Interview, reportage et documentaire

Par Claude Bailblé

Mots-clés

Il s’agit tout d’abord de construire un espace de ren­contre, de se faire connaître comme por­teur d’un pro­jet rela­ti­ve­ment ouvert, tout en appre­nant à écou­ter ce que les inté­res­sés ont à dire.

A. l’enquête ou préparation : « l’économie de moyens développe l’imagination… »

Sur place, les per­sonnes les plus conscientes co-scé­na­risent le film avec le réa­li­sa­teur, qui connaît certes déjà son sujet, mais qui le découvre sous maints aspects concrets.

Il s’agit d’un tra­vail col­lec­tif : scé­na­ri­ser une réa­li­té par­ti­cu­lière, à par­tir d’un réel qui n’est nul­le­ment scé­na­ri­sé a prio­ri, cela veut dire iden­ti­fier per­sonnes et situa­tions, construire un plan de tour­nage, tout en ima­gi­nant déjà l’architecture du mon­tage, sans se réfé­rer for­cé­ment à la mono­forme du repor­tage télé. La struc­ture du film se conçoit donc dès l’enquête, sui­vant les oppor­tu­ni­tés, les décou­vertes et les rebonds, tan­dis que l’idée de départ évo­lue et s’enrichit paral­lè­le­ment, se pré­cise aus­si, sans quit­ter pour autant l’horizon de la commande.

• Le tra­vail de pré­pa­ra­tion sur papier prend du temps : écrire et réécrire avant la signa­ture de quelque contrat que ce soit, avant le ver­se­ment de la moindre somme, met le réa­li­sa­teur en posi­tion de scé­na­riste non payé. Ce qui explique que ce tra­vail soit sou­vent abré­gé. En outre, il est par­fois dif­fi­cile de faire un véri­table cas­ting des per­son­nages… on a seule­ment l’idée de départ : enquête et tour­nage se confon­dront en un seul geste.

Noter alors au moins les vraies ques­tions qu’il faut se poser sans cesse… pen­dant le tour­nage.

La scé­na­ri­sa­tion com­mence sans la camé­ra, sur la base de l’idée motrice (la com­mande ou le sujet). 

Il s’agit tout d’abord de construire un espace de ren­contre, de se faire connaître comme por­teur d’un pro­jet rela­ti­ve­ment ouvert, tout en appre­nant à écou­ter ce que les inté­res­sés ont à dire. Le temps de pré­pa­ra­tion per­met de s’apprivoiser mutuel­le­ment… De com­prendre les résis­tances et les envies, les auto­cen­sures, les lignes de fuite ou de contour­ne­ment, les limites à ne pas fran­chir… De sépa­rer les élé­ments impor­tants des élé­ments secon­daires, de repé­rer les situa­tions éclai­rantes, les per­sonnes capables d’incarner un pro­pos, et même les conflits inter­per­son­nels en rap­port avec le projet.

Il s’agit ensuite de mettre au point les ren­dez-vous de tour­nage, selon les dis­po­ni­bi­li­tés des uns et des autres et aus­si selon le temps impar­ti au fil­mage. Il est pru­dent de fil­mer cer­taines situa­tions ou per­sonnes avant d’autres, en rai­son du brouillage que pour­raient occa­sion­ner tels ou tels com­men­taires sur le choix des inter­ve­nants, sur les situa­tions fil­mées, ou sur les par­tis pris du tournage.

• Cas­ting : d’aucuns ont du mal à s’exprimer devant la camé­ra (élo­cu­tion, perte des moyens), ou au contraire en rajoutent (cabo­ti­nage), tan­dis que d’autres veulent pla­cer abso­lu­ment un pro­blème sans rap­port avec le sujet, ou même régler des comptes avec leur entou­rage en se ser­vant du film (…). Sans oublier la langue de bois, toute faite et archi-connue (symp­tôme le plus sou­vent sans intérêt).

Il faut donc choi­sir les « acteurs » du repor­tage, tant par­mi les per­sonnes-trans­fert (recon­nues par le groupe) que par­mi les per­sonnes-res­sources (ayant une expé­rience, un vécu en rap­port avec le thème). Il s’agit bien de démê­ler infor­ma­tions objec­tives et don­nées sub­jec­tives, conflits et émo­tions de la sub­jec­ti­vi­té, tout en déga­geant un point de vue adap­té à la commande.

• Situa­tions : (cinq sortes ?)

a/ celles, pré­vi­sibles, qui se répètent à inter­valles régu­liers, à peu près à l’identique, faciles d’accès, et que l’on peut fil­mer en plu­sieurs fois, dans dif­fé­rents axes ;

b/ celles, com­po­sées, où l’on réunit une ou plu­sieurs per­sonnes pour le film, dans une confron­ta­tion d’où l’imprévisible peut sur­gir, mais où, aus­si bien, un silence tacite peut s’installer.

c/ celles annon­cées –évè­ne­ments, mani­fes­ta­tions, inau­gu­ra­tions, ren­contres– dont on peut pré-décou­per le dérou­le­ment en pla­çant sa ou ses camé­ras à des endroits pertinents.

d/ celles, impré­vi­sibles –inci­dents, acci­dents, atten­tats– que les camé­ras, pla­cées au bon moment, dans le bon axe, à la bonne dis­tance, enre­gistrent par sur­prise (scoops, images spec­ta­cu­laires de l’accident en direct, infrac­tions à l’ordre éta­bli) ; le repor­ter arrive le plus sou­vent après les faits.

e/ celles, soit dan­ge­reuses, où la camé­ra serait agres­sée [non sans consé­quences pour l’intégrité cor­po­relle du cinéaste ou, ulté­rieu­re­ment, de ses acteurs (in)volontaires], soit inter­dites d’accès [le droit pro­tège les lieux pri­va­tifs et la sphère pri­vée] où la camé­ra serait refu­sée, sauf auto­ri­sa­tion par­ti­cu­lière et sou­vent très limitée.

