Pour un cinéma imparfait, de Julio Garcia Espinosa (Cuba, 1969)

Le nouveau destinataire du cinéma imparfait se trouve du côté de ceux qui luttent. Et il trouve sa thématique dans leurs problèmes. Les lucides, pour le cinéma imparfait, sont ceux qui pensent et qui sont convaincus que le monde peut changer, qui, malgré les problèmes et les difficultés, sont convaincus qu’ils peuvent le changer de façon révolutionnaire.

« Pour un ciné­ma impar­fait » de Julio Gar­cia Espi­no­sa, écrit en 1969 à Cuba, est une forme de réponse à deux mani­festes impor­tants d’alors : « l’esthétique de la faim » des bré­si­liens Glau­ber Rocha et Nel­son Per­ei­ra dos San­tos du ciné­ma Novo, et le « Ter­cer Cine » (« Troi­sième Ciné­ma ») des Argen­tins Sola­nas et Geti­no.

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« AUJOURD’HUI, UN CINÉMA PARFAIT – tech­ni­que­ment et artis­ti­que­ment abou­ti – est presque tou­jours un ciné­ma réac­tion­naire. La plus grande ten­ta­tion pour le ciné­ma cubain en ce moment – alors qu’il est par­ve­nu à pro­duire un ciné­ma de qua­li­té, un ciné­ma pos­sé­dant une impor­tance cultu­relle au sein du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire – est pré­ci­sé­ment celle de deve­nir un ciné­ma par­fait. Le boom du ciné­ma lati­no-amé­ri­cain – avec Cuba et le Bré­sil en tête, selon les applau­dis­se­ments et l’agrément de l’intellectualité euro­péenne – est sem­blable, actuel­le­ment, à celui dont jouis­sait de façon exclu­sive le roman lati­no-amé­ri­cain. Pour­quoi nous applau­dissent-ils ? Sans doute a‑t-on atteint une cer­taine qua­li­té. Sans doute y voit-on un cer­tain opti­misme poli­tique. Sans doute existe-t-il une cer­taine ins­tru­men­ta­li­sa­tion mutuelle. Mais sans doute s’agit-il de quelque chose d’autre. Pour­quoi ces applau­dis­se­ments nous pré­oc­cupent-ils ? N’y‑a-t-il pas, entre les règles du jeu de l’art, la fina­li­té d’une recon­nais­sance publique ?

La recon­nais­sance euro­péenne – au niveau de la culture artis­tique – n’est-elle pas équi­va­lente à une recon­nais­sance mon­diale ? L’art en géné­ral et nos peuples en par­ti­cu­lier ne tirent-ils pas béné­fice du fait que les ouvrages d’art réa­li­sés dans les pays sous-déve­lop­pés obtiennent une telle recon­nais­sance ? Curieu­se­ment, ce qui motive ces inquié­tudes, il faut le cla­ri­fier, n’est pas seule­ment d’ordre éthique. Il s’agit plu­tôt, et sur­tout, d’un ordre esthé­tique, si on peut tirer une ligne si arbi­trai­re­ment divi­soire entre les deux termes (…)

Une nou­velle poé­tique pour le ciné­ma sera, avant tout et sur­tout, une poé­tique « inté­res­sée », un art « inté­res­sé », un ciné­ma conscient et réso­lu­ment inté­res­sé, c’est-à- dire, un ciné­ma impar­fait. Un art « dés­in­té­res­sé », comme acti­vi­té esthé­tique pleine, ne pour­ra se faire que lorsque ce sera le peuple qui le fera de ses propres mains. L’art d’aujourd’hui doit assu­mer un quo­ta de tra­vail pour que le tra­vail puisse assu­mer un quo­ta d’art. La devise de ce ciné­ma impar­fait (que nous n’avons pas besoin d’inventer puisqu’elle existe déjà) est : « On ne s’intéresse pas aux pro­blèmes des névro­tiques, on s’intéresse aux pro­blèmes des lucides », comme dirait Glau­ber Rocha. L’art n’a plus besoin du névro­tique et de ses pro­blèmes. C’est plu­tôt le névro­tique qui a encore besoin de l’art, qui en a besoin comme sou­la­ge­ment, comme ali­bi, ou, comme Freud dirait, comme subli­ma­tion de ses pro­blèmes. Le névro­tique peut créer de l’art, mais l’art n’est pas obli­gé de créer des névro­tiques (…) Le nou­veau des­ti­na­taire du ciné­ma impar­fait se trouve du côté de ceux qui luttent. Et il trouve sa thé­ma­tique dans leurs pro­blèmes. Les lucides, pour le ciné­ma impar­fait, sont ceux qui pensent et qui sont convain­cus que le monde peut chan­ger, qui, mal­gré les pro­blèmes et les dif­fi­cul­tés, sont convain­cus qu’ils peuvent le chan­ger de façon révo­lu­tion­naire. Le ciné­ma impar­fait n’a pas à lut­ter pour construire un « public ». Au contraire. On pour­rait dire que, actuel­le­ment, il y a plus de public pour un ciné­ma de cette nature que de cinéastes pour ce public.(…) Le ciné­ma impar­fait est une réponse. Mais il est aus­si une ques­tion qui trou­ve­ra ses réponses dans son propre déve­lop­pe­ment. Le ciné­ma impar­fait peut uti­li­ser le docu­men­taire, la fic­tion, ou les deux. Il peut uti­li­ser un genre ou un autre ou tous les genres. Il peut uti­li­ser le ciné­ma comme un art plu­riel ou comme une expres­sion spé­ci­fique. Cela lui est égal. Ce type d’alternatives et de pro­blèmes ne l’intéressent pas. (…) Le ciné­ma impar­fait peut être aus­si amu­sant. Amu­sant pour le cinéaste et pour son nou­vel inter­lo­cu­teur. Ceux qui luttent ne luttent pas à coté de la vie, mais à l’intérieur de la vie. La lutte est la vie et vice ver­sa. On ne lutte pas pour vivre « après ». La lutte exige une orga­ni­sa­tion qui est l’organisation de la vie. Même dans sa phase la plus extrême – la guerre totale et directe – la vie s’organise, et cela c’est aus­si orga­ni­ser la lutte. Et dans la vie, comme dans la lutte, il y a toutes sortes de choses, y com­pris le diver­tis­se­ment. Le ciné­ma impar­fait peut s’amuser, pré­ci­sé­ment, avec tout ce qui le nie.

