Charles Chaplin bénéficiait déjà de sa consécration et adulation planétaire lorsqu’il a réalisé Le Kid, jusque-là, son premier long métrage. Le film connaît un succès immédiat à sa sortie, le 5 février 1921, c’est l’un des premiers films à associer la comédie et le drame et l’on dit qu’il est influencé par la propre enfance de Chaplin.
Le 9 septembre 1921, Charles Chaplin est de retour à Londres, sa ville natale, onze ans après l’avoir quitté pour une tournée à New York en 1910. Acclamé par des milliers de fans à son arrivée à la gare, durant son trajet et puis devant son hôtel… le Times a écrit : “A Waterloo, la scène aurait pu être préparée pour le retour de Jules César, Napoléon et de Lord Haig.
Mais une fois qu’il s’est acquitté de ses devoirs officiels, Charles Spencer Chaplin ne cherche plus que l’anonymat. Il ressent désormais comme une urgence le rendez-vous qu’il s’est fixé avec les fantômes de son enfance. Chaplin crée la stupeur en annonçant à ses compagnons de voyage son intention de sortir seul par la porte de service, pour « aller faire un tour ».
La suite est raconté par Claude Jean-Philippe, dans Le roman de Charlot.
Le Chaplin de 1921 est encore en mesure de relier le présent au passé. Dans le taxi qui le conduit vers Lambeth, il s’adosse d’abord confortablement, mais n’a guère le temps de s’abandonner aux images de sa rêverie. En franchissant le pont de Westminster, il aperçoit, à la même place, le même mendiant aveugle qui se trouvait déjà là quand il avait cinq ans. Il demande au chauffeur de s’arrêter. Il descend du taxi. Oui, c’est bien le même homme, plus vieux seulement de vingt-cinq ans. Le petit chien malingre aux yeux larmoyants qui se tenait couché auprès de lui sur un coin de tapis sale a disparu depuis longtemps, mais « tout est exactement pareil » ; le suintement d’eau poisseuse sur le mur derrière l’épaule du mendiant, son costume, sa barbe broussailleuse, et cette vieille bible en braille, surtout, crasseuse, aux pages cornées, que le vieillard tient depuis toujours dans sa main. Chaplin a reconnu le regard vide qui l’épouvantait si fort lorsqu’il était enfant. Il se laisse fasciner, à des années de distance, par les doigts de l’aveugle courant sur les caractères en relief, et par ses lèvres qui forment des mots que personne n’entend.
« Je me demande s’il trouve là un réconfort, écrit- il. Mais a‑t-il besoin de réconfort ? »
Chaplin claque de nouveau la portière et s’enferme derrière les vitres du taxi qui lui servent d’écran. Il demande au chauffeur de rouler doucement. Un lent travelling latéral découvre le bâtiment de l’Église du Christ, lié dans son souvenir aux crises de dévotion de sa mère lorsqu’elle luttait encore contre le malheur et la folie. Ni le vieux poste de police, qui lui inspira la trame de Charlot policeman, ni l’établissement de bains, où l’on pouvait nager en seconde classe pour trois pence (à condition de fournir son costume de bain), n’ont changé de place. Le trottoir sans fin de Kennington Road défile devant lui. La déchéance même de ces lieux leur prête « une sorte de beauté, un indéfinissable attrait ». Voici à présent Chester Street et, devant l’emplacement des écuries, le même baquet de bois, à peine plus délabré, dans lequel il s’était lavé certains jours de grande détresse. En passant devant la boutique de coiffeur où il avait été, durant quelques semaines, le garçon chargé de savonner les barbes, il éprouve le besoin de supprimer l’écran, de marcher dans ces rues, de soumettre ses visions à l’épreuve de la réalité.
Sur la chaussée de Lambeth Walk, il découvre qu’il est « la seule fausse note dans le tableau que le sort a composé ici ». C’est lui, avec son costume trop bien coupé, sa cravate, son feutre, ses souliers vernis, qui apparaît comme irréel dans un tel décor.
Une femme l’aborde, maigre, à la poitrine étroite, avec une flamme dans les yeux. Elle porte une petite fille dans ses bras. Charlie, lui dit-elle, est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?
Les traits de son visage, jeune encore, quoique blessé par la vie, lui rappellent en effet ceux de la petite bonne qui faisait le ménage dans l’hôtel meublé où il avait logé a l’époque de ses débuts au théâtre. Il se souvient même, assez confusément, de son histoire. Elle avait été victime d’une injustice. Elle avait été chassée par ses patrons. Elle leur avait tenu tête avec une belle dignité.
Je vois la scène comme s’il l’avait filmée : émotion contenue de Chaplin, sourire poignant de la jeune femme, léger climat de gêne pour souligner l’intensité de l’échange. Je dois faire effort pour me poser la question : a‑t-il inventé cette rencontre qui ressemble tellement à du Dickens… ou à du Chaplin ? Mais qu’importe, après tout ? L’essentiel de son génie n’est-il pas de nous obligerà le croire ?
