Le film Underground est complexe, dense, riche et possède de nombreux niveaux de lecture, comme en témoignent ces quelques clés pour comprendre Underground. Ce film a suscité de nombreux articles, plusieurs thèses et des Livres entiers lui sont dédiés.
Mais au delà de cette richesse, le film fut incompris pour certains. Ainsi, au lendemain de l’annonce du palmarès du Festival de Cannes en 1995, et la Palme d’or décernée à Underground, le jury présidé par Jeanne Moreau vit sa décision critiquée par quelques journalistes ou philosophes français engagés moralement dans le conflit qui faisait alors rage en ex-Yougoslavie.
La polémique fut initiée par la réaction “à chaud” d’Alain Finkielkraut, philosophe français, via une tribune publiée dans le journal Le Monde, alors qu’il n’avait pas encore pu voir le film, suivie quelques jours plus tard par un édito enflammé de Bernard Henri-Levy dans Le Point, qui n’avait, lui non plus, pas vu le film. La première réaction à cet article infamant fut signée de Serge Regourd, une semaine plus tard. La polémique a alors gonflé dans les média, partagés entre les pro-Underground et les anti-Underground, en fonction des affinités idéologiques de chacun, et de l’actualité dans les Balkans… Emir Kusturica n’a officiellement réagi que quelques mois plus tard, le 26 octobre 1995 par un article intitulé “Mon imposture”. Il déclara alors vouloir arrêter le cinéma. Décision sur laquelle il reviendra l’année suivante…
Le dernier article de cette série est celui qu’Alain Finkielkraut a publié dans le journal “Libération”, après qu’il se soit fendu de voir le film…
Cette “anecdote” fut superbement reprise dans le film Rien sur Robert de Pascal Bonitzer, avec Fabrice Luchini dans le rôle du critique qui écrit un papier sur un réalisateur croate (sic) dont il n’a pas vu le film…
Enfin, on s’amusera à voir dans ces extraits video repris au “zapping” de Canal+ en 1998, une illustration amusante des suites de cette polémique…
Pour ceux qui souhaitent aller plus loin dans les péripéties d’Alain Finkielkraut un dossier « Les prédications d’Alain Finkielkraut » concocté par ACRIMED est hautement recommandé…
L’imposture Kusturica par Alain Finkielkraut
LE MONDE — 2 Juin 1995 — Page 16
Le public qui a acclamé debout Underground, la grande fresque d’Emir Kusturica sur cinquante ans d’histoire yougoslave, et le jury qui lui a décerné la Palme d’or du Festival de Cannes ont éprouvé, sans nul doute, la grisante certitude de faire d’une pierre deux coups. Dans le moment même où ils célébraient un artiste pourvu de tous les signes extérieurs du génie, ce public frénétique et ces jurés fervents manifestaient leur indignation devant le carnage de Tuzla et leur solidarité avec les victimes de la guerre. L’hommage qu’ils rendaient au cinéaste sarajévien s’étendait tout naturellement à ses compatriotes. Ils mariaient ces deux impératifs si souvent contradictoires : l’exigence esthétique et l’urgence de l’engagement. Le beau se confondait dans leur enthousiasme avec le bien, l’amour de l’art avec la participation à l’Histoire et l’admiration pour l’audace formelle d’une oeuvre avec le zèle compatissant pour les malheureux.
Au dire même de son auteur, Underground est pourtant un adieu nostalgique à la Yougoslavie. ” Il était une fois un pays ” prévient, sans ambages, le sous-titre. Et pour Kusturica, la destruction de ce pays n’est pas imputable à ceux qui, dès l’occupation du Kosovo, affichaient leur intention d’en faire une ” Serboslavie ”. Elle incombe tout entière aux nations qui ont choisi l’indépendance pour échapper à leur mort spirituelle annoncée.
En octobre 1991, c’est-à-dire dans les premiers mois du conflit, Kusturica écrivait : ” Il y a plein de choses que je ne savais pas étant enfant. Maintenant je sais. Le Slovène a toujours rêvé son rêve slovène, rêve d’un écuyer autrichien. Mais ce sont nos ancêtres qui, pendant la première guerre mondiale, ont sauvé ce même Slovène des merdes de Vienne ” (” L’acacia de Sarajevo ”, Libération du 21 octobre 1991).
