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Biographie de Carole Roussopoulos par Hélène Fleckinger

Les cita­tions de Carole Rous­so­pou­los sont extraites de l’entretien paru dans la revue Nou­velles Ques­tions Fémi­nistes (volume 28, n°1, 2009, p. 98 – 118).

https://www.caroleroussopoulos.com/

Grèves ouvrières, luttes anti-impé­ria­listes, mou­ve­ments révo­lu­tion­naires et fémi­nistes, la vidéaste Carole Rous­so­pou­los a consti­tué tout au long de sa vie une mémoire en images des résis­tances à l’op­pres­sion. Pion­nière de la vidéo, elle a réa­li­sé et mon­té près de 150 docu­men­taires, tou­jours dans une pers­pec­tive fémi­niste et huma­niste. Son œuvre consi­dé­rable qui couvre qua­rante ans de luttes est conser­vée à la Média­thèque Valais en Suisse et à la Biblio­thèque natio­nale de France.
Carole Rous­so­pou­los pos­sé­dait la double natio­na­li­té fran­çaise et suisse. Che­va­lière de la Légion d’honneur, elle est par­tie en 2009, après avoir reçu le pres­ti­gieux Prix cultu­rel du Valais pour l’ensemble de son œuvre.

Née le 25 mai 1945 à Lau­sanne, Carole Rous­so­pou­los passe son enfance à Sion et s’installe à Paris en 1967. Deux ans plus tard, sur les conseils de son ami l’écrivain Jean Genet, alors qu’elle vient d’être licen­ciée par le maga­zine Vogue, elle achète l’une des pre­mières camé­ras vidéo por­tables, le fameux « Por­ta­pack » de Sony, dont le pre­mier acqué­reur en France fut Jean-Luc Godard. Avec son com­pa­gnon Paul Rous­so­pou­los, elle fonde le pre­mier col­lec­tif de vidéo mili­tante, « Vidéo Out », et dès lors ne cesse de don­ner la parole aux « sans-voix », opprimé·es et exclu·es : « La vidéo por­table per­met­tait de don­ner la parole aux gens direc­te­ment concer­nés, qui n’étaient donc pas obli­gés de pas­ser à la mou­li­nette des jour­na­listes et des médias, et qui pou­vaient faire leur propre information. »

Le mili­tan­tisme vidéo de Carole Rous­so­pou­los s’inscrit dans le cou­rant de contes­ta­tion cultu­relle issu de mai 68. Tout au long de la décen­nie 70, dotée d’un sens aigu de l’Histoire, elle accom­pagne les grandes luttes qui lui sont contem­po­raines, livre une cri­tique des médias, dévoile les oppres­sions et les répres­sions, docu­mente les contre-attaques et les prises de conscience. Camé­ra au poing, Carole Rous­so­pou­los sou­tient les grèves ouvrières (six docu­men­taires en trois ans sur les conflits Lip), les luttes anti-impé­ria­listes (celles des Palestinien·nes, Black Pan­thers et autres mou­ve­ments de libé­ra­tion), homo­sexuelles (Front Homo­sexuel d’Action Révo­lu­tion­naire) et sur­tout fémi­nistes : les com­bats en faveur de l’avortement et de la contra­cep­tion libre et gra­tuite dès 1971, la mobi­li­sa­tion des pros­ti­tuées de Lyon en 1975, celle contre le viol, la lutte des femmes à Chypre et dans l’Espagne franquiste.

C’est à cette époque qu’elle co-réa­lise, notam­ment avec Del­phine Sey­rig à qui elle a appris la vidéo dès 1974, deux pam­phlets deve­nus des réfé­rences par leur inven­ti­vi­té, leur humour et leur irré­vé­rence : Maso et Miso vont en bateau, détour­ne­ment d’une émis­sion télé­vi­sée avec Fran­çoise Giroud, alors Secré­taire d’État à la condi­tion fémi­nine, et S.C.U.M. Mani­fes­to, d’après le mani­feste de Vale­rie Sola­nas. « Il y a un moment où il faut sor­tir les cou­teaux. C’est juste un fait. Pure­ment tech­nique. […] Le cou­teau est à la seule façon de se défi­nir comme oppri­mé. La seule com­mu­ni­ca­tion audible », écri­vait Chris­tiane Roche­fort dans sa pré­face. Carole Rous­so­pou­los contri­bue à cette « défi­ni­tion de l’opprimé » à sa façon : elle expé­ri­mente les immenses pos­si­bi­li­tés offertes par la vidéo, nou­veau moyen d’expression, outil sans pas­sé ni école, que les femmes s’approprient à la même époque par­tout dans le monde, et qui per­met une agi­ta­tion directe sur le ter­rain des luttes. Elle conçoit tou­jours ses bandes comme des sup­ports à débats et les dif­fuse sur les mar­chés, avec la chan­teuse Bri­gitte Fon­taine et la musi­cienne Julie Das­sin, avant que ne soit créé le col­lec­tif de dis­tri­bu­tion spé­cia­li­sé dans la vidéo mili­tante, « Mon œil ».

