LA NUIT CLAIRE ET LE CINÉMA de MARCEL HANOUN
Revue Cinéma 79, n° 245, mai 1979.
Soit qu’il avance sur les tapis roulants d’une narration « déboussolée » en un montage de type vertovien (l’utilisation de toute la grammaire cinématographique : gros plans, plans fixes, trucages, travellings, zooms, etc.), soit qu’il se laisse bercer par son savoir-faire qui le pousse sans cesse à revenir sur lui-même (le sens de la répétition), l’art cinématographique de Marcel Hanoun est un appel incessant au plaisir de créer des images et des sons. Cet alchimiste du cinéma recherche l’invisible, traque l’impalpable, ce qui se cache entre les images et, plus encore, ce qui s’évapore entre l’image et le son.
Ce plaisir du cinéma, qui tient souvent du miracle tant on connaît les difficultés que Marcel Hanoun rencontre périodiquement pour faire ses films, traduit, comme chez Philippe Garrel, cet autre solitaire, une esthétique partagée, opposée, qui se met en branle pour s’orienter vers deux axes contradictoires. D’une part, le film est pauvre d’apparence, rigide, austère, les mouvements (de caméra, surtout) parcimonieux, l’espace resserré, ce que l’on pourrait appeler, en hommage aux pionniers de l’underground américain des années 40 : les « films de chambre » (L’Authentique procès de Carl Emmanuel Jung, L’Automne) et, d’autre part, le film met à nu une certaine richesse extérieure, une orgie de mouvements (caméra, acteurs, lumières), voire une abondance de signes, dont les composantes sont la recherche d’un double projet. Créer un cinéma sur le cinéma qui soit à la fois abstrait tout en conservant une certaine représentativité et faire vivre un cinéma pur (en hommage au « cinéma pur » d’Henri Chomette qui témoigne d’une révolte « désespérée, mais non pas inutile » (René Clair), cinéma qui demande au spectateur, toujours traité avec dignité, de prendre position face à l’objet-film (Octobre à Madrid, L’Hiver, La Nuit claire).
Mais toujours, avec ce jeu de dys-synchronisme du son avec l’image, fait de déclarations d’amour (pas seulement du cinéma), de propos sur l’art, sur la manière de créer, sur la recherche d’une identité mythique, ces films proposent une narration déchiquetée qui ne cherche pas à embourber le spectateur mais, bien plus délicatement, qui vise à ce que, attentif, il puisse concevoir sa propre histoire, selon les méandres de son imagination.
Dans cet échafaudage qui met à mal la facilité et la médiocrité (des rapports sons/images, réel/imaginaire, du (non) jeu d’acteur, de la perception audio-visuelle), il y a la quête têtue (insistante, même), peu pratiquée au cinéma, de rendre compte de ce grand chamboulement que sont les structures de notre cerveau et, plus précisément, par toutes sortes d’effets de montage (lent, rapide, choc), de confier à celui qui accepte de faire l’effort d’aller vers le film – trajet semé d’embûches – une sensation d’adhésion. Elle n’est jamais sapée par quelque putasserie filmique, ni dictée ou amadouée par quelque dessein velléitaire du cinéaste-maître, mais elle est captée dans la structure intérieure du film, dans ses forces les plus secrètes.
Les films de Marcel Hanoun décollent sans cesse du confort cinématographique. Ils n’ont pas de message codé sur une quelconque thématique d’auteur. Ils revendiquent un droit et une liberté : celui et celle d’exister, purement et simplement et visent à mettre en scène la manière dont ils sont conçus en convoquant le spectateur à être autre chose qu’un sujet qu’on a manipulé à loisir.
