Les chats, internet et les équilibres ponctués

Chaque fois que l’on brandit le chaton, c’est pour suggérer qu’il existe une véritable hiérarchie des valeurs, et qu’internet n’est pas le terrain où celle-ci se manifeste.

Bank­sy a exé­cu­té récem­ment trois des­sins dans les ruines de Gaza pour rap­pe­ler la situa­tion misé­rable dans laquelle se trouve l’enclave depuis l’opé­ra­tion israé­lienne “Bor­dure pro­tec­trice” à l’été 2014, qui a fait plus de 2000 vic­times pales­ti­niennes et détruit 18.000 mai­sons. Par­mi ces graf­fi­tis, celui d’un cha­ton a par­ti­cu­liè­re­ment rete­nu l’attention média­tique. Pour­quoi un cha­ton ? « Je vou­lais mettre en lumière la des­truc­tion de Gaza en publiant des pho­tos sur mon site. Mais sur Inter­net, les gens ne regardent que les images de cha­tons », explique l’artiste.

-77.jpg
Pho­to Bank­sy 2015

Avec l’usage du mobile, le cha­ton (à ne pas confondre avec le lol­cat, soit le détour­ne­ment d’une pho­to de chat assor­tie d’une légende comique) repré­sente l’un des prin­ci­paux emblèmes du carac­tère néfaste de la nou­velle culture favo­ri­sée par inter­net. Le peu d’importance sup­po­sé du conte­nu contras­tant avec sa dif­fu­sion sou­te­nue, il sym­bo­lise un comble de la vacui­té et de l’insignifiance dans le nou­vel uni­vers qu’impose une éco­no­mie de l’attention glo­ba­li­sée et non hiérarchisée.

Il fau­drait se pen­cher de plus près sur les rai­sons qui conduisent l’internaute moyen à appré­cier ces conte­nus. L’attention pour les com­por­te­ments ani­maux fonc­tionne sou­vent comme un rap­pel de valeurs fon­da­men­tales que la socié­té néo­li­bé­rale tend à éva­cuer. Quant au rôle du mignon (kawaï), il s’agit d’un trait qui relève pro­ba­ble­ment plus de la socia­bi­li­té que de l’information pro­pre­ment dite, d’où le carac­tère for­cé­ment biai­sé de la com­pa­rai­son des deux mondes, qui se com­plètent plus qu’ils ne s’opposent.

La hié­rar­chie de l’information reste un réflexe de base du jour­na­lisme ou de l’expertise, qui consacrent beau­coup d’énergie à main­te­nir les dis­tinc­tions entre jour­naux sérieux et presse indigne, acti­vi­tés légi­times et diver­tis­se­ment, démo­cra­tie et extré­misme – et l’on com­prend bien que cette balance consti­tue un ins­tru­ment majeur pour main­te­nir le bien-fon­dé d’un cer­tain ordre des choses. De ce point de vue, la dési­gna­tion de conte­nus sans valeur est indis­pen­sable à la valo­ri­sa­tion des conte­nus dits sérieux.

La divi­sion des moyens de com­mu­ni­ca­tion entre sup­ports légi­times (la presse) et illé­gi­times (inter­net) fait par­tie de cette vision. Chaque fois que l’on bran­dit le cha­ton, c’est pour sug­gé­rer qu’il existe une véri­table hié­rar­chie des valeurs, et qu’internet n’est pas le ter­rain où celle-ci se manifeste.

Cette dis­tinc­tion ne tient pas compte de la réa­li­té des com­por­te­ments. Les atten­tats du 7 – 9 jan­vier en France ont repro­duit une dyna­mique obser­vée à de nom­breuses reprises, notam­ment avec les prin­temps arabes, soit une dyna­mique de mobi­li­sa­tion des outils de com­mu­ni­ca­tion au pro­fit d’activités de recherche, de com­men­taire et de par­tage d’information, mais aus­si d’hom­mage ou de prise de posi­tion. Après le trau­ma­tisme de Char­lie, le même ins­tru­ment qui ser­vait la veille à échan­ger des vidéos de cha­ton a été mis au ser­vice, pen­dant plu­sieurs semaines, d’une intense conver­sa­tion, dans un effort de com­pré­hen­sion et d’intelligence par­ta­gée des évé­ne­ments. Soit la défi­ni­tion même de l’espace public dans sa dimen­sion la plus noble, par­faite mise en œuvre des prin­cipes décrits par Habermas[[Jürgen Haber­mas, L’espace public. Archéo­lo­gie de la publi­ci­té comme dimen­sion consti­tu­tive de la socié­té bour­geoise [1962], Paris, Payot, 1978.]].

Le pro­blème que dévoile cet usage trau­ma­tique des moyens d’informations (et qui ne pour­rait vrai­sem­bla­ble­ment être sou­te­nu dans la durée, tant l’effort est intense) est bien connu des médias, qui vivent en per­ma­nence des pous­sées d’adrénaline appor­tées par l’actualité – ou qui les pro­voquent, quand celles-ci viennent à manquer.

La mobi­li­sa­tion ponc­tuelle des outils sug­gère qu’il faut aban­don­ner ici la vision de sup­ports immuables, au pro­fit d’une per­cep­tion dyna­mique dont on pour­rait cher­cher un modèle dans la théo­rie des équi­libres ponc­tués, qui a rem­pla­cé le gra­dua­lisme en théo­rie de l’évolution, et qui sup­pose des formes d’accélération des pro­ces­sus bio­lo­giques, sous la pres­sion des événements.

Nous n’avons pas besoin en per­ma­nence de l’outil de for­ma­tion du juge­ment que consti­tue l’espace public, dont la mobi­li­sa­tion contre­carre le dérou­le­ment nor­mal de notre vie. Mais lorsque c’est néces­saire, nous savons le mettre en œuvre dans l’instant. Le reste du temps, les cha­tons et autres diver­tis­se­ments servent à main­te­nir l’activité du canal, ou à for­mer les nou­veaux uti­li­sa­teurs. Les poin­ter du doigt au titre d’une hié­rar­chie de l’information défaillante, c’est ne rien com­prendre à la nou­velle éco­no­mie média­tique et à notre capa­ci­té de nous y ins­crire, en bous­cu­lant les sché­mas établis.

par André Gunthert

Source de l’ar­ticle : image sociale