Entre 1973 et 1976, Carole Rous­so­pou­los enseigne la vidéo à la toute nou­velle Uni­ver­si­té de Vin­cennes. En 1982, avec ses com­plices Del­phine Sey­rig et Ioa­na Wie­der, elle ouvre le Centre audio­vi­suel Simone de Beau­voir, pre­mier centre de pro­duc­tion et d’archivage de docu­ments audio­vi­suels consa­crés aux femmes créé grâce au sou­tien finan­cier du Minis­tère des droits de la femme d’Yvette Rou­dy. Elle y réa­lise de nom­breux docu­men­taires sur l’éducation non sexiste, les femmes immi­grées, des métiers fémi­nins mécon­nus ou non recon­nus, comme celui d’agricultrice, et tourne des por­traits de fémi­nistes (Flo Ken­ne­dy, Yvonne Net­ter). À par­tir de 1984, au sein de Vidéo Out, elle pour­suit son explo­ra­tion de sujets igno­rés (pau­vre­té extrême, sans-abris, toxi­co­ma­nie, pri­sons, mort des malades) et com­mence sa série sur l’inceste, « le tabou des tabous », dont le pre­mier volet est sous-titré La Conspi­ra­tion des oreilles bou­chées (1988). De 1986 à 1994 à Paris, pre­nant la suite de Fré­dé­ric Mit­ter­rand, Carole Rous­so­pou­los dirige et anime le ciné­ma d’art et d’essai « L’Entrepôt », espace cultu­rel regrou­pant trois salles, une librai­rie et un res­tau­rant. En 1995, elle retourne vivre dans le Valais, près de Sion, et conti­nue d’y tra­vailler comme réa­li­sa­trice, défri­cheuse de ter­rains négli­gés : vio­lences faites aux femmes, viol conju­gal, com­bat des les­biennes, exci­sion, études sur le genre, mais aus­si per­sonnes âgées, dons d’organes, soins pal­lia­tifs, han­di­cap. « Je me réveille le matin et je me dis : ’’ça, il faut que ça s’arrête’’, expli­quait récem­ment Carole Rous­so­pou­los. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir un petit levier d’action sur la réa­li­té, en toute modes­tie, car je n’ai jamais pen­sé qu’une bande vidéo allait chan­ger le monde. C’est la conjonc­ture, la ren­contre de gens à un moment don­né, qui fait bou­ger les choses. Et alors, l’image et mon éner­gie peuvent effec­ti­ve­ment inter­ve­nir. C’est une ques­tion d’énergie, plus que d’esthétique. Et une ques­tion de colère, un mot que j’aime beau­coup. Je trouve que la colère est quelque chose d’extrêmement posi­tif. C’est ce qui fait qu’on ne s’endort pas ».

En 1999, celle qui aimait à se com­pa­rer à la figure de pas­seuse au vol­ley ball (« tu prends la balle et tu la passes »), réa­lise Debout ! Une his­toire du Mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes (1970 – 1980), un long-métrage docu­men­taire qui alterne images d’archives et entre­tiens avec les femmes qui ont créé et por­té le mou­ve­ment en France et en Suisse. Le film rend hom­mage à leur intel­li­gence, leur audace et leur humour et enthou­siasme les jeunes fémi­nistes : « Les vidéos montrent les yeux qui brillent encore aujourd’hui, trente ans après. Le rôle des images dans la trans­mis­sion est donc déci­sif, elles per­mettent de cas­ser les cli­chés », sou­li­gnait Carole Rous­so­pou­los. C’est avec le même sou­ci de trans­mettre une his­toire mécon­nue et sou­vent fal­si­fiée, qu’elle s’était récem­ment enga­gée dans le pro­jet « Témoi­gner pour le fémi­nisme », mis en place par Archives du fémi­nisme et qui entend répondre à l’urgence de sau­ve­gar­der la mémoire des luttes fémi­nistes pas­sées et actuelles.

Au moment de sa mort, Carole Rous­so­pou­los met­tait la touche finale à un docu­men­taire bou­le­ver­sant inti­tu­lé sobre­ment Del­phine Sey­rig, un por­trait, qui dévoile les aspects mécon­nus d’une actrice aux facettes mul­tiples, trop sou­vent réduite à une icône sur­réelle et inac­ces­sible. Le film évoque avec force ses convic­tions et ses enga­ge­ments fémi­nistes, sa décou­verte et sa pra­tique de la vidéo en tant que réa­li­sa­trice, en nous fai­sant par­ta­ger ses enthou­siasmes et ses colères. Mar­gue­rite Duras disait de Del­phine Sey­rig : « La seule entrave à sa liber­té, c’est l’injustice dont les autres sont vic­times ». Elle aurait aus­si pu le dire de Carole Roussopoulos.

En mai et juin 2007, la Ciné­ma­thèque fran­çaise ren­dait un vibrant hom­mage à cette « géante du docu­men­taire poli­tique à l’instar de Joris Ivens, René Vau­tier, Chris Mar­ker ou Robert Kra­mer »,selon la for­mule de Nicole Bre­nez. Ces der­nières années, le tra­vail de Carole Rous­so­pou­los a fait l’objet de pro­gram­ma­tions en Europe : La Rochelle, Nyon et La Comé­die Genève (Suisse), Trieste (Ita­lie), Tate Modern (Londres), ou encore en Tur­quie et au Qué­bec. En 2001, Carole Rous­so­pou­los était nom­mée Che­va­lière de la Légion d’honneur et en 2004, elle était lau­réate du Prix de la ville de Sion. Le 9 octobre 2009, elle ras­sem­blait ses ultimes forces pour rece­voir en plai­san­tant le pres­ti­gieux Prix cultu­rel du Valais pour l’ensemble de son œuvre.

Carole Rous­so­pou­los a réa­li­sé et mon­té près de cent-cin­quante docu­men­taires, tou­jours dans une pers­pec­tive fémi­niste et huma­niste, mue par la volon­té constante de « faire com­prendre que c’est un grand bon­heur et une grande rigo­lade de se battre ! » Son œuvre est conser­vée à la Média­thèque Valais, à Mar­ti­gny (Suisse), et archi­vée éga­le­ment à la Biblio­thèque natio­nale de France, à Paris.