On pourrait supposer, à voir La Nuit claire, que Marcel Hanoun tient par-dessus tout au mythe d’Orphée, qui est le sujet en trompe l’oeil de son film. On pourrait imaginer également que La Nuit claire est l’impossible rencontre d’un impossible amour. Illusion. Malentendu. Marcel Hanoun va au-delà des apparences. S’il emprunte le mythe d’Orphée, c’est plus comme traces et, plus encore, comme moule dont la fonction est de servir de garde-fou à la réalisation. Orphée est, selon les moments, un homme ou une femme, les dialogues s’évanouissent au profit d’une bande sonore électro-acoustique conçue par Jean-Paul Dupuis et les acteurs, les stigmates angéliques intemporels d’une vaste construction, qui n’est pas le jeu du hasard, mais le résultat palpable d’une pensée sur le cinéma dont Hanoun, depuis vingt-cinq ans, explore, de film en film, les sentiers encombrés par près d’un siècle de cinéma narratif.
Dans cet éclatement (de la narration, de la normalité, de notre imaginaire), le spectateur est appelé à recoller les morceaux d’un puzzle complexe fait d’un pullulement obstiné d’oppositions et de scissiparités (sérénité/angoisse, lenteur/rapidité) qui se malaxe, un peu à la manière de la musique d’un Terry Riley ou d’un Philip Glass, dans l’art de la répétitivité.
Gérard Courant.
ENTRETIEN AVEC MARCEL HANOUN
Cinéma 79, n° 246, juin 1979.
Avec La Nuit claire, tu as opéré une transposition moderne du mythe d’Orphée. Pourquoi as-tu choisi ce mythe plutôt qu’un autre, mythe que des cinéastes comme Cocteau ou Rappaport ont aussi transposé au cinéma ?
De ces films, je n’ai vu que le premier, l’Orphée de Cocteau. Le mythe porte sur un créateur et sur la création et j’ai cherché à retrouver, à travers ce mythe, des problèmes de création liés en la circonstance à des trucages réalisés directement à la prise de vues et parachevés au montage.
D’où vient le titre La Nuit claire ?
« La nuit claire » est la nuit cinématographique, la nuit d’une salle de cinéma. Cette nuit est traversée d’un « pinceau de lumière ». Je crois que l’expression est de Cocteau. En attaquant le même mythe, par les moyens du cinéma, il y a forcément des recoupements. En ayant lu, bien après la rédaction de mon scénario et la découverte du titre du film, le journal de bord du Testament d’Orphée (que je n’ai toujours pas vu), j’y ai presque trouvé le titre de La Nuit claire. Cocteau parle de mettre « sa nuit au jour ».
Dans le film de Cocteau, je sais que l’on trouve le même type de trucages, comme l’utilisation de la caméra à l’envers. Mes trucages ne sont pas aussi spectaculaires que les siens. Dans son film, on peut immédiatement situer les trucages en tant que tels alors que dans La Nuit claire, ils sont plus organiquement intégrés et moins immédiatement repérables.
Il y a, dans mon film, un plan où Eurydice sort de l’eau et se jette dans les bras d’Orphée. À mesure qu’elle sort de l’eau, elle est sèche. En réalité, le plan a été filmé, caméra à l’envers. Au départ du tournage du plan, elle est dans les bras d’Orphée qu’elle quitte en reculant, pour entrer dans l’eau jusqu’à être totalement immergée. Au montage, j’ai retourné le plan pour que l’action soit l’émergence d’Eurydice.La sortie d’Eurydice de l’eau représente une sortie de l’enfer : tout le film est un démontage du mythe, un prétexte à la création du film.
Le fait de réaliser des trucages au tournage est, pour toi, une volonté de démystifier un cinéma qui se fait hors de la caméra ?
Je pourrais dire qu’à priori, pour des raisons économiques, je m’interdis de faire des trucages en laboratoire. En deçà de cet à priori, il est possible de reculer les limites de l’utilisation de l’instrument-caméra, d’articuler le film à sa réalisation, lors de son écriture. C’est un travail de découverte. Mon travail porte plus directement sur l’outil-caméra, sur la manière de s’en servir.
Cela se réduit peut-être au montage qui, pour toi, est plus important que le tournage.
