Le Jeune Karl Marx, de Raoul Peck. Des jeunes en colère

Par Olivier Barlet

Oli­vier Bar­let, 25 sep­tembre 2017

Source : afri­cul­tures

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Le capi­ta­lisme a tou­jours su faire de nous des indi­vi­dus indé­cis. C’est le but de sa méthode : nous faire com­prendre que nous ne sommes pas un corps col­lec­tif, mais des indi­vi­dus qui ont cha­cun leur chance et peuvent tous deve­nir riches s’ils sont juste un peu intel­li­gents et malins !

 

La nou­velle fic­tion du réa­li­sa­teur haï­tien Raoul Peck sort en France le 27 sep­tembre 2017. Elle était pro­je­tée hors com­pé­ti­tion au Fes­ti­val de Ber­lin tan­dis que son docu­men­taire I am not your Negro était nom­mé pour les Oscars 2017. Résul­tat d’un tra­vail de près de dix ans, Le Jeune Karl Marx est une recons­ti­tu­tion his­to­rique qui suit le phi­lo­sophe depuis sa ren­contre à 26 ans avec Frie­drich Engels en 1844 à l’écriture du Mani­feste du par­ti com­mu­niste en 1848. Le résul­tat est ful­gu­rant, d’une impres­sion­nante soli­di­té et d’une grande per­ti­nence pour le temps présent.

Les deux der­niers films de Raoul Peck sortent à quelques mois d’intervalle : une fic­tion et un docu­men­taire. C’était éga­le­ment le cas sa der­nière fic­tion, le pas­sion­nant Meurtre à Pacot (2014), consa­cré aux enjeux après le trem­ble­ment de terre de jan­vier 2010 en Haï­ti, qui sui­vait de peu son remar­quable docu­men­taire sur l’aide inter­na­tio­nale Assis­tance mor­telle (2013) dont le titre dit bien le conte­nu. En appa­rence très dif­fé­rents, I am not your Negro et Le Jeune Karl Marx se font eux aus­si écho dans une même démarche : reve­nir aux fon­da­men­taux dans notre époque d’ignorance où sont remis en cause pêle-mêle le poli­tique, le phi­lo­so­phique et le scientifique.

En revi­si­tant les luttes sociales et poli­tiques des Afro-Amé­ri­cains, I am not your Negro est basé sur l’œuvre de décons­truc­tion des mythes de James Bald­win. Il cri­tique cette façon d’habiller l’Histoire à leur sauce qu’ont sys­té­ma­ti­que­ment les pou­voirs. On appelle cela l’idéologie, rap­port ima­gi­naire aux condi­tions d’existence. Jus­te­ment ce sur quoi à tra­vaillé Marx : son impor­tance est capi­tale dans l’élaboration d’une pen­sée poli­tique de lutte contre ces pou­voirs. Les dérives dog­ma­tiques du XXème siècle pre­nant ses écrits comme pré­texte (léni­nisme, sta­li­nisme, maoïsme, etc.) n’enlèvent rien à la per­ti­nence de sa pen­sée pour le temps pré­sent. Prendre comme sujet le moment de son émer­gence, lorsque les dif­fé­rentes sen­si­bi­li­tés poli­tiques cherchent leur voie, per­met d’interroger les trem­ble­ments actuels de notre monde mais aus­si d’en pré­ci­ser les termes, ce moment étant aus­si le choix du voca­bu­laire de l’analyse et des luttes. Le Jeune Karl Marx suit ain­si les étapes de son affir­ma­tion tant poli­tique (en réus­sis­sant avec Engels à trans­for­mer la Ligue des Justes en Ligue des Com­mu­nistes) que rhé­to­rique (qui les condui­ra à rédi­ger ensemble le Mani­feste communiste).

Nous sommes à l’époque de la révo­lu­tion indus­trielle et de son exploi­ta­tion de la classe ouvrière, laquelle se révolte et fait bas­cu­ler le monde des Rois vers la pré­do­mi­nance des peuples pour faire l’Histoire. Les uto­pies fleu­rissent alors que dans les usines, les ouvriers, sou­vent des enfants, sont les nou­veaux esclaves qui avaient déjà contri­bué à l’accumulation du capi­tal. D’exil en exil et très pauvres, pour­chas­sés pour leurs idées, Marx et sa femme Jen­ny (qui lui don­ne­ra sept enfants mais ne se contente pas d’être une mère au foyer) ne se résignent jamais.

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Dans le style à la fois dense et épu­ré qui carac­té­rise son ciné­ma, Peck est atten­tif aux détails des décors en ne gar­dant que les objets signi­fiants. Sa mise en scène est minu­tieuse et dépouillée, tout en lais­sant aux acteurs par la durée des plans leur facul­té d’interprétation qui donne au film sa chair. Il insiste sur les pro­blèmes finan­ciers de Marx qui n’arrive pas à se faire payer ses écrits par les édi­teurs, détrô­nant ain­si l’icone pour le rame­ner à l’engagement d’un être humain qui nous devient fami­lier. Il baigne les ambiances dans les lumières tami­sées des inté­rieurs ou bleu­tées des rues la nuit pour mieux rendre audibles les joutes ver­bales magni­fi­que­ment écrites avec son fidèle scé­na­riste Pas­cal Bonit­zer avec qui il tra­vaille depuis Lumum­ba. Le film est ain­si tout sauf didac­tique. Plu­tôt que d’en faire une sen­tence, la célèbre phrase « Les phi­lo­sophes n’ont fait qu’interpréter le monde, alors qu’il faut le trans­for­mer » sera bégayée par Marx dans un dia­logue avec Engels alors qu’ils viennent de se saou­ler dans un bis­trot à jouer aux échecs et dis­cu­ter. Engels demande com­ment et par qui, si bien que le récit peut pour­suivre son cours.