Il donne de l’argent à la jeune femme, pour « acheter quelque chose à l’enfant ». Elle accepte sans fausse honte. La scène n’a pas échappé aux gens du quartier qui commencent à se rassembler autour de lui.
Il fait encore quelques pas et se sent suivi, exactement comme Charlot policeman arpentant « Easy Street » sous la surveillance de tous les misérables de l’endroit, prêts à bondir ; lui se voit plutôt comme le joueur de flûte de Hamelin attirant à sa suite une foule, amicale, certes, mais de plus en plus compacte. Sa peur légère se transforme en panique. « Tôt ou tard, se dit-il, ils vont se rapprocher, et je suis seul et sans défense. » Si bien qu’il en vient à demander — lui, Charlot ! — la protection d’un policeman : Je suis Charlie Chaplin, lui dit-il, et on m’a reconnu. Pourriez-vous me rendre le service de me conduire jusqu’a un taxi ?
Le policeman sourit et s’emploie à le rassurer. Depuis quinze ans qu’il travaille dans ce quartier, il sait que l’on peut faire confiance aux habitants de Lambeth.
Ne vous en faites pas, Charlie, lui dit-il. Ces gens-là ne vous feront aucun mal.
Charlot se retourne et se trouve soudain parfaitement ridicule. Dans les regards de ces hommes et de ces femmes, il ne perçoit que bienveillance et respect. Ils se tiennent timidement à distance, lui font escorte tout en lui adressant parfois de petits saluts : « Hello Charlie », « Bonne chance, mon garçon ». Seuls les enfants virevoltent autour de lui pour le voir de plus près.
Devant ces visages impressionnés jusqu’à l’hébétude par le mirage de la gloire, un sentiment d’imposture l’effleure de nouveau, qu’il résume en une seule phrase, mais tellement révélatrice : « Leur culte, ce n’est pas à moi qu’il s’adresse véritablement. » A qui alors ? Charles Chaplin serait-il jaloux de Charlot ? Ou, plus exactement, ne découvrent-ils pas ensemble qu’ils ont usurpé, l’un comme l’autre, d’exorbitants prestiges, celui de la trop grande fortune autant que celui de l’irréductible infortune ? Sa gêne s’aggrave lorsqu’il mesure son impuissance à secourir ces gens qui lui veulent tant de bien : « Dieu, si seulement je pouvait faire quelque chose pour eux tous ! écrit-il dans Mes voyages. Mais ils sont trop !… Trop : les bons mouvements du cœur meurent si souvent devant cette simple syllabe. »
Dans Histoire de ma vie, le Chaplin de 1964 a si bien maîtrisé ses élans, ses scrupules et ses « bons mouvements du cœur », qu’il n’en parle plus du tout. C’est à peine s’il mentionne ses rencontres de Lambeth Walk. L’escorte d’admirateurs respectueux a complètement disparu du récit. Il ne se souvient que des enfants tournant autour de lui. Il nous précise en revanche le chiffre de son compte, relevé au bureau de caisse d’épargne de Kennington : 60 livres économisées à grand-peine depuis 1908 par un jeune acteur inconnu, et qui l’attendent là depuis toujours.
Il me faut donc revenir au Chariot de 1921 qui rentre au Ritz, qui s’habille pour dîner et rejoint Donald Crisp, Tom Geraghty et Carlyle T. Robinson à l’Embassy Club.
Robinson note qu’il fut ce soir-là d’excellente humeur. Mais il n’en a pas fini encore avec Lambeth. En finira-t-il jamais ? Vers dix heures du soir, il éprouve le besoin d’entraîner ses compagnons sur les lieux de son pèlerinage comme s’il voulait les prendre à témoin, comme s’il doutait à la fois de l’authenticité de ses souvenirs et de la réalité de son retour.
« Je suis ici en plein centre de ma jeunesse, et pourtant en dehors d’elle…, écrit-il dans Mes voyages. C’est comme si je la contemplais à travers une vitre. »
Dans Histoire de ma vie, il va même jusqu’à dire que le monde de Kennington lui est apparu comme un rêve, comparé aux réalités tangibles de son aventure américaine. Il avoue avoir ressenti un léger malaise et s être demandé si « ces douces rues de la pauvreté » avaient encore le pouvoir de le « prendre au piège des sables mouvants de leur désespoir ».
Voilà pourquoi sans doute il préfère oublier, dans l’un et l’autre livres, la visite rendue ce soir-là à la fameuse maison « en forme de vieux crâne décharné » du 3, Pownhall Terrace. Visite que Carlyle T. Robinson nous raconte longuement pour sa part.
