­gra­phie en a repris une par­tie sous forme d’illustrations. Mais n’attribue-t-on pas à la décou­verte de la pho­to­gra­phie l’abandon par les peintres d’un de leurs grands sujets, le portrait.

La redin­gote, le képi, le che­val rebutent désor­mais le plus aca­dé­mique d’entre eux, qui se sen­ti­ra étran­glé par tous les bou­tons de guêtre de Meis­so­nier. Nous, peut-être parce que nous attei­gnons une chose bien moins per­ma­nente que les peintres, pour­quoi en serions nous gênés ? Nous nous en amu­sons plu­tôt, car à tra­vers notre appa­reil nous accep­tons la vie dans toute sa réa­li­té. Les gens sou­haitent se per­pé­tuer dans leur por­trait et ils tendent à la pos­té­ri­té leur bon pro­fil ; désir sou­vent mêlé d’une cer­taine crainte magique, ils donnent prise.

Un des carac­tères émou­vants du por­trait, c’est aus­si de retrou­ver la simi­li­tude des hommes, leur conti­nui­té à tra­vers tout ce qui décrit leur milieu ; ne serait ce que dans l’album de famille, prendre l’oncle pour son petit neveu Mais, si le pho­to­graphe atteint le reflet d’un monde tant exté­rieur qu’intérieur, c’est que les gens sont « en situa­tion », comme on dit dans le lan­gage du théâtre. Il devra res­pec­ter l’ambiance, inté­grer l’habitat qui décrit le milieu, évi­ter sur­tout l’artifice qui tue la véri­té humaine et aus­si faire oublier l’appareil et celui qui le mani­pule. Un maté­riel com­pli­qué et des pro­jec­teurs empêchent à mon avis le petit oiseau de sor­tir. Qu’y a‑t il de plus fugace qu’une expres­sion sur un visage ? La pre­mière impres­sion que donne ce visage est très sou­vent juste et, si elle s’enrichit lorsque nous fré­quen­tons les gens, il devient aus­si plus dif­fi­cile d’en expri­mer la nature pro­fonde à mesure que nous connais­sons ceux-ci plus inti­me­ment. Il me paraît assez périlleux d’être por­trai­tiste lorsqu’on tra­vaille sur com­mande pour des clients car, à part quelques mécènes, cha­cun veut être flat­té, il ne reste alors plus rien de vrai. Les clients se méfient de l’objectivité de l’appareil tan­dis que le pho­to­graphe recherche une acui­té psy­cho­lo­gique ; deux reflets se ren­contrent, une cer­taine paren­té se des­sine entre tous les por­traits d’un même pho­to­graphe, car cette com­pré­hen­sion des gens est liée à la struc­ture psy­cho­lo­gique du pho­to­graphe lui-même. L’harmonie se retrouve en cher­chant l’équilibre à tra­vers l’asymétrie de tout visage, ce qui fait évi­ter la sua­vi­té ou le grotesque.

Hen­ri Car­tier-Bres­son, The deci­sive moment (Verve, 1952), cou­ver­ture © Hen­ri Car­tier-Bres­son / Mag­num Photos

A l’artifice de cer­tains por­traits, je pré­fère de beau­coup ces petites pho­tos d’identité ser­rées les unes contre les autres aux vitrines des pho­to­graphes de pas­se­port. A ces visages là on peut tou­jours poser une ques­tion, et l’on y découvre une iden­ti­té docu­men­taire à défaut de l’identification poé­tique que l’on espère obtenir.

LA COMPOSITION

Pour qu’un sujet porte dans toute son iden­ti­té, les rap­ports de forme doivent être rigou­reu­se­ment éta­blis. On doit situer son appa­reil dans l’espace par rap­port à l’objet, et là com­mence le grand domaine de la com­po­si­tion. La pho­to­gra­phie est pour moi la recon­nais­sance dans la réa­li­té d’un rythme de sur­faces, de lignes ou de valeurs ; l’oeil découpe le sujet et l’appareil n’a qu’à faire son tra­vail, qui est d’imprimer sur la pel­li­cule la déci­sion de l’œil. Une pho­to se voit dans sa tota­li­té, en une seule fois, comme un tableau la com­po­si­tion y est une coa­li­tion simul­ta­née, la coor­di­na­tion orga­nique d’éléments visuels. On ne com­pose pas gra­tui­te­ment, il faut une néces­si­té et l’on ne peut sépa­rer le fond de la forme. En pho­to­gra­phie, il y a une plas­tique nou­velle, fonc­tion de lignes ins­tan­ta­nées, nous tra­vaillons dans le mou­ve­ment, une sorte de pres­sen­ti­ment de la vie, et la pho­to­gra­phie doit sai­sir dans le mou­ve­ment l’équilibre expressif.

