Dans cet essai au style alerte et acide, Olivier Ertzscheid remonte le fil du désenchantement du monde numérique. Comment quelques méga-plateformes monopolisent notre attention et l’exploitent à leur seul profit ? Comment la société peut-elle réagir collectivement pour défendre un numérique de liberté et de partage ?
Des portraits et les réalités de projets politiques qui ne peuvent être considérés comme émancipateurs. Des technologies qui enserrent et réduisent les possibles sous les masques prometteurs de la liberté et du partage. Olivier Ertzscheid à travers une série de portraits (le monde selon Mark Zuckerberg, Sergueï Brin et Larry Page, des névrosés obsessionnels, Apostolos Gerasoulis, mon quadrisaïeul, selon Tim Berners-Lee, les lanceurs d’alerte) puis de préjudices (La fonction crée l’organe et l’architecture (technique) les usages ; Quand les mots ont un prix, ils cessent d’avoir un sens ; L’enfer, c’est le numérique des autres ; Ce qui est « donnée » n’est pas ce qui est obtenu ; Des technologies et des hommes ; Citoyens dans la brume de la surveillance ; Du cyberespace aux réseaux sociaux : itinéraire d’une régression ; Trois grandes révolutions ; Espace public, espace privé ; Le monde selon « l’opinion » ; La guerre c’est la paix et la démocratie c’est la publicité ; Une urgence démocratique) redonne une vision politique d’un monde numérique trop souvent réduit à de simples technologies. L’auteur décrypte le rôle des méga-plateformes, la captation de l’attention, l’exploitation lucrative des données, les prétentions à la chose et à l’utilité publique, etc.
L’auteur propose aussi des alternatives et des pistes de réflexions pour le démantèlement de ces monstres privatifs et pour l’appropriation collective.
Je choisis subjectivement de mettre l’accent sur certaines analyses.
Facebook et ses utilisateurs/utilisatrices, son modèle de plateforme privée et la prétention à une chose publique, « Sans que jamais elle ne se départît ni de son modèle économique publicitaire toxique, né de l’arbitraire de toutes les règles privées qui constituent l’ossature de ses conditions générales d’utilisation (les CGTU) », des choix conçus et arbitrés au sein d’une plateforme « pour que la dimension citoyenne d’une information, d’un engagement, d’une mobilisation, serve d’abord et avant tout les intérêts économiques de la firme », la capacité à générer et à favoriser certaines interactions…
Google, « En grandissant, et comme grandissaient également le nombre de ses utilisateurs et des requêtes quotidiennes, le moteur n’a plus simplement cherché à deviner quelle était la question que nous nous posions pour y apporter la réponse la plus pertinente parce que la plus populaire, mais il est devenu un moteur de « réponses » plus qu’un moteur de « recherche » », la publicité comme première source de revenus du moteur de recherche, un « chemin de renoncement »…
Olivier Ertzscheid analyse les fantasmes de toute-puissance, la pensée réduite au « calculatoire », les réponses « techniques, calculatoires et déshumanisées », le monde des algorithmes choisis par certains, « un algorithme est une suite de décisions et ces décisions sont toujours mises en place, définies et validées par des individus poursuivant un objectif déterminé », le classement comme représentation du monde et comme forme d’éditorialisation, la subjectivité et le flou induits par la hierarchisation suivant la « popularité », « Rien ne permet de questionner, d’auditer, de rendre transparent ce processus qui est aujourd’hui absolument déterminant dans la construction d’une culture commune et dans la manière donc, de faire société », les instrumentalisations en termes de fabrique de l’opinion, le prosélytisme derrière le masque de la neutralité…
Je souligne une question mise en avant : « Qu’arrivera-t-il si vous répondez mal au mot « amour » ou « ouragan » ? Et surtout, qu’arrivera-t-il, et à qui, si vous répondez mal au mot « avortement » ? »
L’auteur aborde l’asymétrie dans laquelle se trouvent les utilisateurs et utilisatrices des grandes infrastructures d’Internet, le « raccourcissement » du temps, la massification des usages, l’inquiétant et l’intranquillité, les enjeux de la surveillance globale, le retour de formes « archaïques de travail à la tâche », l’édification de « chemin le plus souvent tracé et balisé pour maximiser » la rente « attentionnelle et publicitaire », les architectures techniques toxiques…