- Le repé­rage per­met d’aller aux bons endroits, au bon moment. De pro­blé­ma­ti­ser son repor­tage, et non d’apporter des réponses toutes faites. 

A ce stade, ne pas com­men­cer l’interview, ne pas épui­ser les ques­tions à l’avance…


B. le tournage : « Le hasard profite aux esprits préparés ».

Choi­sir d’abord le point d’écoute : à quelle dis­tance ? selon quelle proxi­mi­té psy­cho­lo­gique ?. Pla­cer la camé­ra à cet endroit (évi­ter les trop gros plans, adap­ter la lumière). Le cinéaste se place alors à côté de la camé­ra, au point d’écoute le plus per­ti­nent. Sen­tir le moment où il faut tour­ner, sen­tir le moment où il faut couper.

• Lais­ser la rela­tion humaine opé­rer [lais­ser le silence fonc­tion­ner dans le temps néces­saire et propre à l’expression]. Posi­tion d’humilité pour le cinéaste : l’interviewé en sait plus que lui sur la situa­tion et le vécu des choses. En bref, c’est par la qua­li­té de la rela­tion humaine, par la confiance éta­blie que « le fla­grant délit de sin­cé­ri­té » va exis­ter. La per­sonne va non seule­ment décou­vrir ce qu’elle a dire en par­lant, ras­sem­bler ses idées en revi­si­tant ses sou­ve­nirs, mais en outre elle va se sur­prendre à mettre au clair une véri­té qu’elle n’avait peut-être jamais énon­cée jusqu’alors… Et cela se voit…

Sans doute, la camé­ra sert-elle de cata­ly­seur, mais c’est sur­tout la rela­tion trans­fé­ren­tielle (le cré­dit et la confiance por­tés au cinéaste) qui fait accou­cher d’une nou­velle prise de conscience pour l’interviewé, qui lui fait trou­ver les mots les plus justes pour expri­mer ce qu’il ressent.

Le cinéaste est en posi­tion de grande oreille bien­veillante : au delà de ce qui est dit, il écoute ce qui est réel­le­ment com­mu­ni­qué par le sous-texte ou les silences. La « direc­tion d’acteur » consiste –par le regard, par des ques­tions non direc­tives– à recen­trer vers le sujet, relan­cer un non-dit, fran­chir une appré­hen­sion, expli­ci­ter un vou­loir dire, faci­li­ter une expres­sion, et non à cana­li­ser sys­té­ma­ti­que­ment les réponses vers un cane­vas préétabli…

En ce sens, les « acteurs du réel » dirigent aus­si le cinéaste vers une véri­té toute sub­jec­tive, sans doute, mais sou­vent plus inté­res­sante que les pos­tu­la­tions abs­traites ima­gi­nées au départ. Il y a ren­contre, c’est-à-dire inter­ac­tion forte entre les points de vue. Néan­moins il faut trier, recen­trer, faute de quoi la masse d’informations et de détails anec­do­tiques ris­que­rait d’être inuti­li­sable ulté­rieu­re­ment au montage.

CADRER

• trois règles de base

a/ ne jamais cou­per sur les arti­cu­la­tions du corps (cou, pli du coude, poi­gnets, genoux, chevilles…)

b/ décen­trer en lais­sant « de l’air » devant le regard, du côté du mou­ve­ment, du déplacement.

c/ veiller à l’équilibre com­po­si­tion­nel (la répar­ti­tion des masses et des mou­ve­ments à l’intérieur du rectangle)

Écou­ter les sons envi­ron­nants, inté­res­sants pour leur timbre ou leur signi­fi­ca­tion. Se dire que l’on peut por­ter le micro sur une source off, quand la camé­ra reste orien­tée sur le même objet image. (Pra­ti­quer la dis­so­cia­tion atten­tion­nelle du son et de l’image, c’est pré­pa­rer le mon­tage horizontal).


C. Le montage : « Se faire comprendre du plus grand nombre semble une bonne contrainte »

Le temps nar­ra­tif n’est pas un temps per­cep­tif, soit un temps pure­ment chro­nique sou­mis à la durée réelle et entière des faits : il fau­dra res­ser­rer, éli­mi­ner les pié­ti­ne­ments de la pen­sée, les inter­valles vides, les moments creux. Le temps narratif/discursif s’appuie en effet sur les infé­rences (induc­tions et déduc­tions) obte­nues à par­tir d’amorçages visuels et sonores (les paroles, les expres­sions), c’est-à-dire à par­tir des ins­tants par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tifs pré­le­vés dans les rushes.

Mettre en ordre les paroles et les pro­pos afin de construire une pro­gres­sion inté­res­sante. Alter­ner les moments des­crip­tifs (plans larges) et les moments d’intériorité (plans rap­pro­chés). Evi­ter le pre­mier degré trop expli­cite, sus­ci­ter plu­tôt un tra­vail men­tal de déduc­tion et d’induction qui ren­dra le spec­ta­teur actif, plan après plan, séquence après séquence, en rai­son même des pro­jec­tions et des com­pa­rai­sons qu’il sera ame­né à faire sur les situa­tions et les per­son­nages. Le spec­ta­teur doit trou­ver inté­rêt et émo­tion dans le dérou­lé du film : on ne s’adresse pas seule­ment à des convaincus !

Le ciné­ma fait pen­ser, mais cette pen­sée a besoin aus­si de res­pi­rer, de s’approprier les choses en pui­sant dans la mémoire et les savoirs déjà consti­tués. Asso­cier, réveiller un sou­ve­nir, éprou­ver un sen­ti­ment, tout cela prend du temps. Lais­ser le spec­ta­teur s’y retrou­ver, à par­tir des hési­ta­tions, du silence, des res­pi­ra­tions. Ne pas satu­rer le flux de don­nées jusqu’alors inconnues.

• Retrou­ver l’équilibre entre les choses dites (paroles), les choses faites (actions), les choses mon­trées (situa­tions), les choses sug­gé­rées (rac­cords de plan, ellipses, enchaînements).

