« La Dame de fer », ou la petite histoire pour réécrire la grande

Si un numéro d’imitatrice suffisait à faire un film, cela se saurait.

La Dame de fer, film fran­co-bri­tan­nique de Phyl­li­da Lloyd, avec Meryl Streep, Jim Broadbent, Susan Brown… En salles depuis le 15 février 2012.

mer­cre­di 29 février 2012, par Mona Chollet

« De nos jours, les gens ne pensent plus : ils res­sentent ! “Com­ment vous sen­tez-vous ?”, “Je ne me sens pas à l’aise”… Vous savez quel est l’un des grands pro­blèmes de notre époque ? C’est que nous sommes gou­ver­nés par des gens qui se sou­cient plus de sen­ti­ments que de pen­sées ou d’idées. Moi, c’est cela qui m’intéresse. Deman­dez-moi ce que je pense, pas com­ment je me sens ! » Ain­si parle Meryl Streep/Margaret That­cher à son méde­cin dans La Dame de fer de Phyl­li­da Lloyd. La tirade ne manque pas d’ironie, sur­ve­nant dans un film qui manie la sen­ti­men­ta­li­té la plus bêtasse et les ficelles émo­tion­nelles les plus conve­nues pour réus­sir ce tour de force : un film apo­li­tique, excluant toute pen­sée et toute idée, sur la vie de Mar­ga­ret That­cher, pre­mière ministre du Royaume-Uni de 1979 à 1990 et maî­tresse d’œuvre, en même temps que le pré­sident Ronald Rea­gan aux Etats-Unis, d’une révo­lu­tion conser­va­trice qui chan­gea la face du monde. Les images fugi­tives qui montrent notre héroïne et le pré­sident-acteur val­sant ensemble, tel un couple éna­mou­ré, résument d’ailleurs à elles seules la pro­fon­deur et la luci­di­té cri­tique de l’œuvre.

Que Meryl Streep, l’une des plus grandes stars de Hol­ly­wood, inter­prète la pre­mière femme occi­den­tale à avoir assu­mé les fonc­tions de chef de gou­ver­ne­ment rele­vait d’une sorte de fata­li­té artis­ti­co-idéo­lo­gi­co-com­mer­ciale, un peu comme il était iné­luc­table que Mor­gan Free­man incarne Nel­son Man­de­la. Tou­jours à l’affût de telles com­bi­nai­sons de noto­rié­té gagnantes, l’industrie ciné­ma­to­gra­phique ne pou­vait man­quer d’orchestrer cette ren­contre au som­met. L’Oscar qui lui a été attri­bué ce 26 février à Los Angeles avait bien peu de chances d’échapper à l’actrice — « jouer une per­sonne connue » étant l’un des bons points pour obte­nir un Oscar lis­tés sur le site The Dai­ly Beast par le chro­ni­queur Jacob Bern­stein. Certes, de la dic­tion au port de sac à main en pas­sant par les dode­li­ne­ments de poule cour­rou­cée, la per­for­mance mimé­tique est remar­quable ; mais, si un numé­ro d’imitatrice suf­fi­sait à faire un film, cela se saurait.

Met­tant en scène une diri­geante qui se pro­clame elle-même « au ser­vice de l’intérêt géné­ral » (« com­mit­ted to public ser­vice »), et que l’on est cen­sé juger en fonc­tion des effets de son action sur la vie de ses conci­toyens, La Dame de fer choi­sit pour­tant de relé­guer l’impact des poli­tiques that­ché­riennes dans un flou loin­tain. Res­ser­rant le champ à l’extrême, pri­vi­lé­giant déli­bé­ré­ment la petite his­toire sur la grande, il se concentre sur des détails bio­gra­phiques obéis­sant à un sto­ry­tel­ling rebat­tu. Il ne cesse, pour mieux désar­mer les éven­tuelles pré­ven­tions à l’égard de son héroïne, de miser sur l’identification du spec­ta­teur, usant de ce pro­cé­dé comme d’une glu éta­lée de la pre­mière à la der­nière image du film.