Il est évident qu’au montage, les découvertes sont plus importantes car on travaille à partir d’une matière pré-existante. Il y a peu de temps, j’ai fait le montage de Carcere, un court-métrage de la cinéaste genevoise Christiane Kolla. Lors de ce travail, j’ai découvert la possibilité de briser un axe qui va de la caméra à ce qui est pris par la caméra. En coupant dans la continuité même du plan, j’ai créé deux axes, le deuxième, virtuellement à 90° : l’effet est saisissant.
Comme certains cinéastes underground américains, comme Godard, ton exemple montre qu’un cinéaste qui a peu de moyens financiers est obligé de chercher de nouvelles formes et c’est là qu’il fait des découvertes.
Pour moi, tout est parti de Une simple histoire, qui fut tourné en 1957 – 58, film dans lequel il y avait déjà toutes sortes de faux raccords, de plans cut, sans ellipse, de passages dans le temps, de ruptures d’axe, bien avant À bout de souffle. De surcroît, Une simple histoire comporte un très important travail de la bande-son…
D’ailleurs, Godard avait beaucoup aimé ton film.
C’est vrai. Je pense qu’il a dû en être marqué. Ce qui, à l’époque, transgressait des règles, ce qui était un langage avancé est devenu presque monnaie courante dans le cinéma, même dans le cinéma industriel et commercial.
Ce qui veut dire qu’il faut toujours aller plus loin dans la recherche.
Il faut aller encore plus loin. On se rend compte que la recherche est tout à fait inépuisable et il ne faut pas avoir le sentiment de se faire voler quoi que ce soit. Le champ de défrichement et de découverte est absolument illimité. Il faut se réjouir que ce travail se fasse à travers de multiple personnalités et permette de faire avancer le cinéma comme un moyen d’émulation et on ne peut que se féliciter des découvertes des autres.
Il y a quelques années, à propos de L’Imaginaire passion d’un inconnu, tu avais dit que « l’art, toute création, a un sens religieux, rituel ».
C’est plus précisément attaché à La Passion qui est, en soi, non pas un film religieux mais un film qui traitait d’un fait religieux. C’est vrai que l’art est un rituel, dans le fait de le pratiquer comme dans celui aussi de le voir, qui lie le réalisateur et le spectateur dans une espèce de communion, de messe. Cela requiert une très grande foi, qui concerne aussi bien le spectateur que le réalisateur, que ceux qui produisent et sont chargés de diffuser les films. À partir de la foi, qui est une nécessité, tout film est appelé à une réussite. Je suis persuadé que beaucoup de films « se cassent la figure » parce qu’il n’y a pas assez de foi pour les porter.
Cela peut commencer par le spectateur. Par exemple, dans L’Automne, tu impliques une participation directe du spectateur.
De plus en plus, cette participation du spectateur va s’accroître. À la limite, on pourrait dire que le spectateur est appelé à devenir créateur. Je pense que la plus grande révolution, signe politique, ce sera le jour où les gens seront à même, non pas de regarder une création, mais de la prendre complètement en compte et d’être capable de l’assumer. C’est un raisonnement par l’absurde, qui impliquerait aussi l’annulation de toute création.
De l’extérieur, le statut de cinéaste est vu comme un privilège et mon idéal, très lointain peut-être, c’est que tout un chacun puisse le partager, que n’importe qui puisse se sentir créateur.
Je ne me sens pas capable de faire des films sur les gens que je ne connais pas, dont le travail ne me concerne pas directement, sans les connaître « de l’intérieur ». J’aurais plutôt envie de leur dire : « Tenez, prenez une caméra, faites du cinéma ». Ça irait à l’encontre de tous les films politiques qui peuvent exister. Donner la possibilité à des gens de s’exprimer directement est beaucoup plus politique que de prétendre traiter leurs problèmes de l’extérieur, de se donner bonne conscience, d’en tirer des alibis et de pratiquer ainsi une certaine démagogie.