C’est Chaplin lui-même qui a indiqué l’adresse au chauffeur de taxi. Ses trois compagnons l’ont suivi à sa descente de voiture. Il désigne les fenêtres des mansardes :
— C’est là que j’habitais quand j’étais petit, leur dit-il. Je voudrais bien y retourner encore, je me demande si ça a changé.
Robinson propose de monter et de frapper à la porte.
Chaplin hésite un peu. Il ne souhaite pas gêner les locataires actuels, mais il se laisse convaincre. Les quatre gentlemen entreprennent l’ascension vers le taudis.
La mansarde est occupée par une veuve de guerre, Mrs. Reynolds, qui d’abord n’en croit pas ses oreilles lorsqu’elle entend la voix de Robinson lui dire derrière la porte :
— Je suis avec Charlie Chaplin qui a habité ici autrefois. Pouvons-nous entrer ?
Elle n’en croit pas plus ses yeux lorsqu’elle découvre, debout sur la dernière marche de l’escalier, un petit homme élégant, éclairé par la flamme d’une allumette, qui lui déclare en souriant :
— Je suis vraiment Charlie Chaplin. Nous vous dérangeons. Vous dormiez ?
Mrs. Reynolds est très éveillée, heureusement. Elle leur ouvre sa porte. Elle se prête avec beaucoup d’obligeance à l’étrange visite. Cette fois, Chaplin ne peut plus dire qu’il regarde son passé à travers une vitre. Il a respiré dans l’escalier une odeur de lessive qui, à elle seule, aurait dissipé toute velléité d’amnésie. Il a reconnu en entrant dans la pièce l’inclinaison du plafond, le feu du petit poêle, l’emplacement de son lit.
« Ce lieu était vraiment l’antre de la misère, écrit Carlyle T. Robinson. Charlot y retrouvait la même crasse que celle qu’il y avait connue autrefois. Quel triste souvenir du passé ! Quelle comparaison ironique il pouvait faire avec le luxueux appartement qu’il occupait au Ritz ! »
Comparaison qui tourne, contre toute attente, en faveur de la mansarde. Le témoignage de Mrs. Reynolds, rapporté par David Robinson, nous dépeint un Chaplin très ému de découvrir que, pour l’essentiel, rien n’a changé après tant d’années. Ému au point de prétendre qu’il aimerait dormir ici encore une fois toute une nuit.
— Ce n’est tout de même pas comme dans votre hôtel, lui dit Mrs. Reynolds.
— Non, mais je me moque de ma chambre d’hôtel, lui répond Chaplin. Tandis qu’ici, c’était chez moi autrefois.
Carlyle T. Robinson raconte avec beaucoup de vraisemblance la fierté de la vieille dame lorsqu’elle sort une boîte en fer blanc les citations et les médailles de son mari tué à la guerre. Chaplin est sincèrement touché par la lettre qu’elle déplie pour la lui faire lire, et qui est
Signée par le roi en personne » mais il attend qu’elle ait le dos tourné pour demander à ses compagnons de chercher un trou dans le plancher, qui devrait se situer au coin de la chambre.
« Nous cherchâmes, mais en vain, raconte Robinson. Il n’y avait pas de trou. Chariot sourit :
— Il a dû être bouché, murmura-t-il. De notre temps, nous avions l’habitude, Sydney et moi, de nous mettre à plat ventre à cet endroit-là et d’épier chacun notre tour la femme de ménage en dessous lorsqu’elle se déshabillait… »
Robinson ne s’étonne pas de le voir mêler ainsi le scabreux au sublime, le rire aux larmes.
« Nous redescendîmes l’escalier délabré, écrit-il.
Une fois dans la rue, Charlot s’arrêta pour contempler longuement la maison.
Eh bien, mes amis, dit-il, nous venons de voir la chambre où Sydney et moi avons été arrachés à notre mère ! »
Dans son appartement du Ritz, Charlot célèbre s’endormit cette nuit-là en se félicitant des caprices du destin qui lui offraient un tel luxe, mais qui pouvaient tout aussi bien le lui retirer sans prévenir, d’une minute à l’autre. Il goûta le plaisir de ces draps frais tout en se tenant prêt à déguerpir à la première alerte.
— Eh bien, mes chers amis, nous venons de voir la chambre où Sydney et moi avons été arrachés à notre mère !
Chaplin a‑t-il vraiment prononcé cette phrase ce soir- là ? Ce n’est pas du tout certain, même si c’est probable. On devine facilement, d’un côté, comment Robinson pourrait prétendre — de bonne foi — avoir entendu une confidence que Chaplin n’aurait pas formulée ou qu’il aurait seulement suggérée. La scène du Kid, où les deux hommes du « County Orphan Asylum » (l’orphelinat du comté) viennent retirer à Chariot la garde de l’enfant, a marqué à coup sûr l’esprit du chargé de presse, encore bouleversé par la flagrante similitude entre la mansarde du vagabond dans le film et celle du 3, Pownhall Terrace. Il aura donc identifié, sans crainte de se tromper, le Kid en sanglots à Charlie enfant arraché aux bras de sa mère.
