Je crois bien que l’Égypte, ni la Chine, ni la Grèce, qui furent sages et raffinées, n’ont connu ce système de juxtaposer des productions qui se dévorent l’une l’autre.
Ce texte de Paul Valéry se fait l’écho de l’expérience d’un homme de l’âge moderne pour lequel l’œuvre d’art s’offre à une jouissance esthétique. Elle est promesse de « délices » or si l’on veut bien être fidèle à notre expérience muséale, il n’est pas sûre qu’elle soit si délicieuse que cela. L’institution du musée est contemporaine d’un rapport à l’art (souci didactique, conservation, utilité sociale) et celle de l’œuvre d’art qui est de s’offrir à une jouissance perceptive. L’écrivain pointe les contraintes lié à un lieu public peu compatibles avec les conditions subjectives d’une libre satisfaction.
Les effets pervers de la juxtaposition des œuvres. Une œuvre d’art est, en effet, à soi seule un monde. Chacune exige pour exister dans la plénitude de sa présence « l’inexistence de toutes les autres », ce qui est évidemment antinomique avec le principe même du musée qui, dans une même salle, met côte à côte, pour le malheur de toutes, les métamorphoses que chaque artiste opère du réel. Valéry pointe le caractère chaotique de cette juxtaposition dans la mesure où elle met sur le même plan des productions sans commune mesure.
L’ambiguïté de l’espace muséal. Quelle est sa nature ? Tient-il du temple avec les conduites de dévotion que celui-ci exige ou bien de la familiarité du salon ; de l’école et de sa vocation pédagogique ou du cimetière où l’on vénère les morts ? Que vient-on faire dans un musée ? S’instruire, sacrifier en philistin aux convenances ou chercher un enchantement ?
Le musée rend mélancolique pour de multiples raisons. Il fait passer de l’ennui à l’admiration, du regret d’être privé de la chaleur du soleil au découragement que ne peut manquer de susciter la prolifération des œuvres. Il en est des musées ce qu’il en est des bibliothèques. Tant de merveilles que l’on n’aura jamais le temps de découvrir avec l’attention qui seule en livrerait la richesse !
Au fond le musée souffre d’être « une maison de l’incohérence ». Il n’est satisfaisant ni pour l’intelligence qu’il affole, ni pour la sensibilité qu’il désoriente. Étrange civilisation que celle qui a inventé le musée. De toute évidence il ne s’agit ni d’« une civilisation raisonnable », ni d’« une civilisation voluptueuse » mais à coup sûr d’une très vieille civilisation chancelant sous le poids d’un héritage immense. Elle est devenue le conservatoire de toutes les expressions du besoin humain de créer et de défier la mort. Comment ne pas se sentir écrasé par tant de trésors ?
Il y a trop à voir et ce « trop » est le principal danger de l’homme de culture. Il est condamné par la profusion même des œuvres soit à glisser rapidement sur chacune d’elles et il devient superficiel soit à amasser une somme considérable de connaissances sur l’histoire de l’art ou sur telle ou telle œuvre et alors il devient érudit. Dans les deux cas, remarque Valéry, il y va d’une défaite de l’expérience esthétique. Dans le premier cas on trahit la nature de toute œuvre d’art qui est d’exister par sa profondeur, dans l’autre on « annexe au musée immense une bibliothèque illimitée », on transforme « Vénus en document » et on se rend coupable de philistinisme.
Pour Valéry, le musée est un espace artificiel, arbitraire. Il veut tenir lieu de l’église, du palais, de l’espace sacré où les œuvres avaient leur place consacrée mais il échoue dans cette prétention. En fait il est un lieu d’exil et cela n’est pas sans incidence sur les œuvres. En perdant leur patrie, elles ont perdu une partie de leur vie.
Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d’admirables, il n’en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d’utilité publique, qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices.
Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m’enlève ma canne, un écrit me défend de fumer.
Déjà glacé par le geste autoritaire et le sentiment de la contrainte, je pénètre dans quelque salle de sculpture où règne une froide confusion. Un buste éblouissant apparaît entre les jambes d’un athlète de bronze. Le calme et les violences, les niaiseries, les sourires, les contractures, les équilibres les plus critiques me composent une impression insupportable. Je suis dans un tumulte de créatures congelées, dont chacune exige, sans l’obtenir, l’inexistence de toutes les autres. Et je ne parle pas du chaos de toutes ces grandeurs sans mesure commune, du mélange inexplicable des nains et des géants, ni même de ce raccourci de l’évolution que nous offre une telle assemblée d’êtres parfaits et d’inachevés, de mutilés et de restaurés, de monstres et de messieurs…
L’âme prête à toutes les peines, je m’avance dans la peinture. Devant moi se développe dans le silence un étrange désordre organisé. Je suis saisi d’une horreur sacrée. Mon pas se fait pieux. Ma voix change et s’établit un peu plus haute qu’à l’église, mais un peu moins forte qu’elle ne sonne dans l’ordinaire de la vie. Bientôt, je ne sais plus ce que je suis venu faire dans ces solitudes cirées, qui tiennent du temple et du salon, du cimetière et de l’école… Suis-je venu m’instruire, ou chercher mon enchantement, ou bien remplir un devoir et satisfaire aux convenances ? Ou encore, ne serait-ce point un exercice d’espèce particulière que cette promenade bizarrement entravée par des beautés, et déviée à chaque instant par ces chefs‑d’oeuvre de droite et de gauche, entre lesquels il faut se conduire comme un ivrogne entre les comptoirs ?
