Article paru dans la revue IMAGES documentaires 42/43, 3e et 4e trimestres 2001
La présentation de l’œuvre « documentaire » de Pasolini est tout à la fois une excellente initiative et une fausse bonne idée. L’intérêt essentiel – évident – d’une programmation comme celle de Lussas l’été dernier fut bien sûr de permettre à un nouveau public de découvrir ces films – pour la plupart rarement projetés – de les voir les uns après les autres, comme un ensemble, comme les traces successives d’une quête menée par Pasolini depuis ses débuts de cinéaste et qu’il n’a pratiquement jamais cessé de poursuivre tout au long de sa carrière. L’inconvénient – majeur – est d’isoler ces moments de travail du reste de l’œuvre et de la vie de l’homme, de constituer en quelque sorte un « Pasolini documentariste » qui viendrait s’ajouter au poète, à l’essayiste, au romancier, au cinéaste de fiction (celui qu’en France nous connaissons le mieux).
S’il est un cinéaste pour lequel le qualificatif de documentariste – fût-il accolé à la partie « non fictionnelle » de son œuvre- est un non sens c’est bien Pasolini. Tout d’abord parce que ces films, lui-même ne les a jamais sans doute pensés comme des films documentaires mais plutôt pour beaucoup d’entre eux comme des notes, des essais – non pas tant au sens d’essais littéraires mais plutôt comme un scientifique ou un sportif effectue des tentatives, des échauffements, des approches avant d’entreprendre ce à quoi il doit s’attaquer. Voir ces notes de Pasolini c’est en quelque sorte assister aux préparatifs d’un combat, partager avec Pasolini quelques-uns des moments où lui-même découvre ce à quoi il va devoir se confronter, la façon dont il prend ses marques et ses distances, ses tentatives d’approches de réalités qu’il traque avec un désir et une obstination d’autant plus forts qu’il en connaît les limites. Il sait qu’il arrive trop tard et ses voyages vers l’Afrique ou l’Inde ne sont qu’une course pour tenter de rattraper le temps, de saisir – une dernière fois avant qu’elles ne disparaissent – quelques survivances d’un monde qui s’efface et s’oublie lui-même. Ce n’est sans doute pas tant la réalité contemporaine de ces pays qui intéresse Pasolini que la possibilité de trouver dans ces continents éloignés (et pas seulement géographiquement) des signes, des traces de ce qui fut mais, aujourd’hui, s’est dérobé, emportant irrémédiablement avec lui les vestiges mêmes d’un temps perdu, d’un temps où le rapport des hommes au monde pouvait encore être placé paradoxalement sous le double signe de l’harmonie et de la contradiction.
Pasolini s’est toujours défendu, souvent avec violence, contre ceux qui l’accusaient de nostalgie du passé. Ses prises de position politiques – complexes à déchiffrer pour qui reste prisonnier d’une grille de lecture gauche/droite, progrès/conservatisme, fascisme/antifascisme – méritent d’être relues à la lumière des années écoulées depuis sa mort et du plein développement des tendances qu’il avait pu observer et dégager dès les années 60/70.
À l’opposé – justement de tout conservatisme – ce que Pasolini déplore dans la réalité à laquelle il est (comme nous) confronté, c’est l’effacement de toute altérité (entre la ville et la campagne, entre la bourgeoisie et les classes populaires, etc…), l’impossibilité grandissante de se révolter vraiment, de lutter pour un autre futur (et non pas de s’accrocher à un passé misérable).
À travers la poésie, puis plus tard le cinéma, c’est toujours cette seule et même quête que poursuit Pasolini : celle de la réalité. Pasolini se tourne vers le cinéma comme vers l’outil qui lui est indispensable pour poursuivre son travail sans avoir à passer par le filtre du symbole des mots. Le cinéma, il le voit comme le moyen d’expression tout à la fois le plus abouti et le plus brut. Celui qui permet « d’exprimer la réalité par l’intermédiaire de la réalité ! ». C’est en cela et sans doute en cela seulement que le cinéma l’attire, par les possibilités qu’à ses yeux il offre non de parler des choses mais de les montrer telles qu’elles sont devant la caméra.
Un cinéma que l’on pourrait définir déjà comme refus de toute tricherie, recherche obsessionnelle de l’authenticité, indifférence au style si on pense celui-ci comme marque, effet de signature de l’auteur.
Le cinéma de Pasolini pourtant se situe aux antipodes de tout naturalisme. Plus qu’il ne cherche à copier le monde, à en donner une représentation plausible, crédible, Pasolini cherche à en exposer le secret, à retrouver sa vérité, sa beauté. Il n’est pas tant travaillé par l’idée de la mort du cinéma que par celle de la mort du monde, au sens de la disparition d’une façon d’être au monde, de lui appartenir mais aussi de le refuser tel qu’il est, de se révolter. Si Pasolini s’est élevé contre la dialectique c’est parce que celle-ci lui semblait désormais illusoire dans une société plus totalitaire que jamais au sens où elle ne laisse plus place à l’altérité, à la possibilité d’imaginer d’un avenir différent.
