Le texte qui suit est la traduction intégrale de l’édition russe : Dziga Vertov, « Stati, Dniévniki, Zamysly », publiée aux éditions Isskoustvo à Moscou en 1966, sous la direction de Serguei Drobachenko. Publié dans la revue Kinophot n°1 de 1922. Premier programme publié dans la presse par le groupe des kinoks-documentaristes, fondé par Vertov en 1919.
Nous nous appelons les Kinoks pour nous différencier des « cinéastes », troupeau de chiffonniers qui fourguent assez bien leurs vieilleries.
Nous ne voyons aucun rapport entre la fourberie et les calculs des mercantis et le véritable “kinokisme”.
Le ciné-drame psychologique russo-allemand alourdi par les visions et souvenirs d’enfance est à nos yeux une ineptie. Au film d’aventures américain, ce film plein de dynamisme spectaculaire, aux mises en scène américaines à la Pinkerton, le kinok dit merci pour la vitesse de passage des images, pour les gros plans. C’est bon, mais désordonné, pas fondé sur une étude précise du mouvement. Un degré au-dessus du drame psychologique, cela manque malgré tout de fondement. Poncif. Copie d’une copie.
NOUS déclarons que les vieux films romancés, théâtralisés et autres ont la lèpre.
— N’approchez pas d’eux !
— Ne les touchez pas des yeux !
— Péril de mort !
— Contagieux !
NOUS affirmons que l’avenir de l’art cinématographique est la négation de son présent.
La mort de la « cinématographie » est indispensable pour que vive l’art cinématographique.
NOUS appelons à accélérer sa mort.
Nous protestons contre le mélange des arts que beaucoup qualifient de synthèse. Le mélange de mauvaises couleurs, même idéalement choisies dans les teintes du spectre, ne donnera jamais du blanc, mais de la saleté.
On arrivera à la synthèse au zénith des réussites de chaque art, et non avant.
NOUS épurons le cinéma des kinoks des intrus : musique, littérature et théâtre, nous cherchons notre rythme propre qui n’aura été volé nulle part et nous le trouvons dans mouvements des choses.
NOUS appelons :
- à fuir -
les doucereux enlacements de la romance,
le poison du roman psychologique
l’étreinte du théâtre de l’amant
à tourner le dos à la musique
- à fuir -
gagnons le vaste champ, l’espace aux quatre dimensions (3 + le temps), en quête d’un matériau, d’un mètre et d’un rythme bien à nous.
Le « psychologique » empêche l’homme d’être aussi précis qu’un chronomètre, entrave aspiration à s’apparenter à la machine.
Nous n’avons aucune raison d’accorder dans l’art du mouvement l’essentiel de notre attention à l’homme d’aujourd’hui.
L’incapacité des hommes à savoir se tenir nous fait honte devant les machines, mais que voulez-vous qu’on y fasse, si les manières infaillibles de l’électricité nous touchent davantage que la bousculade désordonnée des hommes actifs et la mollesse corruptrice des hommes passifs.
La joie que nous procurent les danses des scies de la scierie est plus compréhensible et plus proche que celle que nous donnent les guinches des hommes.
NOUS ne voulons plus temporairement filmer l’homme parce qu’il ne sait pas diriger ses mouvements.
Nous allons, par la poésie de la machine, du citoyen traînard à l’homme électrique parfait.
En mettant à jour l’âme de la machine, en rendant l’ouvrier amoureux de son établi, la paysanne de son tracteur, le machiniste de sa locomotive, nous introduisons la joie créatrice dans chaque travail mécanique, nous apparentons les hommes aux machines, nous éduquons des hommes nouveaux.
L’homme nouveau, affranchi de la gaucherie et de la maladresse, qui aura les mouvements précis et légers de la machine, sera le noble sujet des films.
NOUS marchons, face dévoilée, vers la reconnaissance du rythme de la machine, de l’émerveillement du travail mécanique, vers la perception de la beauté des processus chimiques, nous chantons les tremblements de terre, nous composons des ciné-poèmes avec les flammes et les centrales électriques, nous admirons les mouvements des comètes et des météores, et les gestes des projecteurs qui éblouissent les étoiles.
Tous ceux qui aiment leur art cherchent l’essence profonde de leur technique.
La cinématographie qui a les nerfs en pelote a besoin d’un système rigoureux de mouvement précis.
Le mètre, le rythme, la nature du mouvement, sa disposition précise par rapport aux axes des coordonnées de l’image, et peut-être, des axes mondiaux des coordonnées (trois dimensions + la quatrième, le temps) doivent être inventoriés et étudiés par tous les créateurs du cinéma.
Nécessité, précision et vitesse : trois impératifs que nous posons au mouvement digne d’être filmé et projeté.
Être un extrait géométrique du mouvement au moyen de l’alternance captivante des images, voilà ce qu’on demande au montage.
Le kinokisme est l’art d’organiser les mouvements nécessaires des choses dans l’espace, grâce à l’utilisation d’un ensemble artistique rythmique conforme aux propriétés du matériau et au rythme intérieur de chaque chose.
Les intervalles (passages d’un mouvement à un autre), et nullement les mouvements eux-mêmes, constituent le matériau (éléments de l’art du mouvement). Ce sont eux (les intervalles) qui entraînent l’action vers le dénouement cinétique.
L’organisation du mouvement, c’est l’organisation de ses éléments, c’est-à-dire des intervalles, dans la phrase. On distingue dans chaque phrase la montée, le point culminant et la chute du mouvement (qui se manifestent à tel ou tel degré). Une oeuvre est faite de phrases de même qu’une phrase l’est d’intervalles du mouvement.
Ayant conçu un ciné-poème ou un fragment, le kinok doit savoir le noter avec précision, afin de lui donner vie sur l’écran lorsque des conditions techniques favorables se présenteront.
Évidemment le scénario le plus parfait ne remplacera pas ces notes, de même que le livret ne remplace pas la pantomime, de même que les commentaires littéraires sur les oeuvres de Scriabine ne donnent aucune idée de sa musique.
Afin de pouvoir représenter une étude dynamique sur une feuille de papier, il faut posséder les signes graphiques du mouvement.
NOUS sommes en quête de la ciné-gamme.
NOUS tombons, nous nous relevons avec le rythme des mouvements,
ralentis et accélérés,
courant loin de nous, près de nous, sur nous,
en cercle, en droite, en ellipse,
à droite et à gauche, avec les signes plus et moins,
les mouvements se courbent, se redressent, se partagent,
se fractionnent, se multiplient par eux-mêmes,
en transperçant silencieusement l’espace.
Le cinéma est également l’art d’imaginer les mouvements des choses dans l’espace, répondant aux impératifs de la science, il est incarnation du rêve de l’inventeur qu’il soit savant, artiste, ingénieur ou charpentier ; il permet de réaliser grâce au kinokisme ce qui est irréalisable dans la vie.
Dessins en mouvement. Croquis en mouvement. Projets d’avenir immédiat. Théorie de la relativité à l’écran.
NOUS saluons le fantastique régulier des mouvements. Portés par les ailes des hypothèses, nos yeux mus par des hélices se dispersent dans l’avenir.
NOUS croyons que le moment est proche où nous pourrons lancer dans l’espace les ouragans de mouvements retenus par les lassos de notre tactique.
Vive la géométrie dynamique, les courses de points, de lignes, de surfaces, de volumes.
Vive la poésie de la machine mue et se mouvant, la poésie des leviers, roues et ailes d’acier, le cri de fer des mouvements, les aveuglantes grimaces des jets incandescents.