Notre oeil doit constam­ment mesu­rer, éva­luer. Nous modi­fions les pers­pec­tives par un léger flé­chis­se­ment des genoux, nous ame­nons des coïn­ci­dences de lignes par un simple dépla­ce­ment de la tête d’une frac­tion de mil­li­mètre, mais ceci ne peut être fait qu’avec la vitesse d’un réflexe et nous évite heu­reu­se­ment d’essayer de faire de « l’Art ». On com­pose presque en même temps que l’on presse le déclic et, en pla­çant l’appareil plus ou moins loin du sujet, on des­sine le détail, on le subor­donne, ou bien on est tyran­ni­sé par lui. Il arrive par­fois qu’insatisfait on reste figé, atten­dant que quelque chose se passe, par­fois tout se dénoue et il n’y aura pas de pho­to, mais que par exemple quelqu’un vienne à pas­ser, on suit son che­mi­ne­ment à tra­vers le cadre du viseur, on attend, attend, on tire, et l’on s’en va avec le sen­ti­ment d’avoir quelque chose dans son sac. Plus tard, on pour­ra s’amuser à tra­cer sur la pho­to la moyenne pro­por­tion­nelle ou autres figures et l’on s’apercevra qu’en déclen­chant l’obturateur à cet ins­tant on a fixé ins­tinc­ti­ve­ment des lieux géo­mé­triques pré­cis sans les­quels la pho­to était amorphe et sans vie. La com­po­si­tion doit être une de nos pré­oc­cu­pa­tions constantes, mais au moment de pho­to­gra­phier elle ne peut être qu’intuitive, car nous sommes aux prises avec des ins­tants fugi­tifs où les rap­ports sont mou­vants Pour appli­quer le rap­port de la sec­tion d’or, le com­pas du pho­to­graphe ne peut être que dans son œil. Toute ana­lyse géo­mé­trique, toute réduc­tion à un sché­ma ne peut, cela va de soi être pro­duite qu’une fois la pho­to faite, déve­lop­pée, tirée, et elle ne peut ser­vir que de matière à réflexion. J’espère que nous ne ver­rons jamais le jour où les mar­chands ven­dront les sché­mas gra­vés sur des verres dépo­lis. Le choix du for­mat de l’appareil joue un grand rôle dans l’expression du sujet, ain­si le for­mat car­ré par la simi­li­tude de ses côtés a ten­dance à être sta­tique, il n’y a d’ailleurs guère de tableaux car­rés. Si l’on découpe tant soit peu une bonne pho­to, on détruit fata­le­ment ce jeu de pro­por­tions et, d’autre part, il est très rare qu’une com­po­si­tion faible à la prise de vue puisse être sau­vée en cher­chant à la recom­po­ser en chambre noire, rognant le néga­tif sous l’agrandisseur, l’intégrité de la vision n’y est plus. On entend sou­vent par­ler d’angles de prise de vue, mais les seuls angles qui existent sont les angles de la géo­mé­trie de la com­po­si­tion. Ce sont les seuls angles valables et non ceux que fait le mon­sieur en se jetant à plat ventre pour obte­nir des effets ou autres extravagances.

LA TECHNIQUE

Les décou­vertes de la chi­mie et de l’optique élar­gissent notre champ d’action, à nous de les appli­quer à notre tech­nique afin de nous per­fec­tion­ner. Mais il y a tout un féti­chisme qui s’est déve­lop­pé au sujet de la tech­nique pho­to­gra­phique. Celle-ci doit être créée et adap­tée uni­que­ment pour réa­li­ser une vision ; elle est impor­tante dans la mesure où l’on doit la maî­tri­ser pour rendre ce que l’on voit ; c’est le résul­tat qui compte, la preuve à convic­tion que laisse la pho­to, sinon on ne tari­rait pas de décrire toutes les pho­tos ratées et qui n’existent plus que dans l’oeil du photographe.