Pra­ti­quer le mon­tage hori­zon­tal (les sons off font naître des images men­tales qui appuient sur le in ; les images et sons in, bien iden­ti­fiés, s’étendent et éclairent l’espace off environnant).

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Pra­ti­quer le mon­tage ver­ti­cal (le contexte du plan est un contexte tem­po­rel et non plus spa­tial : plan amont et plan aval). Le ciné­ma est dis­cur­sif, il met en rap­port les points de vue suc­ces­sifs, plan après plan, pro­pos après pro­pos, en une sorte d’effet Kou­le­chov généralisé…

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Le dis­cours des points de vue suc­ces­sifs est aus­si impor­tant que le dis­cours du conte­nu des plans : or, et, donc, cepen­dant, mais, d’autre part, sauf que, puis… sont autant de connec­teurs logiques cachés dans les cuts, ces inter­stices qui séparent et unissent les plans.

Et c’est par le mon­tage que le cinéaste pra­tique la « direc­tion de spec­ta­teur » en s’appuyant sur les points d’entrée et de sor­tie de chaque plan, sur la durée et le rythme des séquences. Le son d’ambiance assure alors la conti­nui­té –recom­po­sée– du lieu et du moment.

• En tous lieux, trois types de plans à tour­ner (+ sons seuls), en vue du montage :

Plan de situa­tion (où est-on ? quand ? que se passe t‑il ? ) soit plan assez large.
Plan per­son­nages (on s’approche des états inté­rieurs, des pen­sées et des émo­tions, des réac­tions et des inten­tions ren­dues lisibles par la proxi­mi­té du plan rapproché).

Plan sub­jec­tif : on voit avec quelqu’un (semi sub­jec­tif, soit amorce de dos)

• On doit com­prendre que les mou­ve­ments et les appuis du regard, les expres­sions du visage, les gestes de la main, les atti­tudes cor­po­relles, les approches et les éloi­gne­ments, les écar­te­ments entre les per­sonnes, les hési­ta­tions de la voix et les modu­la­tions de la parole, les rete­nues sou­daines et les sous-enten­dus, consti­tuent la matière pre­mière de toute signi­fi­ca­tion par­ta­gée, en rai­son même de l’expérience cor­po­relle de chaque spec­ta­teur dans cha­cun de ces domaines, expé­rience qui don­ne­ra sens au film .

• Trois types de rac­cords à monter :

a- Les rac­cords for­mels (de mou­ve­ments, de lumière, de regards, etc..) assurent une conti­nui­té appa­rente au flux image. Le spec­ta­teur se déplace ain­si dans un espace-temps homo­gène, qua­si conti­nu. Il n’a pas sans cesse à se deman­der : qui est-ce ? où est-on ? c’est quoi çà ? quel rapport ?

b- Les rac­cords de conte­nu (d’un pro­pos à l’autre, d’un geste à la suite de l’action) s’appuient sur les infé­rences pré­cons­cientes rapides et sans effort, ou sur un rai­son­ne­ment conscient, d’émergence plus lente, sou­mis à l’effort, lorsque les deux plans ne trouvent pas ins­tan­ta­né­ment leur relation.

• Les infé­rences pré­cons­cientes (contrai­re­ment au rai­son­ne­ment conscient) sont immédiates :

- Exemples : l’herbe est mouillée, c’est qu’il a plu ! la voi­ture se gare, c’est que la per­sonne arrive ; çà sonne à l’entrée ? il y a quelqu’un à la porte ! ; l’auto est cabos­sée ? il y a eu une col­li­sion ; ce pié­ton titube ? etc.

En d’autres termes, chaque plan pré­pare le sui­vant, par des « ins­truc­tions internes » [un mot, un geste, une réorien­ta­tion de l’attention, un chan­ge­ment dans le ton ou l’expression, une dési­gna­tion, un dépla­ce­ment, un bruit off, une réplique inat­ten­due, un haus­se­ment d’épaules…), les­quelles per­mettent la coupe et le pro­lon­ge­ment vers la suite de la séquence.

c- Les rac­cords par les fonds de l’image (on iden­ti­fie le même lieu à un autre moment) ou les rac­cords par l’ambiance sonore (on iden­ti­fie un autre empla­ce­ment au même moment). A chaque ins­tant le spec­ta­teur doit pou­voir iden­ti­fier le temps et l’espace.

Qu’apporte la séquence ? un pro­pos [x] s’implique dans le pro­pos sui­vant [y] puis dans [z] Le spec­ta­teur tient ces impli­ca­tions en mémoire rap­pro­chée ce qui lui per­met d’avancer vers la situa­tion sui­vante. Un fil conduc­teur (mémo­riel et infé­ren­tiel) relie les séquences entre elles.

A noter : une réa­li­té faite de contra­dic­tions et d’intérêts diver­gents engendre néces­sai­re­ment des pro­pos contra­dic­toires et ce ne sont pas tou­jours des erreurs ou des dis­tor­sions de la sub­jec­ti­vi­té… mais plu­tôt et assez sou­vent des élé­ments utiles au débat !


D. Pratique du tournage :

Le réa­li­sa­teur donne avant tour­nage ses consignes au cadreur et au pre­neur de sons quant à « l’épicentre » de la scène (la chose impor­tante à enre­gis­trer), afin de ne pas per­tur­ber les per­sonnes fil­mées pen­dant la prise. On évite les mou­ve­ments de camé­ra inutiles (sans inten­tions ou inap­pro­priés), les plon­gées et contre plon­gées gra­tuites : on se met à hau­teur d’œil (ou à hau­teur de l’action pour la rendre plus lisible). Le zoom est pros­crit, sauf néces­si­té abso­lue (lais­sons cela aux tou­ristes !)… On peut tour­ner avec un mono­pode, facile et rapide à déplacer.