Ce que tu dis là rejoint les propos de Garrel qui, en 1975, avait dit aux rencontres de Digne : « L’art n’existe pas ». C’est une sorte d’extrapolation vers des années…
…Où l’art n’existera plus parce qu’il sera du domaine du quotidien…
…Et ne sera plus du domaine d’une élite.
Aujourd’hui, on est malgré soi obligé – c’est une obligation douloureuse qui est une contradiction – de faire partie d’une élite, d’un mythe, d’une mythologie, celle de l’art, de ceux qui font des films. Il faut que, paradoxalement, l’art détruise cette mythologie de l’art. Il faut que l’art finisse par entrer dans le quotidien.
N’est-il pas difficile de dire aux gens : « Vous pouvez faire du cinéma » car, en général, ils sont « coincés » par le côté intouchable du cinéma ?
C’est un tabou qu’on entretient. C’est idéologique et tout à fait politique dans le sens le plus négatif. On veut élever le cinéaste de manière artificielle afin de créer un écart entre lui et le spectateur, l’isoler sur un piédestal fictif. Il faut arriver à situer l’art à un niveau quotidien, à son propre niveau et à celui de tout un chacun. Je sais bien que c’est idéaliste et utopique, mais ça doit être une réalité de demain et c’est à cela que s’emploie mon cinéma. La contradiction, c’est qu’on a tellement conditionné le public qu’il n’est pas à même de découvrir qu’il est à la hauteur de cet art. Il doit s’opérer une prise de pouvoir du spectateur sur le cinéma.
Comment as-tu préparé La Nuit claire ?
Chaque film m’a demandé un travail beaucoup trop long. Faire un film a toujours été une forme d’épreuve par la force des choses, car mon cinéma n’est pas à priori commercial, n’est pas classé comme tel. Mon cinéma est, dit-on, difficile. Je ne crois pas que mes films soient plus difficiles que d’autres films. En tout cas, ils exigent beaucoup du spectateur. J’ai eu beaucoup de problèmes économiques à tous les stades de la fabrication du film et ces problèmes se posent encore maintenant qu’il est terminé. Tout le monde a accepté les conditions de départ dans lesquelles le film allait se faire, c’est-à-dire avec des moyens réduits, dans un temps restreint. Je ne crois pas que la vision du film permette de déceler une restriction des moyens.
J’ai été aidé par les uns et par les autres. On m’a prêté la maison où a été tourné le film. Toute l’équipe technique et artistique est en participation. J’espère que les gens vont retrouver leur mise, voire une plus-value. Ils ont choisi d’investir par rapport au sujet, à moi-même et au travail qu’on allait faire. Ils ont déjà trouvé la satisfaction qu’ils escomptaient mais ce n’est pas une situation cohérente malgré tout. Il faudrait que, dans l’avenir, mes films soient produits dans d’autres conditions. Il est tout à fait aberrant qu’un projet comme celui que j’ai proposé sur Louise Labbé ait été refusé par la commission d’Avance sur recettes. C’est une femme de l’époque de la Renaissance qui a su parler de la femme d’une manière très libérée, de l’amour de façon très moderne. Mais, aujourd’hui, la modernité est de donner, démagogiquement, de l’argent à des projets de femmes qui n’ont aucun intérêt.
Pour certains de tes films comme Une simple histoire, L’Authentique procès de Carl-Emmanuel Jung ou L’Automne, on peut parler d’austérité ou, plutôt, d’économie de moyens dans la mise en scène.
L’important, c’est l’écart qui existe entre l’économie de moyens et le résultat. On pourrait symboliser cette économie de moyens dans une distance qui est prise par rapport à l’objet ou au sujet filmé. Mais le paradoxe est qu’il y a une proportion inverse, c’est-à-dire que plus cette distance est grande, plus on se rapproche du sujet…
Le travail de montage est un travail d’accentuation de cet écart, de cette faille, de cette différence, qui est une contradiction dans la mesure où la distance virtuelle est inverse de la distance réelle et de la réduction des moyens utilisés.