À la différence de la plupart des cinéastes modernes nourris par le cinéma classique (l’Age d’or), Pasolini ne s’interroge pas vraiment sur les questions soulevées par la problématique de la représentation mais de façon plus directe et brutale sur la perte de Réalité de la réalité contemporaine. La révolution qui se déroule sous ses yeux et qui au moment où il se tourne de l’écriture vers le cinéma est pour lui la véritable, la seule catastrophe : ce n’est pas de la capacité du cinéma à filmer les choses telles qu’elles sont qu’il doute mais de l’altération, de la disparition sinon de ces choses au moins de leur réalité, de leur beauté. Il n’y a chez Pasolini aucun goût particulier pour l’exotisme. Ses voyages – liés à des projets cinématographiques – sont une course pathétique et finalement désespérée contre le travail destructeur du temps, non pas la quête d’un paradis perdu mais plus lucidement la traque de visages, de corps, de paysages pas encore dégradés par la corruption consumériste et qu’il serait possible de filmer.
Dans ses Lettres Luthériennes, Pasolini confiera qu’il lui serait maintenant (soit une dizaine d’années plus tard !) impossible de tourner Accattone, faute de pouvoir mettre face à sa caméra, avec leur authenticité, leur vérité, les sous-prolétaires des quartiers de la périphérie romaine. Cette remarque de Pasolini vaut de sa part plus que tout discours ou toute théorisation sur le caractère documentaire de son œuvre prise dans sa globalité. Accattone doit se voir d’abord comme cela (et aujourd’hui plus encore qu’à l’époque de sa sortie) : un document incontournable et unique sur une certaine part de réalité que Pasolini a saisie dans les faubourgs de Rome en 1961.
En ce sens, le cinéma de Pasolini – au-delà de son originalité profonde et irréductible – rejoint les grandes œuvres du cinéma moderne, celles de Rouch (Moi, un Noir ou Gare du Nord par exemple), de Godard (Deux ou trois choses que je sais d’elle), de Tati (Playtime) jusqu’au cinéma d’Antonio Reis et de Abbas Kiarostami.
En somme un cinéma lucide (conscient), déchiré, viscéralement attaché à la vie, un cinéma d’enquête sur l’état du monde. Par une approche toute différente et des moyens souvent opposés, le cinéma de Pasolini partage avec celui des Straub un souci permanent de l’authenticité perçue comme ce qui résiste et donc s’expose dans sa vérité, parle au lieu d’être parlé, ressent plutôt qu’il ne mime, bref vit. Chez Pasolini comme chez les Straub (et également chez Marker d’une autre façon), la réalité n’est jamais épuisée par sa représentation cinématographique. Il y a toujours quelque chose qui passe – et que ces cinéastes désirent ardemment laisser passer – qui relève de ce qui leur échappe, de ce qu’ils n’auraient pu mettre en scène, convoquer, susciter : le grain des choses qu’ils filment, une expression inimitable d’un personnage, un corps qui ne ment pas. Toutefois, obtenir cela ne peut être l’effet d’un heureux hasard. Dans le cas de Pasolini, il faut, même si cela a été dit et redit, souligner l’importance (et donc le soin) qu’il accordait au travail de préparation : le choix des lieux, celui des acteurs. Qui peut jouer cela ? Quelle voix pour doubler celle de tel ou tel acteur ? Quel visage peut être acceptable pour incarner tel personnage ?
Toutes ces questions fournissent les ressorts des Apunti, en constituent la tension, le sujet même. Pasolini, semble-t-il, avait déjà décidé de ne pas tourner L’Evangile selon Saint-Mathieu en Palestine mais en Italie. Alors pourquoi ce « repérage » ? Pourquoi en avoir filmé les traces ? Nul ne peut répondre avec certitude à ces questions mais le film tourné à l’occasion de ce voyage demeure pour témoigner des exigences du cinéaste et de ses attentes.
A voir et revoir les films de Pasolini, à lire ses écrits, c’est le souvenir d’une scène imaginée et filmée par Fellini qui se fait obsédant : la scène de Roma consacrée aux travaux de construction du métro dans la ville où sous les regards stupéfaits des ouvriers et ingénieurs sont mises à jour des fresques romaines dans un état de conservation parfait. En quelques minutes la lumière fait disparaître irrémédiablement les couleurs, les fresques s’effacent pour toujours sous le regard impuissant de ceux qui viennent de les découvrir. Je ne peux m’empêcher de voir dans cette fable toute la dimension tragique et pathétique de ce que Pasolini n’a cessé de traquer, la disparition d’un monde où la réalité, la beauté et la vérité étaient confondues, un monde habité par le rire, le chant et la poésie.
Gérald Collas