On contrôle la qua­li­té et la net­te­té du son[[Les consonnes, moments d’articulation utiles à l’intelligibilité de la parole, reten­tissent dans l’extrême aigu, avec une éner­gie très courte et beau­coup plus faible que celle des voyelles, enten­dues puis­sam­ment dans le médium et l’aigu. Ces consonnes sont faci­le­ment cou­vertes –en mono­pho­nie– par le bruit ambiant]], et notam­ment la balance avec les bruits ambiants. On perche les dépla­ce­ments avec timbres et niveaux constants. On laisse tou­jours un petit silence (quelques secondes) à l’entrée et à la fin d’un plan (avant de dire cou­pez !). On attend aus­si la fin d’un son pas­sa­ger (une dizaine de secondes, utile au mon­tage), avant d’arrêter l’enregistrement.

• Dis­tin­guer : situa­tions, paroles, actions (matière de base des rushes).

Les situa­tions sont fil­mées en plan large (les actions des per­son­nages, leur posi­tion dans un lieu, un moment, dans un pro­ces­sus). Atten­tion aux élé­ments dis­trac­tifs (images ou sons) entrés dans le champ (hors sujet… fausses pistes).

Les actions (les gestes du tra­vail, les mains, par exemple) sont sou­vent répé­ti­tives, on peut donc les fil­mer dans plu­sieurs axes, sous plu­sieurs angles, d’une minute ou d’une heure à l’autre, d’un jour à l’autre.

Les paroles sont fil­mées de face ou 3/4 face, le cinéaste à côté de la camé­ra (direc­tion de regard). Les per­sonnes peuvent se tour­ner pour par­ler à quelqu’un d’autre : on change d’axe camé­ra pour gar­der une vue fron­tale de l’intéressé, avec éven­tuel­le­ment amorce de dos de la per­sonne concernée.

Inter­view : on se met d’accord sur le thème et les enjeux, sans « éven­ter » les ques­tions. On évite les inter­views tun­nels (on décou­pe­ra l’entretien en sous par­ties). On choi­sit les fonds images (évi­ter les fonds bou­chés ou insi­gni­fiants) et on recherche l’ambiance sonore la moins bruyante.

Un micro-perche sur les inter­viewés, un cra­vate sur l’interviewer (on pour­ra uti­li­ser les questions).

Inter­view sta­tique : plu­sieurs axes et dis­tances pour la même question.

Exemple = [la camé­ra tourne en conti­nu, mais se déplace entre chaque question]

1ère ques­tion puis réponse (brève si pos­sible –1’ 30” – syn­thé­tique et claire, c’est encore mieux …).

Relance : « je n’ai pas bien com­pris, est ce que vous pou­vez me pré­ci­ser » on change d’axe (fond visuel dif­fé­rent, écart de 30°). Relance bis : « est ce que çà veut dire que… ou bien que…» (encore un chan­ge­ment d’axe ou de gros­seur de plan). Relance ter : « cer­tains disent que… ou j’ai enten­du dire que…» idem. On dis­pose ain­si de plu­sieurs prises dans le même plan, [très utile au montage].

Pré­fé­rer les inter­views “en situa­tion”, ou même les confrontations : 

Lorsque les per­sonnes tra­vaillent en situa­tion cou­tu­mière, elles parlent les mains occu­pées et non en sta­tues figées. Ou alors elles se parlent entre elles, ce qui est encore mieux, réagis­sant et relan­çant elles-mêmes les ques­tions. Ceci néces­site un tour­nage à deux camé­ras et un éclai­rage sous deux axes. Et aus­si bien une pré­pa­ra­tion, des limites de jeu, une mise en place pré­cise.

• Chaque entre­tien divise la per­sonne qui parle : elle répond au cinéaste mais aus­si à l’entourage (qui ver­ra le film), aux auto­ri­tés (qui pour­ront réagir direc­te­ment ou indi­rec­te­ment) et au public (qui juge­ra et éva­lue­ra le pro­pos, se fera une image posi­tive ou néga­tive du per­son­nage). Peut-on dans un entre­tien évi­ter la séduc­tion, la dis­si­mu­la­tion, l’euphémisation pru­dente, l’arrangement tac­tique avec la véri­té ? Peut-on aller jusqu’au « fla­grant délit de sin­cé­ri­té » en oubliant l’auto pro­tec­tion nar­cis­sique et/ou politique ?

Enre­gis­trer des sons seuls : ambiances (pour cou­vrir la séquence) ; paroles (contre­point en off ?) ; effets sonores (actions pré­cises, sou­li­gnées au micro­phone) ; musique, s’il y en a in situ.

Script de tour­nage : (une sorte de déru­shage en direct) le réa­li­sa­teur note les idées évo­quées, consigne les mots clefs, recherche ensuite des images et des sons pou­vant les compléter.

Dis­cus­sion avec l’équipe. Recherche de situa­tions connexes. Tour­nage immé­diat ou dif­fé­ré des com­plé­ments ? Fai­sa­bi­li­té ? Rela­tions pos­sibles avec pho­tos, archives, documents.

Véri­fi­ca­tions : De quoi a‑t-on par­lé ? A‑t-on oublié un élé­ment impor­tant ? Etait-ce la bonne situa­tion, la per­sonne adé­quate ? Recou­per les infor­ma­tions. Rebon­dir aus­si­tôt et déci­der des com­plé­ments de tour­nage. La pré­pa­ra­tion et la consul­ta­tion préa­lable évite bien des erreurs et des décon­ve­nues. Il n’est plus temps d’enquêter… après un tournage !


E. Pratique du montage « Avec du temps payé pour écrire, on ramènerait moins de rushes… »

Assem­bler, sous­traire, orga­ni­ser, combiner…çà se dis­cute !. Si le réa­li­sa­teur attend du mon­teur une force de pro­po­si­tion, le mon­teur attend de son côté une cla­ri­fi­ca­tion des inten­tions, une ligne direc­trice. Pré­sen­ter le scé­na­rio –très écrit ou suc­cinct– au mon­teur : savoir où l’on va (per­son­nages, thèmes et sous thèmes). Créer une rela­tion pri­vi­lé­giée dans la salle de mon­tage : conni­vence, col­la­bo­ra­tion inti­miste, flui­di­té presque sans paroles.