Quatre ans, plusieurs dizaines de milliers de morts et quelques ”urbicides” plus tard, Kusturica persiste et concrétise ainsi son propos : ” Les archives utilisées dans le film montrent les troupes nazies entrant en Slovénie, où elles sont accueillies comme chez elles […], ce qui est toujours le cas aujourd’hui, car la Slovénie a été conçue comme une avancée germanique dans le monde orthodoxe […] puis elles sont à Zagreb, où c’est la même chose. Et quand elles entrent à Belgrade, on ne voit personne dans les rues […] elles sont en terre étrangère. ”
Et, révolté par le soutien que certains intellectuels ont pu apporter à la Bosnie en flammes, Kusturica conclut : ” Il faut être stupide pour refuser de comprendre que la chute du mur de Berlin a complètement bouleversé ces endroits si fragiles, et surtout tous ces petits pays satellites des nazis, comme la Slovénie, la Croatie, la Hongrie [… ] et la Bosnie ! Il y a un terme complètement stupide qu’on entend partout, celui de ” Grande Serbie ”. Comment un pays de neuf millions d’habitants peut-il être qualifié de ” grand ” ? En même temps, il y a l’Allemagne unie, avec quatre-vingt millions d’habitants et qui est vraiment grande, et personne ne le remarque ” (Les Cahiers du cinéma. Juin 1995, page 70).
Nazification des victimes du nettoyage ethnique, dénonciation du IV Reich, défense du David serbe dans son combat héroïque contre le Goliath germanique, recouvrement de tous les crimes actuellement et quotidiennement commis par l’image elle-même trafiquée de la deuxième guerre mondiale : ce que Kusturica a mis en musique et en images, c’est le discours même que tiennent les assassins pour convaincre et pour se convaincre qu’ils sont en état de légitime défense car ils ont affaire à un ennemi tout-puissant. Ce cinéaste dit de la démesure a donc capitalisé la souffrance de Sarajevo alors qu’il reprend intégralement à son compte l’argumentaire stéréotypé de ses affameurs et de ses assiégeants. Il a symbolisé la Bosnie suppliciée alors qu’il refuse de se dire Bosniaque et qu’il entre dans une sainte colère quand on ose traiter Slobodan Milošević de fasciste ou les Serbes d’agresseurs.
En récompensant Undergroud, le jury de Cannes a cru distinguer un créateur à l’imagination foisonnante. En fait, il a honoré un illustrateur servile et tape-à-l’oeil de clichés criminels ; il a porté aux nues la version rock, postmoderne, décoiffante, branchée, américanisée, et tournée à Belgrade, de la propagande serbe la plus radoteuse et la plus mensongère. Le diable lui-même n’aurait pu concevoir un aussi cruel outrage à la Bosnie ni un épilogue aussi grotesque à la frivolité et à l’incompétence occidentales.
PAR ALAIN FINKIELKRAUT
Alain Finkielkraut est philosophe et directeur de la revue ”Le Messager européen”
« Underground », Alain Finkielkraut et Jdanov par Serge Regourd
LE MONDE — 9 juin 1995
A la lecture du texte d’Alain Finkielkraut « L’imposture Kusturica » (Le Monde du 2 juin), on est partagé entre l’indignation et la dérision que suscite une aussi péremptoire sottise.
Je faisais partie du public de Cannes qui a acclamé le 26 mai, debout, l’extraordinaire film de Kusturica, Underground. J’ai aussi salué avec enthousiasme le choix du jury qui l’a récompensé de la Palme d’or. Comme à beaucoup d’autres cinéphiles, Underground m’est apparu comme l’un des films les plus beaux et les plus forts réalisés depuis de longues années. Film jubilatoire et flamboyant, d’un cinéaste, en effet, de génie.
Comme, j’imagine, l’immense majorité des spectateurs et professionnels présents, j’ai admiré une création artistique rare, une oeuvre cinématographique d’exception qui donne tout son sens à la fameuse notion d’« exception culturelle », revendiquée par les cinéastes face à la normalisation mercantile. Une oeuvre qui touche la sensibilité, éveille l’esprit. Une invention esthétique de tous les instants, des images et des plans, dont on peut penser qu’ils resteront dans l’anthologie du cinéma, au même titre que celles et ceux de Fellini, dont Kusturica est désormais l’alter ego. Avec, en prime, un humour à proprement parler dévastateur, un rythme étourdissant, des personnages et des acteurs qui font aimer la vie.