Quand, dans L’Automne, Michel Lonsdale regarde le spectateur, on éprouve une émotion intense. C’est de la sensualité, presque de l’amour. On se sent regardé.
En fait, il y a vraiment ce rapport dans mes films. Il y a une très grande sensualité. Il y a plus qu’un regard et un objectif qui enregistrent, qui reproduisent, il y a véritablement contact. Il y a sans doute quelque chose qui gêne, de trop direct. Si on accepte ce contact, on peut éprouver un très grand plaisir.
Plus il y a économie de moyens, plus il y a sensualité du résultat. C’est cet écart qui me paraît le plus important au cinéma.
La notion sacro-sainte d’auteur s’est modifiée avec toi. Tu demandes des avis à l’équipe et même plus que ça : une participation effective avec les monteuses, avec Erwin Huppert, le directeur de la photo, avec le cinéaste Jean-Paul Dupuis, qui est auteur de la musique. La notion qu’on a de l’auteur, seul face à son film, a changé, s’est modifiée, bonifiée.
De plus en plus, cette fonction d’auteur, de cinéaste doit disparaître. Le désir d’un film doit se partager entièrement. Il y a la nécessité d’une grande confiance et d’une connaissance des gens avec qui l’on travaille.
Il est exaltant pour tous de faire simultanément ce travail de découverte. Le véritable auteur d’un film n’est plus tant l’unique personnage qui serait le metteur en scène tout puissant ou le démiurge mais, au moment où le déclic s’opère, collectivement, que le film lui-même devienne son propre guide, qu’il se détermine au fur et à mesure qu’il existe, qu’on participe à sa fabrication, à son élaboration, que l’on réponde à sa demande. Finalement, cette participation peut se démultiplier.
Je ne prétends pas faire oeuvre collective. Je ne crois pas à ce qui est collectif. Il se passe un phénomène à partir de l’idée du film, il y a une sorte de concept qui le détermine et l’intérêt commun que l’on peut avoir, sans hiérarchie, pour que le film existe, pour le mettre au jour, pour en faire par exemple La Nuit claire.
On peut trouver une communication qui est quelque chose de ténu, qui passe par les affects.
Tes tournages sont différents de ceux que l’on voit habituellement. Tu peux tourner à toute heure par simple désir de faire un film.
Il arrive que l’on ne se rende pas compte de l’heure. On est pris dans le film. On travaille à des heures qui ne sont plus des heures syndicales. Ce sont des « heures de plaisir ». Je ne peux plus travailler dans des conditions professionnelles. Je ne crois pas que cela est être professionnel que d’être en train de filmer un plan extraordinaire dont le résultat sera merveilleux et d’arrêter parce qu’il est six heures du soir. Ces gens-là démontrent que leur fonction est complètement interchangeable.
Luc Moullet cite souvent une phrase de Lubitsch, qui disait : « Pour apprendre à filmer des acteurs, il faut déjà savoir filmer des montagnes ». Que penses-tu de cette formule ?
Je n’en pense rien sinon que ça peut me ramener à mon propos. Cela pourrait vouloir dire que l’acteur est commeune montagne, disons comme un objet – ce n’est pas péjoratif – qu’il est une structure de film et qu’à partir du moment où l’acteur, l’être humain est reproduit sur pellicule, il n’est plus cet être vivant qui, dans l’esprit de certains, continue d’être vivant sur la pellicule. C’est son reflet qui est sur la pellicule, qui n’est pas autre chose qu’une structure du film. Il entre dans la construction du film au même titre qu’un objet, qu’une montagne, qu’une lumière, qu’une ombre. Je travaille sur les acteurs au montage aussi, mais finalement quelque chose d’un prétendu jeu d’acteur échappe au moment du tournage. Ce n’est pas dicté par des sentiments d’une pseudo psychologie, c’était par une nécessité du film dont, ni les uns, ni les autres, sont conscients au moment où cela se réduit en acte.