• Mon­ter un repor­tage ou un docu­men­taire : « rehaus­ser » la signi­fi­ca­tion, aller à l’essentiel.

Il s’agit de trans­for­mer la matière, conve­na­ble­ment inter­pré­tée –par l’esprit et les sens– en une autre réa­li­té plus signi­fiante, plus res­ser­rée. On dirait : adé­qua­te­ment sai­sie et recom­po­sée. Sai­sir le maté­riau, c’est se lais­ser enva­hir, s’imprégner d’émotions et de sen­ti­ments, mais c’est aus­si poin­ter ce qui est com­pré­hen­sible et ce qui ne l’est pas.

Com­ment appré­hen­der les rushes ?

Une pre­mière lec­ture où l’on découvre, entre émo­tion et com­pré­hen­sion, les moments forts, les idées claires, les ins­tants tou­chants, sans cher­cher for­cé­ment à ana­ly­ser. Impor­tance de cette pre­mière vue ! Une seconde lec­ture, où l’on confirme les « bons » plans, les plans « pos­sibles », les plans « à reje­ter », selon une struc­tu­ra­tion géné­rale du sujet (déjà dis­cu­tée avec le réalisateur).

Noter ce qui se passe vrai­ment, ce qui se dit réel­le­ment, sans extra­po­la­tions ni ajouts.

De fait, la matière [i + s] est la base de tout. Le réa­li­sa­teur reste le maître d’œuvre, mais sa forte par­ti­ci­pa­tion au tour­nage laisse sur les images et les sons des sou­ve­nirs et des expli­ca­tions contex­tuelles qui ne se trouvent pas vrai­ment dans les rushes, mais seule­ment dans sa mémoire affec­tive. L’indispensable regard exté­rieur du mon­teur découvre une réa­li­té à la fois connue et incon­nue, neutre et char­gée d’émotions. Ce que le mon­teur per­çoit est alors d’un cer­taine façon plus impor­tant que ce que le réa­li­sa­teur croit y voir, lorsqu’il pense avoir la matière du film alors que les per­son­nages n’ont pas dit ce qu’il vou­lait entendre, avec le ton et les mots qu’il avait souhaités.

Il faut décou­vrir le film poten­tiel réel­le­ment caché dans les rushes. 

• Le mou­ve­ment des yeux, du visage, des mains ou du corps relève de la pen­sée en images, tout comme celui de la voix, de l’intonation, de l’articulation des paroles. La signi­fi­ca­tion qui en sort semble auto­ma­tique, immé­diate, car elle n’enclenche aucune dépense men­tale par­ti­cu­lière, ni même aucune réflexion, tel­le­ment elle semble évi­dente pour tout le monde ; mais ce n’est là que pure appa­rence. En réa­li­té, la signi­fi­ca­tion s’appuie sur la sen­si­bi­li­té et l’acuité intel­lec­tuelle de cha­cun, inéga­le­ment for­mées par l’expérience sociale ou par l’appartenance cultu­relle, la connais­sance du sujet trai­té, les savoirs préa­lables. En ce sens, les per­cep­tions du mon­teur et du réa­li­sa­teur, aus­si rap­pro­chées soient-elles, ne sont pas superposables.

C’est que la connais­sance du mon­teur n’est pas nour­rie par les à‑côtés du tour­nage, les élé­ments d’enquête, les ten­sions et les dif­fi­cul­tés du repor­tage, mais seule­ment par la matière des rushes. Exac­te­ment comme la connais­sance du spec­ta­teur ne sera pas ins­truite par les rushes, mais seule­ment par le film monté.

• Or jus­te­ment, la ren­contre humaine –pro­pre­ment ciné­ma­to­gra­phique– entre per­son­nages et spec­ta­teur, sup­pose une mise en réso­nance des atti­tudes des uns dans le corps de l’autre, une empa­thie entre ce qui est pro­po­sé par l’écran et ce que chaque spec­ta­teur a vécu ou pour­rait vivre. Il importe donc de bien choi­sir les plans capables de s’éprouver cor­po­rel­le­ment, et d’atteindre ain­si la sen­si­bi­li­té et l’intelligence du spec­ta­teur. [Cf. le concept de neu­rones-miroirs]

A ce stade, néces­si­té de clas­ser la matière, en notant le déru­shage sur un car­net de travail.

• Clas­ser les rushes en : 1/ entre­tiens ; 2/ actions ; 3/ situa­tions ; 4/ décors, pay­sages ; 5/ archives.

• Ana­ly­ser et décom­po­ser les entre­tiens en frag­ments homo­gènes par leur conte­nu. Étiqueter.

- Bien éva­luer ce qui est

•dit

•res­sen­ti

•expli­qué

•com­mu­ni­qué (mots clefs).

Les pos­si­bi­li­tés d’intervention de chaque « uni­té de sens » ain­si déli­mi­tée sont mul­tiples, ouvertes à l’invention dans la construc­tion du mon­tage. Où ? Dans quel ordre ? Pour quelle durée ? Seule la rigueur dans l’organisation et le clas­se­ment des rushes per­met de mettre en œuvre cette dyna­mique, faite d’essais sys­té­ma­tiques et variés.

CONNAITRE LA MATIERE [I + S], savoir ce qui s‘y passe ; ce qui s’y dit vraiment…

Remar­quer les détails, les trem­ble­ments de la voix, l’hésitation d’un regard, une toux, une dif­fi­cul­té d’élocution. Il n’y a dans la salle de mon­tage per­sonne d’autre que le mon­teur pour res­sen­tir et com­prendre les rushes, en posi­tion de pre­mier spectateur. 

- Le rap­port au sujet trai­té, le vécu per­son­nel, la rela­tion au réa­li­sa­teur, le désir de por­ter le film jusqu’au bout ne sont pas les mêmes d’un mon­teur à l’autre. L’intelligible et le sen­sible tra­vaillent dif­fé­rem­ment la lec­ture des rushes, « sou­ter­rai­ne­ment », au su et à l’insu de chacun.