D’un autre côté, on ne voit pas ce qui pourrait empêcher Chaplin lui-même de se laisser influencer par son propre film. En confiant à ses amis que la détresse du Kid fut autrefois la sienne, il n’aura pas menti et ne se sera pas menti, sinon par contraction, resserrement, réduction à l’essentiel d’une expérience vécue. Pourquoi s’en tiendrait-il aux désolants méandres de la vérité stricte, alors qu’il s’est donné tant de mal pour doter la vérité de sa fiction d’une densité si poignante et d’un éclat si fulgurant ?
Il sait fort bien que les scènes de séparation qui ont émaillé son enfance, si elles ont été déchirantes, ne se sont jamais déroulées avec la soudaineté et la violence qui rendent inoubliables les larmes du Kid et la révolte de Charlot. Ni lui ni Sydney n’ont été arrachés à l’amour de leur mère par des intrus surgissant dans la mansarde de Pownhall Terrace. Contrainte de plus en plus lourdement par le besoin, puis par la maladie, Hannah Chaplin n’avait jamais été en mesure de résister. Elle s’était livrée d’elle-même aux secours comme aux disciplines de la charité publique. Elle avait donc consenti, la mort dans lame, à la cruauté de ces séparations.
C’est contre cette résignation, cet enlisement dans « les sables mouvants du désespoir », que le Charlot de 1921 se rebelle de toutes ses forces. Voilà pourquoi, « dans la vie », il éprouve le besoin de mesurer l’écart entre la mansarde de Lambeth et son appartement du Ritz, entre les 60 livres de son livret d’épargne londonien et les dizaines de milliers de dollars de son compte californien. Voilà pourquoi il dramatise ses confidences.
Voilà pourquoi, surtout, réalisant le Kid, il puise dans les ressources de la fiction pour prêter à Charlot séparé de son enfant adoptif un regard qu’on ne lui a jamais vu. C’est un des plus hauts et des plus purs moments de son œuvre. On n’imagine pas comment le vertige de la détresse impuissante pourrait s’exprimer autrement. Tout y est : la surprise aux abords de la souffrance extrême, la paralysie du sentiment, la naissance d’une colère qui va décupler l’énergie du petit homme, jusqu’à le rendre invincible.
Charlot n’hésite pas une seconde. Il sort par la fenêtre de sa mansarde, grimpe sur les toits, abat d’une chiquenaude le policeman qui le poursuit, court sur l’arête des plans inclinés. On ne comprend pas très bien d’abord ses intentions, jusqu’au moment où l’on découvre avec lui, en contrebas, la camionnette emportant le Kid à travers les rues de la vieille ville, Il a donc choisi la solution la plus folle en même temps que la plus élégante : le raccourci aérien par le chemin des toits. Aucun spectateur dans la salle ne songe à en discuter la vraisemblance. La logique de son élan est plus forte que la réalité. Il court dans le ciel, glisse sur les tuiles, saute dans la camionnette en marche, envoie par-dessus bord le sinistre représentant de l’Assistance publique.
Le Kid libéré se serre contre lui.
Métamorphosé en justicier, le vagabond adresse alors un regard au chauffeur de la camionnette, resté dans sa cabine. Un seul regard, mais si calmement meurtrier que l’homme abandonne aussitôt son véhicule et s’enfuit à toutes jambes.
En quelques secondes de fiction, Charlot vient donc d’effacer les humiliations subies par Charlie enfant entre sa cinquième et sa treizième année.
C’est une façon pour lui d’exorciser ses origines en les manifestant brutalement, mais c’est aussi le plus sûr moyen de brouiller ses traces, en passant aussitôt à autre chose.
Car le film n’est pas fini, ce serait trop beau. Obsédé par la précarité de l’existence, Chaplin se refuse — et se refusera de plus en plus — à conclure une action sur une note franche de réussite ou d’échec. Il faut donc que la nécessité reprenne ses droits : Charlot et le Kid ne peuvent plus rentrer dans leur mansarde. Ils doivent dormir à l’asile de nuit. Alerté par une annonce promettant une récompense à celui qui retrouvera l’enfant, le directeur de l’asile s’empare du Kid et le livre aux policiers. La belle résistance de Charlot n’aura donc servi à rien. Le voici seul à nouveau, plus seul que jamais, errant dans les « douces rues de la pauvreté » et s’endormant, accablé de fatigue, sur le pas de sa porte.
Un carton intertitre suffit alors à nous faire entrer avec lui au « pays des rêves ».