Voilà les raisons simples pour lesquelles le film de Kusturica s’est imposé à ceux qui l’ont vu.
Mais Alain Finkielkraut sait « sans nul doute », écrit-il que, dans le même temps, les spectateurs et le jury « manifestaient leur indignation devant le massacre de Tuzla », exprimaient leur « engagement » et leur « solidarité » avec les Bosniaques. Pauvres spectateurs, pauvre jury, dépourvus de l’intelligence et de la perspicacité politico-artistique d’Alain Finkielkraut : ils ont cru soutenir les Bosniaques ; ils ont, en réalité, soutenu l’allié de leurs bourreaux, celui qui a « mis en musique le discours des assassins » ! Voilà bien en quoi résiderait l’imposture : le machiavélique Kusturica est passé pour un généreux avocat alors qu’il n’est qu’un sinistre procureur.
On relèvera l’incroyable mépris dans lequel le philosophe en chef Finkielkraut tient l’immense majorité de ses contemporains : ils n’ont rien compris au « message » du film de Kusturica. Pour les convaincre de leur égarement, le « commissaire politique aux questions artistiques » analyse laborieusement… non les images du film, mais de longues citations du réalisateur, notamment un entretien accordé en 1991 à Libération, qui permettent, comme dans toute bonne inquisition policière, d’éclairer les mobiles et la personnalité du délinquant.
Il s’agit bien de cela : Alain Finkielkraut se comporte, en l’espèce, comme Jdanov, le censeur stalinien préposé à « la vérité dans l’art » et à la surveillance des « artistes en uniforme » dont parlait Eastman. Kusturica est bien accusé d’agir en tenue camouflée des milices serbes. En 1995, le monde de Finkielkraut est aussi étroitement dualiste que celui de Jdanov en 1947 lors de la création du Kominform : le bien et le mal, les victimes et les bourreaux. Dans ce cadre, les intellectuels et les artistes sont condamnés à porter l’uniforme de l’un des deux camps. « Le Mal », le mot est faible pour désigner la vraie nature de Kusturica : « Le diable lui-même n’aurait pu concevoir un aussi cruel outrage à la Bosnie… », ose écrire Alain Finkielkraut. La « diabolisation » de l’adversaire est, certes, une vieille recette guerrière, notamment utilisée par les nationalistes, mais sous la plume d’un philosophe même ayant acquis ses galons de boutefeu depuis la guerre du Golfe : on reste confondu.
Dans la pire période stalinienne, Jdanov se définissait comme une « sorte de philosophe en chef, le garant de l’idéologie, son interprète le plus autorisé ». C’est bien l’exacte fonction assumée par Alain Finkielkraut à l’égard du film de Kusturica.
Mais les procédures policières appliquées à la création artistique ne font que discréditer ceux qui les utilisent : lejury de Cannes n’était pas constitué en Tribunal de La Haye et n’avait pas Dieu merci à opérer la censure politique que réclame expressément le philosophe, égaré depuis quelque temps dans le champ militaire et aveuglé par ses partis pris totalitaires. Alain Finkielkraut confond les genres : le film de propagande sur la Bosnie a déjà été fait par son ami Bernard-Henri Lévy, et il n’est pas sûr qu’il ait quelque rapport que ce soit avec l’art cinématographique.
Comment ne pas ajouter, enfin, qu’il peut encore se trouver des esprits éveillés pour considérer que les déterminants de la situation actuelle en Bosnie sont immensément plus complexes que ne veut le laisser croire le pitoyable réductionnisme d’Alain Finkieldraut ? Ne peut-on, ainsi, adhérer à l’interrogation centrale de Kusturica (« Comment peut-on défendre l’idée d’une Bosnie multiethnique si on détruit l’idée d’une Yougoslavie multiethnique ? », dans Libération du 28 mai) sans pour autant passer pour un suppôt de l’une des ethnies en conflit ?