• CONNAITRE LES POSSIBILITES de connexions, d’implications ; aller vers une ciné­cri­ture.[[J’emprunte l’expression à Agnès Var­da, qui elle-même la tient très pro­ba­ble­ment de Dzi­ga Vertov.]]

Quit­ter la linéa­ri­té du temps ordi­naire, recom­po­ser les durées, pra­ti­quer simul­ta­né­ment l’ellipse et le rac­cord, c’est construire un temps nar­ra­tif ou dis­cur­sif (voire poé­tique) en repé­rant les dif­fé­rents points d’entrée et de sor­tie des plans, en essayant com­bi­nai­sons et agen­ce­ments ; c’est construire une réa­li­té autre (effet Kou­le­chov géné­ra­li­sé), un conti­nuum per­cep­tif arti­fi­ciel, lequel amène à de nou­velles idées et com­bi­nai­sons, etc. et peut-être même à un retour fré­quent au chûtier.

Savoir que dans une scène concer­nant deux per­son­nages (x et y), lorsque l’on montre X à l’écran, on peut “ellip­ser“ sur Y (pro­vi­soi­re­ment en off), c’est-à-dire retrou­ver Y un peu plus tard, alors que du temps (non-mon­tré) s’est écou­lé. Inver­se­ment, lorsque l’on est sur Y, on peut ellip­ser sur X et conden­ser la durée d’autant. Il suf­fit que les plans soient reliés par une infé­rence (cause, consé­quence, enchaî­ne­ment, impli­ca­tion..) vali­dée par un rac­cord for­mel (conti­nui­té sonore et lumi­neuse, même lieu acous­tique, fonds visuels de même type, ou en che­vau­che­ment partiel).

Construire un temps plus res­ser­ré (sup­por­tant l’ellipse non trans­pa­rente) c’est pos­sible : il suf­fit qu’un lien de type cog­ni­tif (et non plus per­cep­tif) s’établisse en sous texte, au pas­sage du cut.

On peut ain­si pas­ser d’un gros plan silen­cieux et pen­sif à la chose pen­sée, démar­rer ain­si un mon­tage paral­lèle. De même, on peut aller d’un per­son­nage qui rac­croche le télé­phone pour sor­tir de chez lui, direc­te­ment à la clef de contact dans la voi­ture, en s’épargnant tous les plans inter­mé­diaires (man­teau, sacoche, clefs, esca­liers, par­king…). Tout le monde aura com­pris que le départ en voi­ture est lié au coup de fil. Le spec­ta­teur per­çoit les mou­ve­ments, mais puisqu’il les réfère à son vécu –soit aux pro­lon­ge­ments connus des gestes et aux consé­quences des actes– rien ne l’empêche d’inférer à son tour si le mon­tage lui demande de le faire…

Autre­ment dit, le mon­teur crée du contexte –plans amonts et plans avals– autour des dif­fé­rents per­son­nages et des diverses situa­tions, et c’est jus­te­ment le contexte qui donne sens à cha­cun des plans, tan­dis que cha­cun des plans ali­mente le contexte… En ce sens, il est le pre­mier et le seul spec­ta­teur inter­ac­tif du film qu’il est en train de construire.

A la fois en dedans et au dehors, la pos­ture de mon­teur requiert de tra­vailler à ne pas savoir (tout en sachant), de s’impliquer com­plè­te­ment (tout en pra­ti­quant la dis­tan­cia­tion, l’évaluation cri­tique). Il s’agit véri­ta­ble­ment d’une construc­tion pro­po­si­tion­nelle, dont la prin­ci­pale fonc­tion n’est pas de rac­cour­cir les rushes, mais de créer les états men­taux (appels à des savoirs déjà consti­tués, actua­li­sa­tion d’idéologies par­ti­cu­lières, retour d’éléments oubliés, d’émotions enfouies, d’idéalités éva­nouies) propres à l’assimilation et à la com­pré­hen­sion du film. Une solide direc­tion de spec­ta­teur qui peut « déra­per » vers la mani­pu­la­tion des pen­sées et des affects, si le cinéaste oublie de se rat­ta­cher à la véri­té, aus­si par­tielle et pro­vi­soire soit-elle.

• CONNAITRE LA MÉMOIRE et ses fonctionnements.

Après avoir vu et revu deux plans à mon­ter, on sait ce que l’on veut en faire, à quel endroit pla­cer la col­lure, et pour­quoi. Que veut-on faire pas­ser dans ce double cut ? On se sou­vient encore du pre­mier du vision­ne­ment des rushes, de la ren­contre inté­rieure qui opé­rait à ce moment-là entre les per­son­nages et nous (car­net). Mais la col­lure fait sur­gir de fait une inten­tion neuve qui se réa­lise enfin par le choix d’un point de sor­tie et d’un point d’entrée, par le rac­cord entre deux mor­ceaux d’espace-temps pré­le­vés dans les plans ori­gine. A chaque fois, c’est une décou­verte, une créa­tion, un ajus­te­ment… De col­lure en col­lure, la struc­ture s’échafaude ; on va cher­cher d’autres plans, on les écourte, on les change de place. Une réa­li­té pro­pre­ment ciné­ma­to­gra­phique naît de la matière brute. Un pro­pos émerge, se rec­ti­fie, s’allonge, enchaîne avec un autre aspect.

On est entré en ciné­cri­ture ! On fait cou­rir un ou plu­sieurs fils conduc­teurs, on assemble du pré­vu et de l’inattendu, on fait éclore des émo­tions… On essaye, on recommence.

Ceci implique un jeu constant avec la mémoire, un jeu de rat­ta­che­ment et de détachement.

Ce qui a été sai­si dans la mémoire à long terme (plu­sieurs mois de pré­pa­ra­tion et de tour­nage) côté réa­li­sa­tion, ce qui a été décou­vert puis “res­sas­sé“ dans la mémoire à moyen terme (plu­sieurs jours de déru­shage, plu­sieurs semaines de mon­tage) sera fina­le­ment reçu dans la mémoire à court terme du spec­ta­teur (52 minutes voire moins), lors de la dif­fu­sion. Il est clair que les sédi­men­ta­tions mémo­rielles dans des temps aus­si longs ne sont guère com­pa­rables à la courte accu­mu­la­tion des don­nées dans le temps assez bref où opère la projection.

