Il faut avant tout faire du cinéma. On ne parle pas tout le temps, dans la vie, mais on ne dose pas non plus avec méthode les périodes de silence ou d’éloquence… On ne fait pas un vacarme assourdissant en chiffonnant du papier…
J’avais gardé le souvenir du temps où je le vis pour la première fois à Paris, à l’occasion de Metropolis. Fritz Lang est resté aussi jeune. Il a toujours son monocle, son allure racée. Il a toujours le goût d’un cinéma où s’expriment les détours les plus obscurs du germanisme et la force des masses.
« II y a des prouesses techniques dans M, lui ai-je dit, et j’ai beaucoup admiré votre film. Mais quel sujet ! Il est atroce, il empêche de dormir… On entend toujours l’air que siffle le meurtrier, on garde pour longtemps l’image de son faciès devant une enfant, celui qu’il a, traqué ; celui, enfin, qu’il adopte devant le tribunal improvisé par tous les sans aveux, tout ce monde de la pègre coalisé contre lui. C’est un sujet terrible, dangereux…»
Il ne sursaute pas.
J’ai longuement mûri ce sujet… me répond-il. Et je l’ai réalisé en pensant qu’il avait une valeur d’ordre général. On peut prévenir un mal en le montrant. Il y a eu un cas qui a démontré que le problème pouvait se poser… je veux parler de celui de Kuerten. Mon film était conçu avant qu’il n’ait été découvert. Bien des choses prévues pour le film se sont trouvées réalisées. je n’ai personnellement emprunté que certains détails a la réalité, comme celui par exemple de la pègre décidée a supprimer l’homme gênant pour son « travail ».
— Avez-vous utilisé de la vraie pègre pour tourner le film ?
— j’ai eu vingt-quatre arrestations dans le personnel qui figurait dans mon film. Et ceci, au cours de rafles.
— Vous avez donc fait des explorations dans le monde « souterrain », ce monde spécial des caveaux de Berlin ?
— Bien entendu.
— Et le meurtrier ?
— Vous voulez le voir ?
— Certes ! »
Un homme est devant nous que je contemple avec étonnement. Il est jeune, il a l’air affable et paisible. J’ai une assez curieuse impression, en l’interrogeant.
« Je m ’appelle Peter Lorre, me déclare-t-il, et c’est la première fois que je tourne… j’avais, jusqu’à présent, fait du théâtre, en particulier avec Bertold Brecht, et c’est à Fritz Lang que je dois d’avoir abordé le cinéma.
— Mais ce rôle, cet invraisemblable rôle, vous a‑t-il plu ?
— S’il m a plu?… Il m ’a considérablement intéressé il était difficile, des plus difficiles.
— Avez-vous été observer Kuerten pendant son procès, vous êtes-vous penché sur des cas pathologiques ?
— C’est la un travail de metteur en scène. je ne me suis préoccupé que de mon personnage. je l’ai interprété comme je le sentais.»
Quelle phrase étrange ! Je frémis un peu. J’observe, malgré moi, mon interlocuteur a la dérobée. Il a la physionomie la plus cordiale qui soit, la plus normale aussi, ma foi.
« Vous êtes Rhénan, Prussien, Bavarois ?
— Je suis d’origine hongroise, dans les Carpathes.
— Et vous allez tourner une seconde fois ?
— Sans doute. Et dans les Carpathes précisément. En attendant, je reste fidèle au théâtre. j’envisage une pièce avec Fritz Lang lui-même.
— Encore un rôle du même ordre ?
— Non, c’est fini, je n’interpréterai plus un rôle de ce genre. je crois qu’il est nécessaire de les aborder tous. Finie l’expérience pathologique… »
Il sourit avec bonhomie. Et c’est le cas de Fritz Lang vers lequel je me tourne, pour connaître également ses projets. De bonne grâce, il me les fait connaître.
J’ai mis a profit mon séjour, ici, pour voir le plus possible des films français. je ne vous parle pas de Clair qui a une place a part, qui jouit d’une popularité considérable chez nous et que les journaux de droite accueillent aussi bien que les journaux de gauche. J’ai beaucoup admiré La Chienne de Jean Renoir. Le milieu est bien rendu, le sujet, magnifiquement traité.
Les Croix de bois ? Il m ’est difficile d’en parler. Mais s’il y a une beauté dans la guerre, ce film nous montre les plus beaux tableaux de la guerre qu’on ait jamais pu voir. Pierre Blanchar est de premier ordre…
« Le Rosier de Madame Husson ? C’est bien fait.
Le Crime de la rue Morgue, de votre compatriote Florey ? Il y a des photographies curieuses.
« Quant a la dernière production de Tourneur, Au nom de la loi, je vais la voir ce soir…
— Votre prochain film ?
— Il s’intitulera Le Testament du docteur Mabuse. Je travaille le scénario depuis huit mois avec ma femme, Thea von Harbou. Il s’agira du dédoublement d’une personnalité.
— On y parlera beaucoup ?
— Vous touchez un point sensible. Il faut avant tout faire du cinéma. On ne parle pas tout le temps, dans la vie, mais on ne dose pas non plus avec méthode les périodes de silence ou d’éloquence… On ne fait pas un vacarme assourdissant en chiffonnant du papier… En général, il y a une grande part d’arbitraire dans les bruits que l’on fait entendre. Il faut savoir leur attribuer une valeur, ou une utilité. »
Et c’est ainsi que se conclut notre entretien, tandis que Peter Lorre réussissait, par son attitude, à me convaincre qu’il n’était pas un monstre, mais un acteur des plus remarquables, et que Fritz Lang me ravissait, parce qu’en dépit de tout ce qu’on a pu dire, il reste un metteur en scène de cinéma exceptionnel…