PAR SERGE REGOURD
Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy
LE POINT — 10 Juin 1995
Une « affaire » Kusturica ? Mais oui. Je maintiens le terme. Non pas à propos du film, que je n’ai, je le répète, pas vu. Mais à cause de l’homme, du personnage public et des déclarations politiques qu’il multiplie depuis trois ans — entre autres, et pour s’en tenir au plus récent, l’interview parue dans le dernier numéro des Cahiers du cinéma et à laquelle les lecteurs sceptiques peuvent aisément se référer : le cinéaste y fait l’éloge de Milosevic ; il nie le projet grand serbe ; il reprend les termes mêmes de la propagande serbe la plus éculée pour fustiger le « passé » nazi de la Croatie et de la Bosnie ; le tout au moment même où il achève de tourner, à Belgrade, le film qui va recueillir la Palme. Que l’on couronne un tel film n’a, j’y insiste, rien, en soi, de scandaleux. Et l’histoire de la littérature est pleine d’écrivains antisémites, fascistes, staliniens qui n’en étaient pas moins, aussi, de très grands artistes. La seule question est de savoir : 1) si le jury de Cannes, Nadine Gordimer et Jeanne Moreau en tête, savait qu’en couronnant cet homme il se trouvait dans la situation d’un jury qui, en 1938, aurait couronné, mettons, Céline ; 2) si Kusturica est réellement, au cinéma, ce que Céline était à la littérature — c’est-à-dire un immense artiste dont une sorte de grâce conjurait, dans les oeuvres mêmes, le poids des « opinions ». J’en doute. Mais réponse en septembre — quand il sera possible, enfin, de juger sur pièces.
par BERNARD-HENRI LEVY
Mon imposture par Emir Kusturica
LE MONDE — 26 Octobre 1995 — Page 13
Lorsque Le Monde a publié, le 2 juin, l’article d’Alain Finkielkraut ” L’imposture Kusturica ”, j’ai d’abord ressenti une grande tristesse puis une assez grande colère, et finalement une sorte d’incertitude. J’aurais voulu répondre immédiatement ; mais pour quoi dire ? Non que mon imagination eût été prise en défaut, mais je ne trouvais pas de mots pour répliquer à l’auteur de l’article, qui, à l’évidence, n’avait pas vu mon film Underground. Finalement, j’en suis venu à la conclusion que nous étions effectivement une ” imposture ”, moi et les films que je fais.
C’est un sentiment qui devient prédominant au moment du tournage, lorsque le doute m’envahit. Je crois d’ailleurs que tous mes films sont nés du doute, car dans le cas contraire je serais probablement aujourd’hui en Amérique, en train de fabriquer des films pour le box-office. Mais la croyance qu’il existe toujours une différence entre les films et les hamburgers me pousse à continuer de vivre ici, en Normandie.
Je ne comprends toujours pas que Le Monde ait publié le texte d’un individu qui n’avait pas vu mon film, sans que personne ait cru bon de le signaler. S’il y a eu une volonté délibérée de me détruire par l’insinuation, l’amalgame et le colportage des rumeurs qui courent à mon sujet, je me propose d’aider vos lecteurs à forger un document beaucoup plus efficace, et surtout fondé sur une connaissance du ” terrain ”, telle que seul un cinéaste qui a vécu l’essentiel de sa vie dans un régime communiste où délation et manipulation étaient devenues un art en soi peut l’acquérir.
Image no 1 : un journaliste et un photographe se seraient ” infiltrés ” dans mon entourage et seraient parvenus, sous une couverture quelconque, à pénétrer dans ma modeste propriété de Normandie. Sous l’apparence d’une innocente chaumière, cette demeure abrite un ineffable secret : ces hommes auraient découvert ” l’antre de la bête ” ! Sous le tapis persan de la salle de séjour, une trappe. Ils l’ouvriraient et à leur plus grand effroi dévoileraient l’entrée d’un souterrain. Cette région obscure abriterait un grand nombre de réfugiés d’ex-Yougoslavie.
Ces pauvres hères, jetés sans pitié dans la pénombre et le froid, survivraient misérablement dans ce qu’il faut bien qualifier d’enfer de Milošević. Drogue, armes lourdes et légères, objets insolites et secrets. Tandis que les esclaves empaquetteraient la drogue, mon fils, un énorme couteau de cuisine entre les dents, dirigerait des exercices militaires pour les jeunes réfugiés. Ces manoeuvres souterraines auraient pour nom de code : ” La Normandie, partie intégrante de la Grande Serbie ”.