La tristesse, l’ennui, l’admiration, le beau temps qu’il faisait dehors, les reproches de ma conscience, la terrible sensation du grand nombre des grands artistes marchent avec moi.
Je me sens devenir affreusement sincère. Quelle fatigue, me dis-je, quelle barbarie ! Tout ceci est inhumain. Tout ceci n’est point pur. C’est un paradoxe que ce rapprochement de merveilles indépendantes mais adverses, et même qui sont le plus ennemies l’une de l’autre, quand elles se ressemblent le plus.
Une civilisation ni voluptueuse, ni raisonnable peut seule avoir édifié cette maison de l’incohérence. Je ne sais quoi d’insensé résulte de ce voisinage de visions mortes. Elles se jalousent et se disputent le regard qui leur apporte l’existence. Elles appellent de toutes parts mon indivisible attention ; elles affolent le point vivant qui entraîne toute la machine du corps vers ce qui l’attire…
L’oreille ne supporterait pas d’entendre dix orchestres à la fois. L’esprit ne peut ni suivre, ni conduire plusieurs opérations distinctes, et il n’y a pas de raisonnements simultanés. Mais l’œil, dans l’ouverture de son angle mobile et dans l’instant de sa perception se trouve obligé, d’admettre un portrait et une marine, une cuisine et un triomphe, des personnages dans les états et les dimensions les plus différents ; et davantage, il doit accueillir dans le même regard des harmonies et des manières de peindre incomparables entre elles.
Comme le sens de la vue se trouve violenté par cet abus de l’espace que constitue une collection, ainsi l’intelligence n’est pas moins offensée par une étroite réunion d’œuvres importantes. Plus elles sont belles, plus elles sont des effets exceptionnels de l’ambition humaine, plus doivent-elles être distinctes. Elles sont des objets rares dont les auteurs auraient bien voulu qu’ils fussent uniques. Ce tableau, dit-on quelquefois, TUE tous les autres autour de lui…
Je crois bien que l’Égypte, ni la Chine, ni la Grèce, qui furent sages et raffinées, n’ont connu ce système de juxtaposer des productions qui se dévorent l’une l’autre. Elles ne rangeaient pas des unités de plaisir incompatibles sous des numéros matricules, et selon des principes abstraits.
Mais notre héritage est écrasant. L’homme moderne, comme il est exténué par l’énormité de ses moyens techniques, est appauvri par l’excès même de ses richesses. Le mécanisme des dons et des legs, la continuité de la production et des achats, – et cette autre cause d’accroissement qui tient aux variations de la mode et du goût, à leurs retours vers des ouvrages que l’on avait dédaignés, concourent sans relâche à l’accumulation d’un capital excessif et donc inutilisable.
Le musée exerce une attraction constante sur tout ce que font les hommes. L’homme qui crée, l’homme qui meurt, l’alimentent. Tout finit sur le mur ou dans la vitrine… Je songe invinciblement à la banque des jeux qui gagne à tous les coups.
Mais le pouvoir de se servir de ces ressources toujours plus grandes est bien loin de croître avec elles. Nos trésors nous accablent et nous étourdissent. La nécessité de les concentrer dans une demeure en exagère l’effet stupéfiant et triste. Si vaste soit le palais, si apte, si bien ordonné soit-il, nous nous trouvons toujours un peu perdus et désolés dans ces galeries, seuls contre tant d’art. La production de ce millier d’heures que tant de maîtres ont consumées à dessiner et à peindre agit en quelques moments sur nos sens et sur notre esprit, et ces heures elles-mêmes furent des heures toutes chargées d’années de recherches, d’expérience, d’attention, de génie !… Nous devons fatalement succomber. Que faire ? Nous devenons superficiels.
Ou bien, nous nous faisons érudits. En matière d’art, l’érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n’est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n’est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la merveille ; et elle annexe au musée immense une bibliothèque illimitée. Vénus changée en document.
Je sors la tête rompue, les jambes chancelantes, de ce temple des plus nobles voluptés. L’extrême fatigue, parfois, s’accompagne d’une activité presque douloureuse de l’esprit. Le magnifique chaos du musée me suit et se combine au mouvement de la vivante rue. Mon malaise cherche sa cause. Il remarque ou il invente, je ne sais quelle relation entre cette confusion qui l’obsède et l’état tourmenté des arts de notre temps.
Nous sommes, et nous nous mouvons dans le même vertige du mélange, dont nous infligeons le supplice à l’art du passé.
Je perçois tout à coup une vague clarté. Une réponse s’essaye en moi, se détache peu à peu de mes impressions, et demande à se prononcer. Peinture et Sculpture, me dit le démon de l’Explication, ce sont des enfants abandonnés. Leur mère est morte, leur mère Architecture. Tant qu’elle vivait, elle leur donnait leur place, leur emploi, leurs contraintes. La liberté d’errer leur était refusée. Ils avaient leur espace, leur lumière bien définie, leurs sujets, leurs alliances… Tant qu’elle vivait, ils savaient ce qu’ils voulaient…
– Adieu, me dit cette pensée, je n’irai pas plus loin.
Paul Valéry
- Valéry. 1923. Oeuvres II. La Pléiade, p.1290 à 1293.