Le passage au 16 synchrone

Par Joris Ivens

Extrait de « Joris Ivens ou la mémoire d’un regard ».
Édi­tions BFB, 1982. Page 291 — 292

J’ai aban­don­né le for­mat 35 mm avec lequel j’avais réa­li­sé tous mes films et je me suis lan­cé dans l’aventure du 16 mm sonore. Pour moi c’était une véri­table révo­lu­tion. En même temps, j’en ai aus­si sen­ti les faiblesses.

A la fin des années 1950 la syn­chro­ni­sa­tion de l’image et du son est venue bou­le­ver­ser l’art du docu­men­ta­riste. Je n’ai pas l’intention de me lan­cer dans des expli­ca­tions tech­niques et des consi­dé­ra­tions phi­lo­so­phiques pour démon­trer l’importance du phé­no­mène, mais, jusque-là, le 16 mm était res­té can­ton­né dans le domaine de la recherche scien­tifique, de la télé­vi­sion et de quelques ama­teurs éclai­rés. En quelques années, avec le son syn­chrone, il a pris une dimen­sion nou­velle. Ce que les vieux cinéastes comme moi appe­laient péjo­ra­ti­ve­ment le ver­mi­celle est deve­nu pour les jeunes un outil de tra­vail irrem­pla­çable et, au moment de prendre les déci­sions pour notre deuxième film au Viêt­nam, Mar­ce­line m’a convain­cu. J’ai aban­don­né le for­mat 35 mm avec lequel j’avais réa­li­sé tous mes films et je me suis lan­cé dans l’aventure du 16 mm sonore. Pour moi c’était une véri­table révo­lu­tion. Les avan­tages étaient évi­dents : le maté­riel est plus léger, plus maniable ; avec le son on peut s’approcher des hommes, car ils ne se laissent plus seule­ment pho­to­gra­phier, mais ils s’expriment, et je me suis dit : « Si cela per­met de don­ner la parole au peuple, pour­quoi pas ! »

En même temps, j’en ai aus­si sen­ti les fai­blesses. J’ai pen­sé : « C’est bien à condi­tion de maî­tri­ser la tech­nique, sinon cette faci­li­té peut deve­nir un piège. » Lorsque le ciné­ma véri­té a fait son appa­ri­tion, j’ai écrit un article dans les Lettres fran­çaises où je tirais la son­nette d’alarme. Je disais entre autres : « Nos camé­ras sont deve­nues légères, mobiles, silen­cieuses, mais, mal­gré les mer­veilles de cet outil, la véri­té risque de nous échap­per si nous n’avons pas le moyen de nous expri­mer libre­ment et de par­ta­ger avec le public notre expé­rience, c’est-à-dire notre recherche de la véri­té. » J’exprimais là ma crainte de voir les jeunes cinéastes se lais­ser dépas­ser par la faci­li­té et d’en oublier de penser.

D’une cer­taine manière, Chro­nique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin me confir­ma dans mon inquié­tude. Non pas le film lui-même, il était d’une hon­nê­te­té et d’une rigueur indé­niables, mais, en le voyant, je me suis ren­du compte com­bien ce style de repor­tage, en dehors de la maî­trise intel­lec­tuelle d’hommes tels que Rouch et Morin, pou­vait deve­nir pré­caire et tendre vers un appau­vris­se­ment de l’art du docu­men­taire. Ce fut encore plus évident avec les films de Richard Leacock.

Pri­ma­ry et Eddie Sachs à India­na­po­lis étaient des films éton­nants, directs, per­cu­tants, qui don­naient pour ain­si dire la vie à tou­cher. J’ai ado­ré ces films au point d’en être jaloux mais, en même temps, j’ai eu peur. Peut-être que je me suis sen­ti dépas­sé ? C’est pos­sible. Mais je ne crois pas que ce soit là la vraie rai­son de mon inquié­tude. La richesse de ces nou­velles tech­niques, qui per­met­taient de ren­trer si fort dans la réa­li­té, presque sans effort, me sem­blait annon­cer le dan­ger de la faci­li­té, c’est-à-dire une approche et une vision super­fi­cielles de la réa­li­té sous le regard de mani­pu­la­teurs habiles.

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