L’enseignement théorique serait assuré par mon épouse : ce lavage de cerveau serait fondé sur le slogan ” Tout territoire où se trouve une seule tombe serbe fait, par définition, partie de la Grande Serbie ! ”. Elle aurait en effet trouvé, dans le cimetière de mon petit village, la sépulture d’un immigré serbe (employé d’une société de nettoyage) et apparemment mort de mort naturelle.
Dans un mouvement unanime, tous les humanistes francophones se lèvent et demandent ma mise en examen.
La foule (humaniste), elle, veut me lyncher
Les manoeuvres militaires comporteraient trois axes distincts : a) l’agression ; b) le génocide ; c) l’élimination par le feu de tous les partisans d’une Bosnie multiethnique.
Pendant ce temps, ma fille, avec discrétion mais efficacité, introduirait des photos de Slobodan Milošević dans les cartables de ses camarades d’école, à l’heure de la cantine.
Image no 2 : soleil couchant. L’Orient est rouge. Dans une lumière impressionniste à la Monet, ma femme et moi distribuerions le matériel de propagande (cassettes vidéo du film Underground et icônes de Milošević) aux paysans moyens-pauvres, aux ouvriers agricoles et aux petits éleveurs normands.
Le Monde publie à la une ” L’imposture Kusturica ”. Dans un mouvement unanime, tous les humanistes francophones se lèvent et demandent ma mise en examen. La foule (humaniste), elle, veut me lyncher. ” Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! ” Télérama révèle, la même semaine, que la famille Kusturica fait jouer du Wagner à son orchestre de détenus, tandis que les partisans d’une Bosnie multiethnique sont exterminés au lance-flammes dans leur cave.
C’est alors que Le Monde élèverait le débat en m’offrant un droit de réponse… J’y déclarerais avoir toujours été pour une Bosnie multiethnique, avoir toujours su que Milošević était fasciste, mais n’avoir jamais pu rendre publiques mes positions à cause des pressions de mon épouse. Je donnerais ainsi l’image d’un être faible, méprisable, prêt à sacrifier les siens pour se tirer d’affaire. Dans ce même texte, je saluerais les présidents des nouvelles Républiques d’ex-Yougoslavie comme de vrais combattants de la démocratie.
Mais ce texte ne tromperait pas la vigilance des philosophes français, qui auraient beau jeu de remarquer qu’en faisant l’éloge de la démocratie je passerais sous silence ce qui a toujours constitué la force vive des mouvements indépendantistes : le nationalisme. Mes dérisoires efforts pour réclamer la sécession immédiate de la Normandie méridionale du territoire français ne seraient considérés que comme de la poudre aux yeux.
Le Monde convoquerait donc un symposium réunissant juristes, Prix Nobel, magistrats internationaux et philosophes estampillés politiquement corrects par les annonceurs télévisés. L’assemblée unanime réclamerait, au terme d’un week-end passionnant, ma comparution devant un tribunal international pour ” apologie du crime de guerre ”. Votre journal conclurait cette campagne en publiant un éditorial cinglant : ” L’héritier de Fellini, architecte principal de la purification ethnique ”.
Image no 3 : quelque part dans l’un des grands tunnels qui relient Rouen à Belgrade, Kusturica et Milošević se tiendraient debout, face à un énorme globe terrestre, entourés de leur milice où se mêlent les uniformes des tchetniks et ceux des communistes. Leur drapeau associerait l’aigle à six têtes de la Grande Serbie (pour les six anciennes Républiques fédérées), l’étoile rouge et la croix orthodoxe. Les deux compères lèveraient leur coupe de champagne pour célébrer la Palme d’or obtenue à Cannes (un nouveau jury, entièrement remanié, aurait entre-temps destitué le traître pour récompenser un film authentiquement bosniaque, oeuvre collective et anonyme intitulée Vive la division Handjar !) Grâce à un magnétophone miniature, on aurait enregistré la conversation suivante :
Milošević : ” Vois-tu la même chose que moi, camarade Kusturica ? ”
Kusturica : ” De quoi parlez-vous, camarade président respecté et bien-aimé, de cette mappemonde ?