• Cinq conséquences :

1/ — ne pas satu­rer le spec­ta­teur avec les don­nées déjà denses et rac­cour­cies par le mon­tage. Lais­ser le corps et l’intellect prendre en compte et assi­mi­ler, sans pié­ti­ne­ment. Il fau­drait pou­voir retrou­ver et endos­ser la per­cep­tion d’un spec­ta­teur réel pour éva­luer le rythme, l’intensité, les émotions.

2/ — ména­ger des pauses dans le mon­tage (quelques jours, voire quelques semaines) pour retrou­ver ce regard neuf (vider la “mémoire de tra­vail“ et ses évi­dences trop évi­dentes) et prendre du recul.

• Le temps de mon­tage est trop court : il fau­drait 12 semaines pour un 52’ (actuel­le­ment 5 ou 6); y ajou­ter des pauses, des res­pi­ra­tions pour lever la tête du gui­don (15 jours de pause après les 8 pre­mières semaines de mon­tage). [Abré­ger le temps de mon­tage, c’est clai­re­ment enta­mer la qua­li­té du film].

• Il fut un temps où le docu­men­taire se fai­sait avec 20 ou 30 heures de rushes ; la pré­pa­ra­tion du film était intense, car la pel­li­cule coû­tait cher… Aujourd’hui 100, 200 heures de rushes ne sont pas rares… Com­bien de temps pour digi­ta­li­ser et déru­sher une masse pareille ? Ne faut-il pas pas­ser par une phase de « mon­tage sur papier », une phase de dia­logue avec l’auteur ?… Le réa­li­sa­teur est sans doute content parce que tout est enco­dé, mais la matière est tel­le­ment poly­morphe et nom­breuse que cela débouche sur l’angoisse…

• S’il y a des mon­teurs presse-bou­tons, il y a aus­si des réa­li­sa­teurs presse-camé­ras, qui pensent « on ver­ra çà au mon­tage », faute d’avoir pris quelques risques à la prise de vues. [Le réa­li­sa­teur est en posi­tion de scé­na­riste non rému­né­ré lorsqu’il pré­pare son film. Ce non paie­ment est une atteinte effec­tive à la créa­tion]. Il fau­drait pré­pa­rer les choses en amont, et non se retrou­ver en aval avec des « rushes-pou­belle » posés sur la table avec un « débrouillez-vous !».

3/ — pro­je­ter à inter­valles régu­liers, sur grand écran, les étapes et la pro­gres­sion du montage.

4/ — en pro­jec­tion, le repor­tage ou le docu­men­taire amon­celle les don­nées en mémoire à court terme : on ne monte donc pas de la même façon au début, au milieu et à la fin d’un film.

5/ — le temps réel dans lequel se débattent les per­son­nages est « conden­sé » par le récit : des téles­co­pages entre séquences, des insis­tances thé­ma­tiques, des conjonc­tions indé­si­rables ou dési­rables ont pos­si­ble­ment lieu dans la mémoire fraîche du spec­ta­teur (inter­valles courts). Ces arte­facts n’ont jamais exis­té côté per­son­nages (inter­valles longs, oublis par­tiels, délitements).

La « ciné­cri­ture » oblige à un tra­vail spé­ci­fique sur la mémoire à court terme.

Noter et dater les idées, les déci­sions, les inten­tions, au fur et à mesure, sur le car­net de montage :

ce que l’on veut faire, ce que l’on ne fera pas. Gar­der les traces du tra­vail d’élaboration.

• Le mon­tage ne pro­pose pas une per­cep­tion réa­liste de la réa­li­té : ellipses et chan­ge­ments de point de vue, durée inégale des images allouées à tel ou telle per­sonne, gros­seurs de plan variables. C’est là un vrai voyage men­tal, même si chaque plan –pris iso­lé­ment– reste une per­cep­tion cadrée. L’écran est un donc un lieu para­doxal, rec­tan­gu­laire et tou­jours cen­tré, où les points de vue s’enchaînent, les images se suc­cèdent, reliées entre elles par des méca­nismes connec­tifs de haut niveau, infé­ren­tiels ou mémo­riels, affec­tifs ou émo­tion­nels, plus proches du rêve éveillé diri­gé que de la per­cep­tion stan­dard d’un obser­va­teur immobile.

• Le temps se res­serre, on avance par infé­rences pré-conscientes, sur la base des inten­tions (vou­loir dire, vou­loir faire) et des émo­tions (posi­tives ou néga­tives) des per­son­nages repré­sen­tés. On suit une idée, un fil conduc­teur. On cir­cule dans l’espace-temps, sur la base de simples « amor­çages cog­ni­tifs », on s’accroche aux émo­tions éprou­vées, sans céder pour autant au temps réel de leur dérou­le­ment. Com­bien de rap­pro­che­ments nou­veaux, incon­nus de la per­cep­tion ordi­naire ! Com­bien de sous-enten­dus sug­gé­rés par les rac­cords ! S’agissant des actes et des paroles de la vie cou­rante, le spec­ta­teur peut com­prendre un ensemble sans qu’il soit néces­saire de tout dire ou de tout mon­trer : l’instant élar­gi, por­teur de pro­lon­ge­ments, de deve­nirs, suf­fit. On a là une pen­sée en images et en sons d’un type très par­ti­cu­lier : enchaî­ne­ments for­mels, conti­nui­té du flux infé­ren­tiel, conti­nui­té entre­te­nue par le son d‘ambiance, séquence après séquence.