Pourrais-tu nous parler du travail que tu réalises au niveau du son par rapport à l’image ?
C’est en fait une sorte de mouvement de balancier qui se ferait entre deux éléments. Je pas de l’un pour déterminer l’autre ou réciproquement. C’est un long travail d’approche. Sur la structure image/son, il y a une volonté de créer des coupures, de ne pas aller au-delà du signifiant propre à chaque élément. C’est, là aussi, un travail d’élagage comme pour le montage, de trouver la juste mesure qui détermine le signifiant à travers ces deux éléments en prenant un peu plus dans l’un, un peu plus dans l’autre, en équilibrant.
Certains cinéastes dits réalistes font une prise directe du son et disent : « Je montre la réalité telle qu’elle est »…
…La réalité est avant tout celle du film…
…Celle qui approche le plus à l’essence de la réalité… C’est la réalité. Tu sélectionnes des sons, tu en enlèves, tu en ajoutes.
De même, en allant plus loin, c’est le problème du synchronisme. La réalité voudrait que, constamment, quand quelqu’un parle, la parole soit synchrone. Ça, c’est une réalité vivante. Je crois avoir été l’un des premiers à décaler, à dissocier la parole de l’image. J’ai fait ce travail dès Une simple histoire, je l’ai poursuivi dans Le Procès, La Passion, et il va se trouver plus élaboré dans un film futur.
D’où est venue cette idée, dans Une simple histoire, de doubler le personnage féminin, qui parlait en son synchrone, par un commentaire qui reprenait certaines de ses paroles ?
Cela permettait d’accuser cet écart, ce glissement de la parole, de ce qui serait objectif et qui n’est que subjectif dans le cinéma. Les paroles ne sont pas systématiquement reprises, elles semblent l’être et c’est cela qui est important pour le spectateur. Il y a des glissements de mots, des inversions, des occultations, des choses qui font qu’on finit par saisir le sens à partir d’un brouillage de la forme. C’est donner le sens sans qu’il y ait forcément adéquation réaliste du sens et de la forme. Ce système ne peut que trouver des prolongements. Il y a un immense travail de découverte à effectuer en ce qui concerne le son. Il faut s’autoriser à tout faire.
En définitive, la critique veut faire de toi un cinéaste maudit, mais tu refuses cette étiquette.
Je la refuse radicalement. Elle est absurde. Je suis désolé qu’on essaie d’entretenir, bien malgré moi, cette image du cinéaste maudit. La malédiction existe dans l’énonciation même du mot par ceux qui, délibérément, le formulent. C’est donc tout à fait faux. On essaie, de l’extérieur, de m’enfermer dans une image qui n’est pas du tout la mienne. Je suis maudit dans la mesure où on m’interdit des moyens pour faire mes films, où l’Avance sur recettes m’est refusée, etc. C’est une image dans laquelle je ne me complais absolument pas.
Propos recueillis à Paris en janvier 1979 par Gérard Courant et Joseph Morder.
Marcel Hanoun fait du Super 8 (ENTRETIEN).
Ruvue Cinéma 82, n° 281, mai 1982.
Auteur d’une douzaine de longs métrages depuis Une simple histoire (1957 – 58), Marcel Hanoun vient, à New York, non pas de découvrir, mais plutôt d’approfondir l’usage d’un support qu’il ne maîtrisait pas encore très bien : le Super 8. Avec cette « arme » nouvelle, Hanoun vient de filmer, coup sur coup, trois longs métrages. Le premier, comme opérateur du film de Nadia Verba, Eva’s Dreams, le second, Peu d’hommes, quelques femmes et, enfin, un film sur le sculpteur Canadien David Rabinovitch. Entre deux plans, posté derrière sa Beaulieu, à l’intérieur de l’un de ces gratte-ciels qui surplombent Downtown, Hanoun passe aux aveux.