Dans la seconde partie, Olivier Ertzscheid discute, entre autres, de structuration technique et de ses usages, de communication, des usages inattendus, d’affordances et de potentialités, « Nous sommes les premières affordances de ces architecture techniques tout autant qu’elles sont nôtres », de régime de surveillance généralisée, de proximité et de promiscuité, de la langue devenue outil spéculatif, de régimes de vérité, d’affects et possibilité de « vendre nos émotions à la découpe », de la construction d’une forme d’injonction relativiste, de complaisance « affinitaire centrée sur des opinions similaires », de l’illusion de la majorité, « L’illusion de la majorité est ce qui nous fait percevoir comme commun ou très répandu un phénomène ou une information qui est en fait très rare ou très peu diffusé », des algorithmes de popularité, de marges attentionnelles, des logiques de rediffusion, d’infrastructure numérique massive de surveillance, de mathématisation du monde, de chiffrement, des « obtenus » qui ne sont jamais des « donnés », de priorité donnée à l’inhabituel ou à ce qui semble être populaire, de défilement sur le mur, de concentration et de polarisation, d’hystérisation des prises de paroles individuelles, « les logiques de polarisation, d’hystérisation et de viralisation des espaces privés l’emportent en lecture et en écriture sur les logiques d’autorégulation de l’espace public », des personnes et non plus des documents, du suivi plutôt que de navigation, d’ingénierie sociale calculatoire fabricant « le sentiment d’importance et d’appartenance », de disponibilité attentionnelle plutôt que de temporalité de la recherche, de régurgitation publicitaire, des états du numériques et ce qui « contribue à rendre anecdotique les régimes de surveillance »…
Je souligne notamment le chapitre « Espace public, espace privé », le rôle politique des plateformes, leur capacité à attirer et sédimenter « des volumes et des formes inédites d’expression dans une temporalité extrêmement réduite et de décliner ensuite l’exploitation de ces discours sous une forme publicitaire dans une temporalité cette fois extrêmement longue », l’éditorialisation même si elle est niée, la modification de notre rapport à l’espace public, les excroissances de nature privée, les inscriptions descriptions de soi, « Symboliquement cela nous prépare à une forme de schizophrénie qui pour toute inscription nécessite d’abord une description. En se dé-crivant dans cet espace privé pour s’y inscrire on se dés-inscrit aussi progressivement d’un espace public que l’on décrie », les espaces reconfigurés, « L’excroissance initiale de ces espaces privés sur cette extension de l’espace public qu’est le web va s’étendre jusqu’à venir grignoter presque entièrement ce dernier et pour s’y substituer »…
L’auteur développe des propositions sur la régulation, le réseau « ouvert de documents et de personnes », la décentralisation, la délibération publique en dehors du cadre marchand, les possibilité de partage et d’expression, le domaine public et les licences dites « libres », les choix politiques des organisations techniques, les pensées de ce qui est présenté comme impensable ou neutre, « analyser les problèmes, limites et risques que la technologie elle-même peut poser ou engendrer », les formes de socialisation permettant de « ramener ces plateformes au statut et au rang d’un service public », les règles coercitives de régulation, l’éducation à la culture numérique, « s’indigner sans s’informer ne fabrique qu’une colère rance », l’urgence démocratique…
« Si l’on veut agir sur « le numérique » pour en multiplier les effets émancipateurs et limiter l’atteinte aux libertés publiques, il faut être capables de penser ces différents états non plus isolément ou comme une succession linéaire mais comme un faisceau d’interactions en dynamique permanente, C’est-à-dire agir à la fois sur la matérialité des architectures techniques, sur l’impact de nature environnementale de ce que ces architectures dégagent et inaugurent comme écologie de l’esprit, et enfin sur les normes d’usages et de comportements qu’elles modèlent et font converger pour alimenter le grand fleuve de la surveillance comme autant d’affluents dociles et disciplinés ».