Jean-Louis Comolli : Eloge d’un cinéma pauvre, politique et populaire

Pour un cinéma pauvre, politique, populaire, qui croit réellement en l’intelligence de ses spectateurs…

Le Blog docu­men­taire s’offre ici un petit d’air frais en allant rendre visite à Jean-Louis Comol­li. Finan­ce­ment du ciné­ma, condi­tions d’exercice de la pro­fes­sion, sta­tut des films… Les sujets dits « d’actualité » ne manquent pas. Par­lons-en, alors. 

Ren­con­trer Jean-Louis Comol­li à son domi­cile pari­sien, c’est un peu comme pous­ser la porte d’un jar­din d’hiver. C’est une aire de repos, un oasis de séré­ni­té dans le brou­ha­ha du monde. Sal­va­trice et apai­sante clai­rière à l’heure où les pro­fes­sion­nels du ciné­ma s’écharpent dans une forêt de cri­tiques et d’invectives quant au finan­ce­ment des films en France.

Que répondre alors à Vincent Mara­val depuis que celui-ci a bien secoué le petit monde du 7ème Art à l’occasion d’une tri­bune parue dans le jour­nal Le Monde le 29 décembre 2012 ? Rien. Rien au pro­duc­teur de Wild Bunch en par­ti­cu­lier. Mais quelque chose tout de même. Une pro­po­si­tion forte et hété­ro­doxe : l’éloge d’un ciné­ma pauvre.

N’ayons pas peur de ce mot, pré­vient tout de suite Jean-Louis Comol­li : « Le ciné­ma est trop cher, il se perd dans une dis­pro­por­tion gran­dis­sante entre le coût des films et les pos­si­bi­li­tés de leurs recettes ». En clair, rien, d’un point de vue éco­no­mique, ne jus­ti­fie la hausse des bud­gets de pro­duc­tion quand les publics res­tent quan­ti­ta­ti­ve­ment les mêmes (un peu moins de 200 mil­lions d’entrées en moyenne sur les 10 der­nières années).

Un ciné­ma pauvre, cela induit que l’on ne compte plus le temps – don­née essen­tielle d’un tra­vail docu­men­taire sérieux. On ne le compte plus, ou alors plus de la même manière. Pour­quoi ne pas pri­vi­lé­gier des rému­né­ra­tions au for­fait plu­tôt qu’en fonc­tion du nombre d’heures tra­vaillées ? Payer moins, mais payer plus long­temps, en somme. Joli slo­gan poli­tique… Déve­lop­per des formes coopé­ra­tives, inven­ter des modes d’intéressement, pen­ser le sala­riat dans une veine plus par­ti­ci­pa­tive. Il s’agit fina­le­ment d’en finir avec les posi­tions syn­di­cales trop mar­quées : quand on réa­lise un film, cherche t‑on des employés ou des partenaires ?

Cela sup­pose sans doute de repen­ser la poly­va­lence des « tech­ni­ciens ». Il n’est pas incom­pa­tible de tra­vailler sur le son d’un film ET de dépla­cer des pro­jec­teurs. L’hyper-spécialisation his­to­rique à l’œuvre dans l’industrie du ciné­ma tend à redou­bler les per­son­nels sur des mêmes postes. L’équation éco­no­mique est alors impos­sible. Heu­reu­se­ment, de jeunes auda­cieux tendent à bri­ser les codes dépas­sés et les fron­tières révolues.

La chance de ces films dits « pauvres », c’est que « le risque finan­cier n’est plus le même », explique Jean-Louis Comol­li. Dès lors, de nou­velles pistes de dif­fu­sion s’ouvrent. Des ventes à long terme, via DVD ou VOD. D’autres déploie­ments sont pos­sibles, notam­ment sur le web, dans un mar­ché paral­lèle, ou un « para-mar­ché ». « Le mar­ché clas­sique n’est plus à même de faire vivre les films ; pire, il les tue. L’emballement s’est géné­ra­li­sé ; les films ne res­tent pas trois jours en salles, et les sor­ties ne servent sou­vent qu’à pro­duire de la publi­ci­té autour d’un long métrage (sor­tie = article, bon ou mau­vais mais qu’importe, dans la presse). Cette éco­no­mie est absurde : les films ne sont plus expo­sés, ils sont liqui­dés, ne dis­po­sant de pas plus de trois secondes pour respirer ».

Alors, bien sûr, il existe des excep­tions. Des docu­men­taires résistent en salles, sou­te­nus par un fort bouche-à-oreille ou par des réseaux asso­cia­tifs, mais ce ne sont que des excep­tions (voir Tous au Lar­zac en 2012, ou Sear­ching for Sugar Man début 2013). Et la filière ne peut pas se conten­ter d’exceptions.

Quid de la télé­vi­sion, alors ? Elle est certes source de finan­ce­ments aux yeux de Jean-Louis Comol­li, mais « elle est aus­si source de bana­li­sa­tion et de for­ma­tage ». « La télé­vi­sion coûte cher en confor­misme et en médio­cri­té ». Là aus­si, il existe des excep­tions, mais que reste t‑il d’un film deux ans après sa dif­fu­sion ? « La télé­vi­sion, de toutes façons, n’a que deux fonc­tions : le contrôle du monde et le mode­lage de la norme ».