Comment s’est passé ta rencontre avec le format Super 8 ?
Bien entendu, je connaissais le Super 8. Avant d’aller aux États-Unis, j’avais déjà tourné en Super 8. J’avais réalisé Le Pouvoir nucléaire, sur la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine et un film sur la campagne électorale de Nicole Questiaux, reporté en vidéo.
New York était le lieu idéal pour, véritablement, passer à l’acte…
… Bien sûr, c’est une ville où tout est possible.
Ne crains-tu pas que certains professionnels te prennent pour… disons, un égaré ?
Parlons des professionnels. Ils refusent le Super 8. Ils veulent être les possesseurs privilégiés d’un moyen qui pourrait leur échapper. À vrai dire, ils ont peur. Ils inventent des tabous, ils créent des obstacles techniques imaginaires pour conserver leur pouvoir.
Ceux qui ne connaissent pas le Super 8 disent que le son est mauvais.
Tabou. Le son en Super 8 est excellent. Aujourd’hui, la technologie est suffisamment au point pour échapper à cet amateurisme-là. Richard Leacock pourrait mieux t’en parler que moi.
La technique peut être très sophistiquée.
En Super 8, il existe des techniques qui n’existent pas 16 ou en 35. Je possède un micro qui, à plusieurs mètres de la caméra, peut la déclencher automatiquement. À tel point que, seul, j’ai la possibilité d’interviewer quelqu’un en étant à dix mètres de la caméra sans la présence d’un technicien. Je remplace le cameraman et le preneur de son. Les syndicats n’aiment pas ça !
Si tu te passionnes de la sorte pour le Super 8 c’est, j’imagine, que ce format possède d’autres avantages.
La légèreté, la maniabilité et, peut-être au-dessus de tout, la rapidité. Regarde le tournage avec Nadia Verba. Elle m’a parlé d’un projet et je lui ai dit : « Tournons-le en Super 8 ». En deux jours, on l’a décidé. En quatre jours, il était tourné.
Comment va-t-elle l’exploiter ?
En 35 mm. Actuellement, le film est gonflé en 35 mm à Rome. Et je t’assure que les essais sont magnifiques.
Si elle avait dû tourner en 35 mm, son film n’existerait peut-être pas.
Le Super 8 permet une spontanéité inouïe, une écriture directe. Il donne la possibilité d’exprimer des pulsions cinématographiques encore plus fortes que ne le permet la fausse aisance – la fosse d’aisance – de la vidéo.
Qu’as-tu contre la vidéo ?
Je n’ai rien du tout. Mais je suis contre l’idée que l’on se fait de la vidéo qui est un déversoir de faux talents pour de faux artistes. Une appellation me fait beaucoup rire : « Artiste vidéo ». Aujourd’hui, si on ne sait pas quoi faire, on devient « Artiste vidéo ».
La vidéo est une mode.
C’est un enjeu commercial. Il y a beaucoup d’argent à gagner avec la vidéo.
Bien utilisée, la vidéo peut rendre des services…
…Bien sûr. Elle peut être un instrument pédagogique pour préparer un tournage cinéma. Aux États-Unis et au Canada, il y a beaucoup de films Super 8, reportés en vidéo pour la diffusion à la télévision.
Les résultats sont excellents. Même Jean-Paul Fargier est obligé de le reconnaître.
Comme moi, tu as vu, au festival de Montréal les films Super 8 reportés en vidéo par l’équipe de Boston. C’est d’une qualité extraordinaire.
Comment vois-tu l’avenir ?
Il faut relancer le mouvement du Super 8 et détourner la vidéo de son image de gadget industriel et de fausse créativité.
Là-dessus, nous nous séparâmes…
Propos recueillis à New York (États-Unis d’Amérique) par Gérard Courant.
Source : http://www.gerardcourant.com/index.php?t=ecrits&e=152