On y suit le quo­ti­dien rou­ti­nier d’une femme âgée, fra­gile, atten­dris­sante, gen­ti­ment frap­pée (allu­sion déli­cate à la mala­die d’Alzheimer dont serait atteinte l’ancienne pre­mière ministre), mais encore pleine de vigueur et de réso­lu­tion. Ayant depuis long­temps quit­té le pou­voir, That­cher vibre en écou­tant de l’opéra et déplore que son fils ne lui rende pas visite plus sou­vent, tout en dis­cu­tant avec le fan­tôme de son mari défunt, fidèle com­plice et sou­tien de toute une vie dont elle ne peut admettre la dis­pa­ri­tion. De quoi s’attirer la sym­pa­thie, d’emblée, des mélo­manes, de tous les enfants qui ont la charge d’un parent vieillis­sant, de tous les parents qui ont un enfant ingrat et de tous ceux qui ont dû affron­ter un deuil — ce qui fait du monde.

La fille de l’épicier

Sa jeu­nesse, son ascen­sion et ses années de pou­voir sont racon­tées à coups de fla­sh­backs suc­ces­sifs, ce qui accen­tue encore le sim­plisme expé­di­tif du pro­pos. Le par­cours de Mar­ga­ret That­cher, fille d’un petit épi­cier de Gran­tham, mais aus­si seule femme dans un monde poli­tique uni­for­mé­ment mas­cu­lin — ah ! la ciné­gé­nie de ce tailleur per­venche au milieu d’une nuée de cos­tumes sombres… —, cor­res­pond à mer­veille au sché­ma de ces suc­cess sto­ries dont le ciné­ma raf­fole, et qu’il pro­duit à jet conti­nu dans une sorte de réflexe nar­ra­tif machi­nal. Les per­son­nages bien­veillants qui entourent l’héroïne (son père, son mari, ses men­tors du Par­ti conser­va­teur) et qui croient en elle l’adjurent, comme il se doit, de « res­ter tou­jours fidèle à elle-même », et autres maximes creuses tout droit sor­ties d’un manuel de déve­lop­pe­ment per­son­nel. Dans la séquence où la dépu­tée fraî­che­ment élue se met en route pour le Par­le­ment, l’ombre du pres­ti­gieux bâti­ment semble écra­ser sa petite voi­ture où traînent, pêle-mêle, un tube de rouge à lèvres et les jouets de ses enfants — manière de tabler encore sur la com­pli­ci­té avec le public fémi­nin : elle aus­si, elle est une mère qui tra­vaille. Com­ment ne pas sou­hai­ter la vic­toire de cette obs­cure et méri­tante jeune femme que tout le monde traite de haut en rai­son de son sexe et de sa basse extrac­tion sociale ? Com­ment ne pas fris­son­ner avec elle lorsque, après sa vic­toire aux élec­tions, la fille d’épicier pousse pour la pre­mière fois la porte du 10 Dow­ning Street ?

Fai­sant ses pre­miers pas lors d’une réunion locale du Par­ti conser­va­teur, celle qui s’appelle encore Mar­ga­ret Roberts vante l’excellente pré­pa­ra­tion aux res­pon­sa­bi­li­tés poli­tiques que lui aurait don­née son enfance modeste : « Comme l’homme ou la femme de la rue, je sais que, lorsque j’ai trop dépen­sé une semaine, je dois faire des éco­no­mies la semaine sui­vante. » On retrouve ici la sem­pi­ter­nelle et fal­la­cieuse com­pa­rai­son entre les finances d’un Etat et celles d’un foyer (lire à ce sujet, dans Le Monde diplo­ma­tique de mars, « Aux sources morales de l’austérité »).

L’éloge de ce sup­po­sé « bon sens » confine au gro­tesque dans une scène ulté­rieure où That­cher, alors au pou­voir, remet à leur place ses col­lègues du gou­ver­ne­ment, que l’affolement gagne. Le pays est en ébul­li­tion, les mani­fes­ta­tions se mul­ti­plient ; le chô­mage explose, l’industrie est lami­née, « d’honnêtes tra­vailleurs perdent leur mai­son », et les coupes bud­gé­taires risquent bien de ne faire qu’aggraver la réces­sion (voi­là qui nous rap­pelle quelque chose, mais quoi ?). Accu­sée d’avoir « per­du le contact avec le pays » par ces couards qui, bien sûr, tremblent pour leur réélec­tion, leur chef leur cloue le bec en don­nant le prix exact de la livre de beurre ou de mar­ga­rine — une preuve de proxi­mi­té avec le peuple qui, sans aucun doute, aurait gran­de­ment ras­su­ré les mineurs licen­ciés ou les dockers en grève s’ils en avaient été témoins. Avant d’asséner : « Oui, la potion est amère, mais c’est ce dont le patient a besoin pour sur­vivre ! »