Pour un ciné­ma poli­tique ET populaire

Le ciné­ma devrait être gra­tuit, et obli­ga­toire. Tel est le cre­do de Jean-Louis Comol­li. « En Art, le prix n’a pas de sens. Com­bien vaut le Moïse de Michel Ange ? Quel prix pour un film de Tar­kovs­ki ». L’Art n’a pas de prix, et il devrait du coup trou­ver encore davan­tage les moyens de son déve­lop­pe­ment du côté des gale­ries, du mécé­nat, des sub­ven­tions locales, régio­nales, natio­nales, et bien sûr du crowdfunding.

C’est une concep­tion d’un ciné­ma très poli­tique que défend ici l’ancien rédac­teur en chef des Cahiers du Ciné­ma. Un ciné­ma poli­tique d’ailleurs, dont le conte­nu n’est pas for­cé­ment poli­tique, mais qui consi­dère le spec­ta­teur comme poli­tique. « Là où le ciné­ma est poli­tique, c’est quand il per­met au spec­ta­teur de se consti­tuer en force cri­tique. Le tra­vail consiste à lui poser pro­blème, à le mettre mal à l’aise, en péril. Un docu­men­taire poli­tique ne laisse pas le spec­ta­teur indemne, il va à l’encontre du main­tien de l’ordre des choses ». Des exemples ? Dans la chambre de Van­da, A l’Ouest des rails, « tous les films qui mettent en ques­tion la place du spec­ta­teur sont politiques ».

C’est aus­si une concep­tion d’un ciné­ma très popu­laire que construit Jean-Louis Comol­li. « Le ciné­ma est un art popu­laire qui ne ren­contre pas tou­jours son public. Il désire des mil­lions de spec­ta­teurs, et c’est ce désir qui consti­tue sa part popu­laire. Un film popu­laire ne se juge pas au nombre de spec­ta­teurs qui l’auront vu, mai au nombre de spec­ta­teurs aux­quels il s’adresse ». Se pla­cer du côté du peuple, et du popu­laire, c’est fuir la logique comp­table des ban­quiers. Il faut récu­pé­rer ce mot à l’ennemi : « Popu­laire » ne veut pas dire « grand public » ou « 3 mil­lions d’entrées ». C’est une qua­li­té qui est visée, non une quan­ti­té. Les films por­tés par le mar­ché qui ont du suc­cès ne sont pas tous popu­laires. Le mar­ché, d’ailleurs, fonc­tionne pour ne pas mar­cher : il empêche que les films et les spec­ta­teurs se ren­contrent. C’est ce qu’explique Jean-Louis Comol­li : le mar­ché entre­tient des bar­rières com­mer­ciales, des inéga­li­tés d’accès aux films, nour­rit des pro­blèmes de dif­fu­sion et de dis­tri­bu­tion. Or, être popu­laire, c’est avoir le sou­ci de s’ouvrir à tous. (voir le fes­ti­val Point­doc sur Inter­net, par exemple).

Le ciné­ma, d’ailleurs a com­men­cé à être popu­laire avec Char­lot, rap­pelle le théo­ri­cien du ciné­ma. La vie à l’écran et la vie dans la rue se res­sem­blaient. Dans la salle, les domi­nés se réap­pro­priaient une pos­si­bi­li­té de répa­rer les injus­tices, de réin­ter­pré­ter le monde. L’univers por­té à l’écran était meilleur que celui pré­sent à la sor­tie de la salle. Un uni­vers plus simple, plus lisible, avec des causes claires et des consé­quences bien iden­ti­fiées, qui met en doute en même temps qu’il met en sus­pens le monde réel. Au ciné­ma, il y a une sus­pen­sion des choses qui les rendent réver­sibles. « Le spec­ta­teur est dans une posi­tion cri­tique par rap­port au monde réel. L’usine à rêves va contre l’usine sans rêve. Le pou­voir de trans­for­ma­tion du ciné­ma, sa fer­ti­li­té sociale, réside dans sa facul­té de désa­lié­na­tion. Un film ouvre les portes de l’imaginaire, et donc du pos­sible ». Le ciné­ma, s’il n’a pas for­cé­ment voca­tion à struc­tu­rer des prises de conscience poli­tique et mili­tante, demeure un accou­cheur de la part de fic­tion qui som­meille en nous. « C’est la jouis­sance du spec­ta­teur : mettre en doute la réa­li­té des choses qui ne sont pas tout à fait ce qu’elles sont, et donc, poten­tiel­le­ment, les transformer ».

Plus encore en docu­men­taire qu’en fic­tion, nous inter­ro­geons la réa­li­té de ce qu’il nous est mon­tré dans un film. On adhère volon­tai­re­ment à un film de fic­tion – « sus­pen­sion of dis­be­lief » oblige. Ce n’est pas tout à fait le cas avec l’art qui nous inté­resse ici…

« La croyance du spec­ta­teur de ciné­ma n’est jamais fana­tique ou abso­lue. Il se pose des ques­tions sur le pour­quoi du com­ment. Ce tra­vail du doute, qui nour­rit la croyance, la per­fore et la rend friable, rend la rela­ti­vi­té des choses per­cep­tibles. Là réside le début de la pen­sée critique ».

Un ciné­ma pauvre, donc, pour enri­chir le spec­ta­teur de sen­sa­tions ou d’idées nou­velles, qui pour­ra alors mettre en cause une vision uni­voque du monde – ain­si que l’hégémonie de l’industrie ciné­ma­to­gra­phique. La boucle est bouclée.

Cédric Mal

Source de l’ar­ticle : le blog du documentaire