M le Maudit : entretien avec Fritz Lang & Peter Lorre

Par Jean Vincent-Bréchignac, avril 1932

Jean Vincent-Bré­chi­gnac / Revue POUR VOUS n° 179 du 21 avril 1932 / source : la belle equipe

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Il faut avant tout faire du ciné­ma. On ne parle pas tout le temps, dans la vie, mais on ne dose pas non plus avec méthode les périodes de silence ou d’éloquence… On ne fait pas un vacarme assour­dis­sant en chif­fon­nant du papier…

J’avais gar­dé le sou­ve­nir du temps où je le vis pour la pre­mière fois à Paris, à l’occasion de Metro­po­lis. Fritz Lang est res­té aus­si jeune. Il a tou­jours son monocle, son allure racée. Il a tou­jours le goût d’un ciné­ma où s’expriment les détours les plus obs­curs du ger­ma­nisme et la force des masses.

« II y a des prouesses tech­niques dans M, lui ai-je dit, et j’ai beau­coup admi­ré votre film. Mais quel sujet ! Il est atroce, il empêche de dor­mir… On entend tou­jours l’air que siffle le meur­trier, on garde pour long­temps l’image de son faciès devant une enfant, celui qu’il a, tra­qué ; celui, enfin, qu’il adopte devant le tri­bu­nal impro­vi­sé par tous les sans aveux, tout ce monde de la pègre coa­li­sé contre lui. C’est un sujet ter­rible, dangereux…»

Il ne sur­saute pas.

J’ai lon­gue­ment mûri ce sujet… me répond-il. Et je l’ai réa­li­sé en pen­sant qu’il avait une valeur d’ordre géné­ral. On peut pré­ve­nir un mal en le mon­trant. Il y a eu un cas qui a démon­tré que le pro­blème pou­vait se poser… je veux par­ler de celui de Kuer­ten. Mon film était conçu avant qu’il n’ait été décou­vert. Bien des choses pré­vues pour le film se sont trou­vées réa­li­sées. je n’ai per­son­nel­le­ment emprun­té que cer­tains détails a la réa­li­té, comme celui par exemple de la pègre déci­dée a sup­pri­mer l’homme gênant pour son « travail ».

— Avez-vous uti­li­sé de la vraie pègre pour tour­ner le film ?

— j’ai eu vingt-quatre arres­ta­tions dans le per­son­nel qui figu­rait dans mon film. Et ceci, au cours de rafles.

— Vous avez donc fait des explo­ra­tions dans le monde « sou­ter­rain », ce monde spé­cial des caveaux de Berlin ?

— Bien entendu.

— Et le meurtrier ?

— Vous vou­lez le voir ?

— Certes ! »

Un homme est devant nous que je contemple avec éton­ne­ment. Il est jeune, il a l’air affable et pai­sible. J’ai une assez curieuse impres­sion, en l’interrogeant.

« Je m ’appelle Peter Lorre, me déclare-t-il, et c’est la pre­mière fois que je tourne… j’avais, jusqu’à pré­sent, fait du théâtre, en par­ti­cu­lier avec Ber­told Brecht, et c’est à Fritz Lang que je dois d’avoir abor­dé le cinéma.

— Mais ce rôle, cet invrai­sem­blable rôle, vous a‑t-il plu ?

— S’il m a plu?… Il m ’a consi­dé­ra­ble­ment inté­res­sé il était dif­fi­cile, des plus difficiles.

— Avez-vous été obser­ver Kuer­ten pen­dant son pro­cès, vous êtes-vous pen­ché sur des cas pathologiques ?

C’est la un tra­vail de met­teur en scène. je ne me suis pré­oc­cu­pé que de mon per­son­nage. je l’ai inter­pré­té comme je le sen­tais.»

Quelle phrase étrange ! Je fré­mis un peu. J’observe, mal­gré moi, mon inter­lo­cu­teur a la déro­bée. Il a la phy­sio­no­mie la plus cor­diale qui soit, la plus nor­male aus­si, ma foi.

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Avec Fritz Lang et Peter Lorre, le « Maudit »

« Vous êtes Rhé­nan, Prus­sien, Bavarois ?

— Je suis d’o­ri­gine hon­groise, dans les Carpathes.

— Et vous allez tour­ner une seconde fois ?

— Sans doute. Et dans les Car­pathes pré­ci­sé­ment. En atten­dant, je reste fidèle au théâtre. j’en­vi­sage une pièce avec Fritz Lang lui-même.

— Encore un rôle du même ordre ?

— Non, c’est fini, je n’interpréterai plus un rôle de ce genre. je crois qu’il est néces­saire de les abor­der tous. Finie l’ex­pé­rience patho­lo­gique… »

Il sou­rit avec bon­ho­mie. Et c’est le cas de Fritz Lang vers lequel je me tourne, pour connaître éga­le­ment ses pro­jets. De bonne grâce, il me les fait connaître.

J’ai mis a profit mon séjour, ici, pour voir le plus pos­sible des films fran­çais. je ne vous parle pas de Clair qui a une place a part, qui jouit d’une popu­la­ri­té consi­dé­rable chez nous et que les jour­naux de droite accueillent aus­si bien que les jour­naux de gauche. J’ai beau­coup admi­ré La Chienne de Jean Renoir. Le milieu est bien ren­du, le sujet, magnifi­que­ment traité. 

Les Croix de bois ? Il m ’est dif­fi­cile d’en par­ler. Mais s’il y a une beau­té dans la guerre, ce film nous montre les plus beaux tableaux de la guerre qu’on ait jamais pu voir. Pierre Blan­char est de pre­mier ordre…

« Le Rosier de Madame Hus­son ? C’est bien fait.

Le Crime de la rue Morgue, de votre com­pa­triote Flo­rey ? Il y a des pho­to­gra­phies curieuses.

« Quant a la der­nière pro­duc­tion de Tour­neur, Au nom de la loi, je vais la voir ce soir…

— Votre pro­chain film ?

Il s’intitulera Le Tes­ta­ment du doc­teur Mabuse. Je tra­vaille le scé­na­rio depuis huit mois avec ma femme, Thea von Har­bou. Il s’agira du dédou­ble­ment d’une personnalité.

— On y par­le­ra beaucoup ?

— Vous tou­chez un point sen­sible. Il faut avant tout faire du ciné­ma. On ne parle pas tout le temps, dans la vie, mais on ne dose pas non plus avec méthode les périodes de silence ou d’éloquence… On ne fait pas un vacarme assour­dis­sant en chif­fon­nant du papier… En géné­ral, il y a une grande part d’arbitraire dans les bruits que l’on fait entendre. Il faut savoir leur attri­buer une valeur, ou une uti­li­té. »

Et c’est ain­si que se conclut notre entre­tien, tan­dis que Peter Lorre réus­sis­sait, par son atti­tude, à me convaincre qu’il n’é­tait pas un monstre, mais un acteur des plus remar­quables, et que Fritz Lang me ravis­sait, parce qu’en dépit de tout ce qu’on a pu dire, il reste un met­teur en scène de ciné­ma exceptionnel…

 

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