Joris Ivens, Moscou 1930 – 1932

J’avais rencontré là un problème qui devait se poser bien souvent par la suite : comment filmer des hommes au travail? Comment restituer leur effort ou leur habileté en évitant d’utiliser les effets faciles ou l’esthétisme? Et comment donner la vie au geste manuel?

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MOSCOU, 1930 – 1932

J’avais ame­né avec moi les films que je pro­je­tais d’habitude : le Pont, la Pluie, plus des extraits de Nous bâtis­sons dont un mon­tage de Zui­der­zee. Zui­der­zee était un docu­men­taire qui décri­vait les dif­fé­rentes phases des tra­vaux d’assèchement et la construc­tion d’une grande digue sur la mer du Nord. Le film n’était pas ter­mi­né, mais avant de quit­ter Amster­dam j’avais mis dans mes bagages une copie des séquences déjà tour­nées et mon­tées en me disant qu’elles pou­vaient peut-être inté­res­ser les Soviétiques.

Lorsque la pro­jec­tion com­men­ça, j’eus une pre­mière sur­prise. La lumière à peine éteinte, un homme se leva au milieu de la salle et il se mit à crier d’une voix de sten­tor. C’était en russe évi­dem­ment, et je n’y com­pre­nais rien. J’interrogeai mon inter­prète. « Oh, ce n’est rien, me répon­dit-elle, la plu­part de ces hommes sont illet­trés et leur cama­rade lit les sous-titres à leur place. »

La pro­jec­tion ter­mi­née, je mon­tai sur la scène pour répondre aux ques­tions comme j’en avais déjà pris l’habitude. Je n’étais pas seul. Pou­dov­kine était encore avec moi, et il y avait deux ou trois repré­sen­tants ouvriers, un pré­sident et l’interprète. A peine étions-nous ins­tal­lés qu’un homme se leva dans l’assistance et me posa la pre­mière ques­tion. C’était plu­tôt un flot de ques­tions, un dis­cours presque. « Oui, dit l’homme, nous venons de voir des films inté­res­sants. La Hol­lande me semble un bien curieux pays, mais je me suis sen­ti assez près des ouvriers qui tra­vaillent sur ce chan­tier. Ces hommes font le même tra­vail que nous et je pense que les films sont bien faits, pour­tant, j’aimerais poser quelques ques­tions au cama­rade réa­li­sa­teur : com­bien gagne un ouvrier sur la digue ? Quelle quan­ti­té de beurre reçoit-il par semaine ? Quelle est la capa­ci­té de pro­duc­tion des béton­nières que nous avons vues dans le film et com­bien d’ouvriers sont employés sur le chantier ? »

J’essayai de répondre le mieux pos­sible à toutes ces ques­tions. A peine avais-je ter­mi­né qu’un autre homme se leva et prit la parole à son tour. « Moi, dit-il, j’aimerais en savoir un peu plus long sur le citoyen Ivens. Qu’est-ce qu’il fai­sait en 1917 ? Est-il un habi­tué de ce genre de films ? Tra­vaille-t-il pour l’Etat ou pour une com­pa­gnie pri­vée ? Et depuis com­bien de temps fait-il ce métier ? J’aimerais aus­si savoir quelles sont les ori­gines sociales du citoyen Ivens. »

Ce genre de ques­tions reve­nait sou­vent, trop sou­vent même, mais j’y répon­dais de bonne grâce en me disant que cette curio­si­té était jus­tifiée. Pou­dov­kine s’en irri­tait et ma tra­duc­trice en connais­sait les réponses aus­si bien que moi. Qu’importe ! Pour la forme je répé­tai une leçon que je savais par cœur, disant que, en 1917, j’avais vingt ans et que j’accomplissais mon ser­vice mili­taire dans l’artillerie de l’armée hol­lan­daise, que je tra­vaillais dans le ciné­ma depuis à peu près trois ans pour mon propre compte et que j’étais issu d’une famille qui appar­te­nait à la moyenne bourgeoisie.

Que n’avais-je pas dit là ! Aus­si­tôt le bon­homme lan­ça comme une sorte de décou­verte capi­tale : « Alors je pense que le citoyen Ivens est un simu­la­teur ou un menteur. »

L’interprète me tra­dui­sit la phrase. Elle était rouge de confu­sion. Je lui dis : « Deman­dez à cet homme de pré­ci­ser sa pen­sée, il y a cer­tai­ne­ment un malentendu.