Notre métier de repor­ter n’a qu’une tren­taine d’années, il s’est per­fec­tion­né grâce aux petits appa­reils très maniables, aux objec­tifs très lumi­neux et aux pel­li­cules à grain fin très rapides, déve­lop­pées pour les besoins du cinéma.

L’appareil est pour nous un outil et non un joli jouet méca­nique. Il suf­fit de se sen­tir à l’aise avec l’appareil qui convient à ce que l’on veut faire Le manie­ment de l’appareil, le dia­phragme, les vitesses, etc. doivent deve­nir un réflexe, comme de chan­ger de vitesse en auto­mo­bile, et il n’y a pas à épi­lo­guer sur toutes ces opé­ra­tions, même les plus com­pli­quées ; elles sont énon­cées avec une pré­ci­sion mili­taire dans le manuel d’instruction four­ni par tous les fabri­cants avec l’appareil et son sac en peau de vache.

Il est néces­saire de dépas­ser ce stade, au moins dans les conver­sa­tions. De même dans le tirage des jolies épreuves.

Dans l’agrandissement, il faut res­pec­ter les valeurs de la prise de vue ou, pour les réta­blir, modi­fier l’épreuve selon l’esprit qui a pré­va­lu au moment de la prise de vue. Il faut réta­blir le balan­ce­ment que l’oeil fait per­pé­tuel­le­ment entre une ombre et une lumière, et c’est pour cela que les der­niers ins­tants de créa­tion pho­to­gra­phique se passent dans le laboratoire.

Je m’amuse tou­jours de l’idée que cer­taines per­sonnes se font de la tech­nique en pho­to­gra­phie, et qui se tra­duit par un goût immo­dé­ré pour la net­te­té de l’image ; est-ce la pas­sion du minu­tieux, du figno­lé, ou espèrent-elles par ce trompe l’oeil ser­rer ain­si la réa­li­té de plus près ? Elles sont d’ailleurs tout aus­si éloi­gnées du véri­table pro­blème que celles de l’autre géné­ra­tion qui enve­lop­paient de flou artis­tique toutes leurs anecdotes.

LES CLIENTS

L’appareil pho­to­gra­phique per­met de tenir une sorte de chro­nique visuelle. Nous autres reporters/photographes sommes des gens qui four­nis­sons des infor­ma­tions à un monde pres­sé, acca­blé de pré­oc­cu­pa­tions, enclin à la caco­pho­nie, plein d’êtres qui ont besoin de la com­pa­gnie d’images. Le rac­cour­ci de la pen­sée qu’est le lan­gage pho­to­gra­phique a un grand pou­voir, mais nous por­tons un juge­ment sur ce que nous voyons et ceci implique une grande res­pon­sa­bi­li­té. Entre le public et nous, il y a l’imprimerie, qui est le moyen de dif­fu­sion de notre pen­sée ; nous sommes des arti­sans qui livrons aux revues illus­trées leur matière première.

J’ai éprou­vé une véri­table émo­tion lorsque j’ai ven­du ma pre­mière pho­to (à Vu), c’était le début d’une longue alliance avec les publi­ca­tions illus­trées ; ce sont elles qui mettent en valeur ce que vous avez vou­lu dire, mais qui par­fois, mal­heu­reu­se­ment, le déforment ; le maga­zine dif­fuse ce qu’a vou­lu mon­trer le pho­to­graphe, mais celui-ci risque aus­si quelque fois de se lais­ser façon­ner par les goûts et les besoins du magazine.

