Projet pour une presse libre

Soustraire les médias à l’emprise de l’argent et de l’Etat en créant un service mutualisé

Alors que la presse fran­çaise titube, l’exigence s’affirme d’un modèle radi­ca­le­ment dif­fé­rent. Quel serait son cahier des charges ? Pro­duire une infor­ma­tion de qua­li­té sous­traite à la loi du mar­ché comme aux pres­sions du pou­voir, loger numé­rique et papier à la même enseigne, inven­ter un mode de finan­ce­ment solide et juste. Sur­prise, les outils néces­saires à la mise en place d’un tel sys­tème sont sous nos yeux.

par Pierre Rim­bert, décembre 2014

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Naguère, les nou­veaux riches sou­cieux de par­faire leur inté­gra­tion à la bonne socié­té s’offraient un haras, une voi­ture ancienne ou une vil­la à Cabourg. Désor­mais, pour asseoir leur sta­tut, ils s’achètent un jour­nal. MM. Ber­nard Arnault et Fran­çois Pinault, deuxième et troi­sième for­tunes fran­çaises, ont depuis long­temps cha­cun le leur, res­pec­ti­ve­ment Les Echos et Le Point. Les voi­ci rejoints par de nou­veaux venus, MM. Xavier Niel et Patrick Dra­hi, indus­triels des télé­com­mu­ni­ca­tions, ren­floueurs res­pec­tifs du Monde (2010) et de Libé­ra­tion (2014). Finan­ciers autant que phi­lan­thropes, ils ont inau­gu­ré leur magis­tère par une réduc­tion dras­tique des dépenses. Para­doxe : les moyens tech­niques et intel­lec­tuels néces­saires pour pro­duire et dif­fu­ser une infor­ma­tion de qua­li­té abondent ; mais, à de rares excep­tions près, la presse impri­mée et numé­rique chan­celle, inca­pable de jugu­ler la dégra­da­tion de ses conte­nus et de sta­bi­li­ser son assise économique.

A s’en tenir aux trois der­nières décen­nies, on repère une séquence presque tou­jours iden­tique. Un jour­nal, ou un groupe de presse, frap­pé par la baisse des ventes ou l’amenuisement de ses res­sources publi­ci­taires cherche des capi­taux ; l’arrivée d’un inves­tis­seur s’accompagne d’un plan social et de la réduc­tion des moyens rédac­tion­nels ; le titre redé­marre avec une dépen­dance accrue vis-à-vis du pôle éco­no­mique. « Nous connais­sons assez le capi­ta­lisme pour savoir qu’il n’y a pas de sépa­ra­tion entre le contrôle et la pro­prié­té », expli­quaient les rédac­teurs du Wall Street Jour­nal (1er août 2007) après la reprise du quo­ti­dien d’affaires par le magnat de la presse Rupert Mur­doch. Et la rou­tine reprend, jusqu’à la pro­chaine crise.

Libé­ra­tion a été rache­té suc­ces­si­ve­ment par M. Jérôme Sey­doux en 1995, par M. Edouard de Roth­schild en 2005, puis par MM. Bru­no Ledoux et Dra­hi en 2013 – 2014, comme on se repasse une patate chaude — encore que ses colonnes évoquent plu­tôt une purée tiède. Au Monde, les restruc­tu­ra­tions du capi­tal s’enchaînent à un rythme qua­si quin­quen­nal : 1985, 1991, 1995, 1998, 2004, 2010. En l’espace d’une décen­nie, Les Echos, Le Figa­ro, L’Express, Marianne, Le Nou­vel Obser­va­teur ain­si qu’une ribam­belle de quo­ti­diens régio­naux et d’hebdomadaires locaux ont eux aus­si ten­du les bras vers le même hori­zon, la même illu­sion : s’acheter un sur­croît de sur­vie au prix d’un nou­veau pro­prié­taire. Pour La Tri­bune et France-Soir, le rideau final est tom­bé[[Rec­ti­fi­ca­tif : en ce qui concerne La Tri­bune, si l’édition quo­ti­dienne sur papier a effec­ti­ve­ment été arrê­tée, une édi­tion numé­rique reste publiée chaque jour, ain­si qu’une édi­tion sur papier chaque semaine.]].