Les dévas­ta­tions cau­sées par ses déci­sions poli­tiques sont sys­té­ma­ti­que­ment esca­mo­tées pour la pré­sen­ter, elle, comme la vic­time, la femme iso­lée et cou­ra­geuse en butte à l’incompréhension ou à une haine injuste. Les scènes de mani­fes­ta­tion montrent une foule vul­gaire, mena­çante — et uni­que­ment mas­cu­line, comme à la Chambre des com­munes —, venant cogner aux vitres de la voi­ture offi­cielle où elle se tient, impas­sible et digne. Dans un cor­tège, la camé­ra insiste sur la cruau­té d’une marion­nette la repré­sen­tant avec un œil à moi­tié arra­ché. Les plans sur le visage mélan­co­lique de la vieille femme lorsque, allon­gée sur son lit, elle se remé­more à quel point tout le monde a été méchant avec elle contri­buent encore à inter­dire toute cri­tique sérieuse de son action.

Au-delà du volet éco­no­mique et social, le conflit en Irlande du Nord n’apparaît qu’à tra­vers les atten­tats de l’Irish Repu­bli­can Army (IRA) : on assiste avec That­cher à l’explosion de la voi­ture de son ami le dépu­té Airy Neave, en 1979, et plus tard, en 1984, à l’attentat de Brigh­ton, qui la visait et où cinq per­sonnes furent tuées. Rien, en revanche, sur la mort en pri­son, en 1981, de Bob­by Sands et de neuf autres mili­tants en grève de la faim : l’épisode aurait pu faire appa­raître l’aspect gla­çant de la déter­mi­na­tion de la « Dame de fer », van­tée tout au long du film comme une marque de supé­rio­ri­té morale. Rien non plus, curieu­se­ment, sur son ami­tié avec le géné­ral Pino­chet et sur la fameuse tasse de thé qu’ils par­ta­gèrent en 1999, quand l’ancien dic­ta­teur chi­lien fut pla­cé en rési­dence sur­veillée au Royaume-Uni en ver­tu du man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal lan­cé contre lui par le juge espa­gnol Bal­ta­sar Garzón. Le per­son­nage étant ce qu’il est, cepen­dant, il était inévi­table qu’il reste, même dans ce navet pas­teu­ri­sé, quelques décla­ra­tions sus­cep­tibles de faire sur­sau­ter le spec­ta­teur le plus som­nolent, du genre : « L’Occident doit déra­ci­ner le Mal ! »

Rien à sau­ver dans cette pro­duc­tion qui, non contente d’utiliser la petite his­toire pour réécrire la grande, le fait sans la moindre ori­gi­na­li­té ni le moindre talent. On ren­ver­ra plu­tôt aux for­mi­dables pro­duc­tions bri­tan­niques qui ont déjà fait le bilan des années That­cher : la comé­die sociale et roman­tique Les Vir­tuoses (Bras­sed Off), de Mark Her­man, par exemple, qui racon­tait en 1996 la fer­me­ture d’une mine dans le York­shire ; ou le docu­men­taire de Ken Loach Les Dockers de Liver­pool (The Fli­cke­ring Flame), en 1997 ; ou encore The Navi­ga­tors, fic­tion du même réa­li­sa­teur sur la pri­va­ti­sa­tion des che­mins de fer bri­tan­niques. Et, sur le conflit en Irlande du Nord, à l’impressionnant Au nom du père de Jim She­ri­dan (1993) — même si le pro­cès des « Quatre de Guild­ford » eut lieu avant l’accession au pou­voir de la Dame de fer. His­toire de don­ner chair et vie à tous ceux que ce film indi­gent réduit à une masse indis­tincte de sil­houettes voci­fé­rantes, ou à un enne­mi invi­sible ani­mé par une cruau­té gratuite.

Source : les blogs du Diplo