Milošević : ” Imbécile, ne vois-tu pas que tout cela constitue la Grande Serbie ! ”
Voici de quelle façon vous auriez pu mener cette affaire avec crédibilité, dans un style imagé et grâce à des renseignements de première main.
PAR EMIR KUSTURICA
La propagande onirique d’Emir Kusturica
Par Alain Finkielfraut
LIBERATION — 30 Octobre 1995 — Page 7
Il n’était pas nécessaire, autrefois, d’avoir vu le Don paisible ou le Triomphe de la volonté pour savoir qu’on n’avait pas affaire à des oeuvres respectivement antisoviétiques et antinazies.
Les temps changent : Emir Kusturica a eu beau divulguer dans un entretien aux Cahiers du Cinéma (n°496, octobre 1995) le parti pris politique du film, il a eu beau venir à la projection cannoise avec le directeur de la télévision de Belgrade, l’empire de la frivolité compassionnelle est tel aujourd’hui qu’il a bénéficié de l’émotion causée par le massacre de 70 adolescents bosniaques à Tuzla. Le collabo a ainsi empoché la palme du martyr : cette mystification insultante et stupide exigeait d’être dénoncée séance tenante. Ce que j’ai fait.
Maintenant que j’ai pu voir le film, je reconnais que j’ai été injuste avec Emir Kusturica. Certes, dans ce torrentiel cliché balkanique, dans cet hymne braillard et pittoresque à l’exubérance slave, on ne retrouve absolument rien de l’humour subtil qui faisait le charme fou de Papa est en voyage d’affaires, mais Underground a la vertu des oeuvres inaugurales. Ce film crée un genre nouveau : la propagande onirique. Propagande, cette image du Reich éternel, de l’Allemagne aussi arrogante, riche et cruelle aujourd’hui qu’hier ; propagande, ces foules croates et slovènes applaudissant à tout rompre l’envahisseur nazi puis quarante ans plus tard, affichant le même chagrin que Kurt Waldheim à la mort de Tito ; propagande, et de plus mauvais aloi, ce Mustapha gominé qui, pendant le début de la guerre, essaie de détourner à son profit l’argent volé par le “truculent bandit serbe” (en un seul mot) pour payer des armes aux partisans ; propagande encore, la transformation en combat de nègres dans un tunnel de l’urbicide, du mémoricide et de l’ethnocide entrepris par l’armée yougoslave et poursuivi, quasiment sous nos yeux, par les milices serbes ; propagande enfin, cette nostalgie d’une Yougoslavie inspirée pour le meilleur et pour le pire par l’âme serbe et toujours déjà trahie par ses autres composantes.
Quant à l’onirisme, il ne s’avance pas masqué, mais cultivé et bardé de références : ce sont les éléphants felliniens qui errent dans Belgrade bombardée ; c’est la mariée chagallienne qui vole au dessus de la table du repas de noce ; ce sont les retrouvailles chaplinesques de l’innocent meurtri avec son chimpanzé dans un souterrain improbable…
Mensonges, démesure et citations : les naïfs en prennent plein la vue et les cyniques relèvent la tête. De peur de passer à côté du chef d’oeuvre, les premiers confondent le génie avec les insignes du génie, le dyonisiaque avec l’apologie de la vie sauvage, le baroque avec la pacotille exotique et la vérité des lieux avec la couleur locale. Se délectant de leur propre impassibilité comme d’un preuve de virilité politique et de maturité intellectuelle, les seconds veulent en finir, par Kusturica interposé, avec ces philosophes monoïdéiques, ces Mazowiecki à la triste figure et ces Sarajeviens mauvais joueurs qui ne se laissent pas convaincre par les arguments de réalisme politique et qui fatiguent tout le monde en répétant, du matin au soir, que la justice ne consiste pas à répartir équitablement la culpabilité entre l’instigateur du nettoyage ethnique et ses victimes. Kusturica et ses champions se flattent d’être politiquement incorrects. Par ce détournement de sens, ils convertissent la boue en or et un chapelet de manipulation grossière en gerbe de paradoxes éblouissants. A ce compte-là, les calembours orduriers de Le Pen sont de courageux défis au conformisme des bien-pensants et le grand auteur transgressif du XXème siècle n’est plus Bataille mais Faurisson.
ALAIN FINKIELKRAUT