Dans un repor­tage, les légendes doivent être le contexte ver­bal des images, ou venir les cer­ner de ce que l’on ne peut faire tenir dans l’appareil ; mais dans les salles de rédac­tion il se peut mal­heu­reu­se­ment qu’il se glisse quelques erreurs ; elles ne sont pas tou­jours de simples coquilles, et bien sou­vent le lec­teur vous en tient seul res­pon­sable. Ce sont des choses qui arrivent…

Les pho­tos passent par les mains du rédac­teur en chef et du met­teur en pages. Le rédac­teur doit faire son choix par­mi une tren­taine de pho­tos qui consti­tuent géné­ra­le­ment le repor­tage (et c’est un peu comme s’il avait à décou­per un texte pour en faire des cita­tions). Le repor­tage a des formes fixes comme la nou­velle et ce choix du rédac­teur sera déployé sur deux, trois ou quatre pages selon l’intérêt qu’il y porte et l’incidence des crises du papier.

On ne peut, tan­dis que l’on est en train de faire un repor­tage, pen­ser à sa future mise en pages. Le grand art du met­teur en pages est de savoir extraire de son éven­tail de pho­tos l’image qui mérite la page entière, ou la double page, de savoir insé­rer le petit docu­ment qui ser­vi­ra de locu­tion conjonc­tive dans l’histoire. Il lui arrive sou­vent d’avoir à décou­per une pho­to pour n’en conser­ver que la par­tie qui lui semble la plus impor­tante, car pour lui c’est l’unité de la page qui prime et sou­vent la com­po­si­tion conçue par le pho­to­graphe se trouve ain­si détruite… Mais, en fin de compte, c’est au met­teur en pages que l’on doit être recon­nais­sant d’une bonne pré­sen­ta­tion où les docu­ments sont enca­drés de marges aux espaces justes, et où chaque page ayant son archi­tec­ture et son rythme exprime bien l’histoire telle qu’on l’a conçue.

Enfin, la der­nière angoisse du pho­to­graphe lui est réser­vée lorsqu’il feuillette le maga­zine, y décou­vrant son reportage…

Je viens de m’étendre quelque peu sur un aspect de la pho­to­gra­phie, mais il y en a bien d’autres, depuis les pho­tos du cata­logue de publi­ci­té jusqu’aux tou­chantes images qui jau­nissent au fond des por­te­feuilles. Je n’ai jamais cher­ché ici à défi­nir la pho­to­gra­phie en général.

Une pho­to­gra­phie est pour moi la recon­nais­sance simul­ta­née, dans une frac­tion de seconde, d’une part de la signi­fi­ca­tion d’un fait et, de l’autre, d’une orga­ni­sa­tion rigou­reuse des formes per­çues visuel­le­ment qui expriment ce fait.

C’est en vivant que nous nous décou­vrons, en même temps que nous décou­vrons le monde exté­rieur ; il nous façonne, mais nous pou­vons aus­si agir sur lui. Un équi­libre doit être éta­bli entre ces deux mondes, l’intérieur et l’extérieur, qui dans un dia­logue constant n’en forment qu’un, et c’est ce monde qu’il nous faut communiquer.

Mais ceci ne concerne que le conte­nu de l’image et, pour moi, le conte­nu ne peut se déta­cher de la forme ; par forme, j’entends une orga­ni­sa­tion plas­tique rigou­reuse par laquelle, seule, nos concep­tions et émo­tions deviennent concrètes et trans­mis­sibles. En pho­to­gra­phie, cette orga­ni­sa­tion visuelle ne peut être que le fait d’un sen­ti­ment spon­ta­né des rythmes plastiques.

1952 LA PHOTOGRAPHIE ET LA COULEUR (Postscriptum, 2 décembre 1985)

La cou­leur, en pho­to­gra­phie, est basée sur un prisme élé­men­taire et, pour l’instant, il ne peut en être autre­ment, car on n’a pas trou­vé les pro­cé­dés chi­miques qui per­met­traient la décom­po­si­tion et recom­po­si­tion si com­plexe de la cou­leur (en pas­tel par exemple, la gamme des verts com­porte 375 nuances !).

Pour moi, la cou­leur est un moyen très impor­tant d’information, mais très limi­té sur le plan de la repro­duc­tion, qui reste chi­mique et non trans­cen­dan­tale, intui­tive comme en pein­ture. A la dif­fé­rence du noir, don­nant la gamme la plus com­plexe, la cou­leur, par contre, n’offre qu’une gamme tout à fait fragmentaire.

Hen­ri Car­tier Bresson