 


F. QUATUOR FINAL (producteur, monteur, réalisateur, diffuseur)

Le film se ter­mine, la pro­jec­tion offi­cielle (final cut) est atten­due avec une cer­taine appréhension…

Le mon­teur a été un révé­la­teur : s’accordant à la matière par­ti­cu­lière des rushes[[Parfois il y a un blo­cage, inadé­qua­tion sur le fond ; le mon­teur n’a pas la capa­ci­té d’apporter, d’inventer, de géné­rer des choses qui per­met­traient au film d’avancer]], il a fait sur­gir le film, dans un dia­logue intime avec le réa­li­sa­teur. Le pro­duc­teur est un finan­cier mais aus­si un direc­teur artis­tique, qui est venu de temps à autre voir l’avancée du mon­tage, don­ner un avis exté­rieur. Le dif­fu­seur arrive avec ses propres contraintes, celles de satis­faire à la ligne édi­to­riale de la chaîne, de rem­plir une case horaire spé­ci­fique, de cher­cher l’audience. Angoisse : « est ce bien là le film que nous espé­rions voir ? » Un rap­port de forces court pen­dant le vision­ne­ment. Cha­cun joue son rôle dans ce qua­tuor des dis­so­nances, mais qui sera le déci­deur, en der­nière instance ?

La pro­jec­tion finale met en rela­tion des ego, des per­son­na­li­tés sou­vent très dif­fé­rentes, qui n’ont pas la même vision du pro­jet, et qui n’auront pas la même lec­ture du film. Etre écar­te­lé entre pro­duc­teur et dif­fu­seur n’est pas drôle pour le mon­teur et pour le réa­li­sa­teur qui ont pas­sé énor­mé­ment de temps sur le film : ils donnent à voir un mon­tage auquel ils croient très fort, un point de vue d’intellectuel et d’artiste. Ils s’exposent pour la pre­mière fois au délé­gué du patron de la chaîne.

• Les dif­fu­seurs, bien qu’engagés sur un pro­jet défi­ni, sont plus sou­vent des per­sonnes de pou­voir qui demandent du for­ma­tage que des per­sonnes aptes à regar­der, ana­ly­ser un film et le faire avan­cer. Rap­port de forces en lieu et place la place d’échanges de vues. Des « poli­tiques » confor­ta­ble­ment assis sur des sièges de pou­voir (qui sont aus­si des sièges éjec­tables) font face à des réa­li­sa­teurs qui ont « galé­ré » pour faire abou­tir leur ouvrage. Cer­taines paroles blessent ou tuent. Pour­quoi si peu de diplo­ma­tie, si peu de res­pect de la confiance pour­tant ins­tau­rée, cer­ti­fiée par contrat ? Néga­tion du tra­vail, de l’invention (nar­cis­sique par essence). Sanc­tion qui tombe : « erreurs de construc­tion », « illi­sible ! », « trop de lon­gueurs !», « on ne peut pas dire çà ! » Souf­france, désar­roi, vio­lence des pro­pos. Défaut d’empathie, ou cen­sure déguisée ?

• Les exi­gences invo­quées de com­pré­hen­sion, de rythme, de lisi­bi­li­té ou d’accessibilité servent peut-être de pré­texte pour mas­quer un désac­cord poli­tique ou idéo­lo­gique. Le poli­ti­que­ment cor­rect tue la diver­si­té et sur­tout empêche de trai­ter les ques­tions contem­po­raines, là où elles se trouvent réel­le­ment. On casse le ther­mo­mètre… exit la tem­pé­ra­ture… Il n’empêche : la fièvre conti­nue de mon­ter ! Écou­ter les argu­ments, y répondre, sug­gé­rer des modi­fi­ca­tions telle devrait être la seule ligne de conduite d’un diffuseur.

Le mon­tage a révé­lé les poten­tia­li­tés d’un film (ce que le réa­li­sa­teur vou­lait y mettre, sans gar­der pour autant tout ce qu’il vou­lait y lais­ser). Le film a été ima­gi­né à par­tir d’un dos­sier, construit après une enquête de ter­rain, tour­né avec tact et intel­li­gence, avec des mal­adresses aus­si, comme on peut faci­le­ment l’imaginer. Mais le dif­fu­seur tra­vaille pour une chaîne, pour une case de l’audience pla­cée dans une stra­té­gie de dif­fu­sion. La chaîne a donc une image spé­ci­fique à déve­lop­per et à conso­li­der. Le mon­tage lui convient ou non, en ce qu’il s’adapte au for­mat choi­si dans la grille horaire des pro­grammes, à l’audience sup­po­sée de la case. Pour cette rai­son, il impose par­fois un « cha­peau de pré­sen­ta­tion » en voix off, à l’entrée du film, à contre gré de l’auteur.

Mais qui connaît vrai­ment les spec­ta­teurs réels ? Quelle ligne édi­to­riale pour cha­cune des cases de la grille (écri­ture, sujets, durées) ?. Déci­dée par qui ? N’a‑t-on pas inven­té un spec­ta­teur fic­tif selon des cri­tères faus­se­ment sérieux (la ména­gère de moins de cin­quante ans en est un) qui font sou­rire beau­coup de socio­logues. Il est temps d’ajouter à l’audimat (mesure quan­ti­ta­tive, parts de mar­ché, donc entrée des royal­ties) un qua­li­mat (mesure de qua­li­ta­tive de l’audience). Car l’audimat n’a jamais mesu­ré la demande des publics, mais seule­ment l’offre des chaînes.

« Voi­là ce que nous vou­lons sur telle ou telle case, pour arri­ver à tel type d’audience ! », entend-t-on sou­vent. Inver­sons la pro­po­si­tion : « Voi­là ce que le public vou­drait, il faut donc arri­ver à tel ou tel type de pro­grammes ». Car le regard du public s’éduque par des pro­po­si­tions nou­velles et har­dies, n’en déplaise à cer­tains déci­deurs peu regar­dants. Et cette édu­ca­tion n’est pas un luxe, mais l’une des condi­tions du fonc­tion­ne­ment démo­cra­tique, lequel revient à accep­ter que l’autre ne soit pas iden­tique à soi et à accep­ter aus­si … de décou­vrir un autre en soi.