Car si ce sont les mots qui importent avant tout dans ce film, ils sont tou­jours l’objet d’une mise en scène qui nous rend proches les per­son­nages et les situa­tions. Ils sont pro­non­cés dans la langue où ils semblent les plus per­cu­tants ou bien pour n’être com­pris que par l’interlocuteur, ces exi­lés per­ma­nents domi­nant le fran­çais et l’anglais aus­si bien que l’allemand. Ain­si, loin d’être un dis­cours ou un slo­gan, Le Jeune Karl Marx a la quo­ti­dien­ne­té d’une plon­gée dans l’intimité de deux couples, Marx et Jen­ny d’une part, Marx et Engels d’autre part. Si ce der­nier duo four­nit les textes, ils sont aus­si pen­sés au niveau du pre­mier, et ce n’est pas la moindre qua­li­té de ce film que de lais­ser aux femmes la place qu’elles méritent. On sent la ten­dresse et la recon­nais­sance de Marx pour sa femme qui a quit­té pour le suivre la sécu­ri­té de la riche famille de West­pha­lie dont elle est issue. Mais plus encore, Jen­ny, qui pétille d’intelligence, est une bat­tante qui ne recule devant rien, prête à tous les risques, sou­li­gnant qu’ « il n’y a pas de bon­heur sans révolte ». C’est dans cette éner­gie que se meut ce trio et par­tant le film.

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« Mais pas seule­ment nous trois », dit Jen­ny : l’énergie du trio sera de mobi­li­ser des sem­blables pour orga­ni­ser le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Mary se joint à eux dans les années anglaises. Par­te­naire d’Engels, elle est la seule ori­gi­naire du monde ouvrier et lui en a ouvert les portes pour ses recherches. Son intran­si­geance va jusque dans la sphère intime, n’hésitant pas à décla­rer à Jen­ny qu’elle ne désire pas d’enfant sans argent, qu’elle pré­fère res­ter libre et qu’il faut pour cela res­ter pauvre, mais qu’il pour­rait en avoir avec sa soeur ! Dans une scène finale où le trio met fébri­le­ment la der­nière touche au Mani­feste, on la voit obser­ver atten­ti­ve­ment la domes­tique des Marx ser­vir le thé. Lorsqu’elle sert Engels, celui-ci la regarde sans égard, comme un bour­geois jette un regard sur une ser­vante. La dif­fé­rence de classe n’échappe pas à la mise en scène de Raoul Peck : ces jeunes phi­lo­sophes res­tent des bourgeois.

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de gauche à droite : Ste­fan Konarske (Frie­drich Engels), Marie Mein­zen­bach (Len­chen, la domes­tique des Marx), August Diehl (Karl Marx), Han­nah Steele (Mary Burns), Vicky Krieps (Jen­ny Marx), copy­right des pho­tos : Kris Dewitte

Peck insiste sur l’impératif du col­lec­tif : « Le capi­ta­lisme a tou­jours su faire de nous des indi­vi­dus indé­cis. C’est le but de sa méthode : nous faire com­prendre que nous ne sommes pas un corps col­lec­tif, mais des indi­vi­dus qui ont cha­cun leur chance et peuvent tous deve­nir riches s’ils sont juste un peu intel­li­gents et malins ! », dit-il. Là se loge la néces­si­té de ce film : contrer l’individualisation orches­trée par le sys­tème éco­no­mique pour ouvrir la voie d’une action col­lec­tive. Il faut pour cela une orga­ni­sa­tion mue par une pen­sée : le trio pousse Prou­dhon dans ses retran­che­ments, essaye de convaincre les réfor­mistes, et finit par prendre la direc­tion de la Ligue des Justes, jetant à bas le slo­gan roman­tique « Tous les hommes sont frères » pour le rem­pla­cer par « Pro­lé­taires de tous les pays, unis­sez-vous ! ». Ce chan­ge­ment séman­tique est un chan­ge­ment de para­digme : l’émergence d’une pen­sée phi­lo­so­phique et poli­tique claire qui fait cruel­le­ment défaut aujourd’hui. Tout en décri­vant l’impétuosité et la radi­ca­li­té de Marx et Engels, Peck n’abordera pas les aspects tota­li­taires de leur pen­sée déve­lop­pés par la suite, comme leur mépris pour les mar­gi­naux du lum­pen­pro­le­ta­riat, que leur repro­che­ra par exemple Fanon. Il pré­fère se concen­trer sur ce qui est per­ti­nent pour aujourd’hui, s’organiser autour d’une pen­sée, et opère ce retour à l’Histoire, de Bald­win à Marx, pour recon­si­dé­rer le temps pré­sent. Il le fait en s’ancrant dans le réel de l’époque, scru­pu­leu­se­ment étu­dié et repro­duit. Et réus­sit le pari de dépous­sié­rer l’Histoire pour don­ner toute sa force à la colère de ces jeunes qui osaient pen­ser qu’ils pour­raient chan­ger le monde et en débattre avec tous.