Le ciné­ma impar­fait n’est pas exhi­bi­tion­niste, dans le double sens du mot. Il ne l’est ni dans son sens nar­cis­sique, ni dans son sens mer­can­ti­liste, c’est-à-dire, dans le but de se mon­trer dans les salles et les cir­cuits éta­blis. Il faut se rap­pe­ler que la mort du vedet­ta­riat chez les acteurs a été posi­tive pour l’art. Il ne faut pas dou­ter que la mort du vedet­ta­riat chez les réa­li­sa­teurs ouvri­ra des pers­pec­tives simi­laires. Jus­te­ment, le ciné­ma impar­fait doit tra­vailler main dans la main, dès main­te­nant, avec des socio­logues, des diri­geants révo­lu­tion­naires, des psy­cho­logues, des éco­no­mistes, etc. De plus, le ciné­ma impar­fait refuse les ser­vices de la cri­tique. Il consi­dère comme ana­chro­nique la fonc­tion des média­teurs et inter­mé­diaires. Le ciné­ma impar­fait ne s’intéresse plus à la qua­li­té et à la tech­nique. Le ciné­ma impar­fait peut se faire avec une Mit­chell ou avec une camé­ra de 8 mm.
Il peut se faire dans un stu­dio ou au sein d’une gué­rilla, au milieu de la forêt. Le ciné­ma impar­fait ne s’intéresse plus à un goût déter­mi­né, et encore moins au « bon goût ». Il ne s’intéresse plus à trou­ver de la qua­li­té dans les œuvres d’un artiste. La seule chose qui l’intéresse dans un artiste est de savoir com­ment il répond à la ques­tion sui­vante : que fait-il pour dépas­ser la bar­rière for­mée par les inter­lo­cu­teurs culti­vés et mino­ri­taires qui jusqu’ici condi­tion­naient la qua­li­té de son œuvre ? 

Le cinéaste de cette nou­velle poé­tique ne doit pas voir en elle l’objet de sa réa­li­sa­tion per­son­nelle. Il doit aus­si occu­per une autre acti­vi­té. Il doit mettre sa condi­tion ou son aspi­ra­tion de révo­lu­tion­naire au-des­sus de tout. En d’autres mots, il doit essayer de se réa­li­ser en tant que per­sonne, et pas seule­ment en tant qu’artiste. Le ciné­ma ne doit pas oublier que son but essen­tiel est de dis­pa­raître en tant que nou­velle poé­tique. Il ne s’agit plus de rem­pla­cer une ten­dance par une autre, un isme par un autre, une poé­sie par une anti­poé­sie, mais de faire enfin naître mille fleurs dif­fé­rentes. Le futur appar­tient au folk­lore. Arrê­tons d’exhiber le folk­lore avec un orgueil déma­go­gique, comme une célébration.

Exhi­bons-le plu­tôt comme une dénon­cia­tion cruelle, comme un témoin dou­lou­reux de ce stade auquel les peuples furent obli­gés d’arrêter leur puis­sance de créa­tion artis­tique. Le futur appar­tien­dra, sans doute, au folk­lore. Mais à ce moment-là il n’y aura plus besoin de l’appeler comme ça, car rien ni per­sonne ne pour­ra à nou­veau para­ly­ser l’esprit créa­teur du peuple. L’art ne va pas dis­pa­raître dans le néant. Il va dis­pa­raître dans le tout. »

Julio Gar­cia Espinosa

Paru dans Cine Cuba­no, numé­ro 140, 1969.