— Non, me répon­dit-elle à voix basse, il n’y a aucun mal­en­ten­du, il a bien dit simu­la­teur et menteur. »

L’homme atten­dait, debout au milieu de l’assistance. Tous les regards étaient bra­qués sur moi, mais j’étais trop sur­pris pour me sen­tir mal à l’aise. J’insistai auprès de l’interprète : « Deman­dez-lui quand même de s’expliquer, dites-lui que je ne com­prends pas. » A côté de moi Pou­dov­kine ful­mi­nait : « Ne réponds pas à ce type, me dit-il, c’est un emmer­deur. — Si, si, je veux savoir ce qu’il a der­rière la tête. Demande-lui pour­quoi il a dit ça. »

Pou­dov­kine lui posa la ques­tion. « Oui, dit l’homme, dans le film sur la digue j’ai vu les ouvriers hol­lan­dais qui déplacent les blocs de basalte. Moi aus­si je déplace des pierres, c’est mon métier et je sais de quoi je parle. D’après moi celui qui a fait le film est un homme qui connaît le bou­lot ; il a vu les choses comme je les vois et comme je les sens, et ce n’est pas un fils de bour­geois qui a filmé cela, c’est vu avec l’œil d’un ouvrier. Alors, ou tu mens quand tu dis que tu es un fils de bour­geois, ou bien ce n’est pas toi qui as fait ce film, tu l’as volé ou tu l’as ache­té à quelqu’un. A mon avis il y a quelque chose qui ne
colle pas là-dedans. »

Je res­pi­rai un peu mieux. Je venais de com­prendre de quoi cet homme vou­lait par­ler. Pour m’en assu­rer com­plè­te­ment, avant de lui répondre, je lui fis deman­der s’il pou­vait me don­ner un exemple pré­cis. « A plu­sieurs endroits dans le film, dit-il, mais spé­cia­le­ment au moment où les ouvriers trans­portent les blocs de pierre pour les pla­cer sur la digue. »

Je me sou­ve­nais très bien de cette séquence. J’avais ren­con­tré là un pro­blème qui devait se poser bien sou­vent par la suite : com­ment filmer des hommes au tra­vail ? Com­ment res­ti­tuer leur effort ou leur habi­le­té en évi­tant d’utiliser les effets faciles ou l’esthétisme ? Et com­ment don­ner la vie au geste manuel ? Ce jour-là, j’avais com­men­cé par obser­ver ces hommes en train de tra­vailler. Il y avait comme une bar­rière qui me sépa­rait d’eux et je savais que si je les filmais en uti­li­sant tous les artifices qui étaient à ma dis­po­si­tion — le cadrage, la lumière, le rythme — je ne serais pas satis­fait. Au contraire, je sen­tais par­fai­te­ment que plus je joue­rais de mon habi­le­té, plus le résul­tat accu­se­rait cette dis­tance. Fina­le­ment, je m’étais ren­du compte que le fos­sé qui me sépa­rait d’eux, c’était leur tra­vail. Ces hommes agis­saient et je les regar­dais. Pour com­prendre com­ment les filmer, je devais sen­tir le poids des pierres, sen­tir dans mes muscles l’effort qui était le leur et, comme la fois où je m’étais avan­cé dans la mer pour filmer les bri­sants, entrer phy­si­que­ment dans leur élément.

C’est ce que j’avais fait, je m’étais inté­gré dans la chaîne et j’avais dépla­cé les pierres. Au début, j’ai bien cru que je n’y arri­ve­rais jamais. Les pierres étaient lourdes, diffi­ciles à sai­sir, et j’ai pen­sé aban­don­ner. Mais je me suis entê­té, je me suis dit qu’il devait y avoir un truc et j’ai vou­lu le trou­ver. J’étais jeune, aus­si solide que la plu­part, et il n’y avait aucune rai­son que je n’y arrive pas. Ce sont les ouvriers qui m’ont appris le truc, il y avait une manière de sai­sir la pierre, pas par le milieu mais par les angles, une manière de balan­cer le corps, d’utiliser son équi­libre pour sou­le­ver la pierre, puis son dés­équi­libre pour la dépla­cer et la poser au bon endroit. En même temps, les ouvriers m’ont mon­tré com­ment doser mon effort, com­ment le contrô­ler et l’utiliser au niveau des épaules et des reins. Ni trop ni pas assez, et juste au bon moment. A par­tir de là j’avais su ce que je devais faire avec ma caméra.

Extrait de « Joris Ivens ou la mémoire d’un regard ».

Édi­tions BFB, 1982. 

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Joris Ivens avec Vse­vo­lod Pou­dov­kin, et l’ac­teur Tcher­kov, 1949)

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