Le modèle mixte expire

A en croire les ana­lystes domi­nants de la presse, deux fac­teurs favo­risent les sinistres à répé­ti­tion. Le pre­mier tien­drait au poids écra­sant du Syn­di­cat du livre, qui pous­se­rait l’inconvenance jusqu’à payer les ouvriers d’impression et de dis­tri­bu­tion presque aus­si bien que des cadres. Le second remon­te­rait à l’immédiat après-guerre et aux fameuses ordon­nances de 1944 : le pro­prié­taire d’un quo­ti­dien d’information géné­rale et poli­tique ne peut pos­sé­der un autre titre de cette caté­go­rie. Dit autre­ment, l’Etat pros­crit alors la concen­tra­tion de la presse la plus sen­sible sur le plan idéo­lo­gique et poli­tique. Cette dis­po­si­tion, conforme aux pré­co­ni­sa­tions du Conseil natio­nal de la Résis­tance, fut trans­gres­sée par des per­son­nages comme Robert Her­sant, qui bâtit un empire en rache­tant des quo­ti­diens régio­naux à coups de mil­lions gagnés dans la presse maga­zine, non concer­née par les ordon­nances. Entre autres effets per­vers, expliquent les adver­saires de la régle­men­ta­tion, ces dis­po­si­tions auraient engen­dré une sous-capi­ta­li­sa­tion struc­tu­relle de la presse fran­çaise. Ain­si les jour­naux pâti­raient-ils de l’absence de groupes média­tiques capables, à l’instar de Sprin­ger et de Ber­tels­mann en Alle­magne, de Pear­son au Royaume-Uni ou de News Cor­po­ra­tion de M. Mur­doch, d’absorber les chocs de la conjonc­ture. Pareille défaillance aurait ouvert la voie aux ama­teurs de dan­seuses qui s’offrent un jour­nal non point comme un actif mais comme un levier d’influence[[Cette thèse conve­nue est défen­due notam­ment par l’historien Patrick Eve­no. Cf. His­toire du jour­nal Le Monde. 1944 – 2004, Albin Michel, Paris, 2004.]].

Ni les dérives de la presse contrô­lée par M. Mur­doch ni les restruc­tu­ra­tions du capi­ta­lisme média­tique outre-Rhin n’ont enta­mé la cer­ti­tude des diri­geants de la presse fran­çaise : cha­cune de leurs dif­fi­cul­tés, pensent-ils, appelle une solu­tion finan­cière au coup par coup. Et qu’importe le sort du concur­rent si l’on par­vient à res­tau­rer pour un temps ses fonds propres. Avec la mon­tée en puis­sance du numé­rique et l’évaporation des res­sources publi­ci­taires, il devient dif­fi­cile d’échapper à l’évidence : le véri­table pro­blème se pose non pas à l’échelle d’un titre en par­ti­cu­lier mais à l’ensemble de la pro­duc­tion d’information ; il ne pro­vient pas d’une sous-capi­ta­li­sa­tion mais, pré­ci­sé­ment, des contraintes exer­cées par la capi­ta­li­sa­tion elle-même.

Pareille céci­té tient à une ambi­va­lence vieille de deux siècles : l’information est pen­sée comme un bien public, mais pro­duite comme une mar­chan­dise. Sub­strat indis­pen­sable à la for­ma­tion des juge­ments poli­tiques, elle concourt à for­ger des esprits libres, des ima­gi­naires col­lec­tifs, des groupes mobi­li­sés. C’est l’arme à mettre entre toutes les mains. Et parce qu’aucune socié­té éman­ci­pée ne sau­rait s’en pri­ver, l’Assemblée consti­tuante de 1789 pro­clame que « la libre com­mu­ni­ca­tion des pen­sées et des opi­nions est un des droits les plus pré­cieux de l’homme » et que « tout citoyen peut donc par­ler, écrire, impri­mer libre­ment »[[Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen, article 11.]]. Hélas, le légis­la­teur, tou­jours plus à l’aise dans la poé­sie des idées que dans la prose du quo­ti­dien, n’a pas sanc­tua­ri­sé les moyens de son ambi­tion. Enquê­ter, cor­ri­ger, mettre en pages, sto­cker, illus­trer, maquet­ter, admi­nis­trer et, en ce qui concerne la presse impri­mée, fabri­quer et dis­tri­buer, tout cela coûte cher. Et bien­tôt le droit « uni­ver­sel » de « répandre, sans consi­dé­ra­tions de fron­tières, les infor­ma­tions et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit[[Déclaration uni­ver­selle des droits de l’homme, article 19.]] » se mue en un pri­vi­lège — celui d’une poi­gnée d’industriels suf­fi­sam­ment for­tu­nés pour s’offrir les grands moyens d’information.

Au fil du temps, le double carac­tère idéa­le­ment col­lec­tif et concrè­te­ment mar­chand de l’information s’est sédi­men­té sous la forme d’une ten­sion entre le mar­ché et l’Etat. Le pre­mier pro­duit et dif­fuse ; mais sa logique de course à l’audience par le raco­lage tire la qua­li­té vers le bas. Le second régule, avec un zèle mol­lis­sant, et sub­ven­tionne, mais sans dis­cer­ne­ment : 1,6 mil­liard d’euros accor­dé chaque année à l’ensemble du sec­teur. Pour les pério­diques d’information poli­tique et géné­rale, les sub­sides repré­sentent plus de 19 % du chiffre d’affaires. La per­sis­tance de ces aides publiques mas­sives mais pas­sives exprime la recon­nais­sance impli­cite d’une situa­tion déro­ga­toire au droit com­mun des affaires : pas plus que l’éducation ou la san­té, l’information de qua­li­té ne sau­rait s’épanouir sous la férule de l’offre et de la demande. Détour­né de l’intérêt géné­ral vers les conglo­mé­rats com­mer­ciaux, le modèle mixte expire[Lire Sébas­tien Fon­te­nelle, « [Aides à la presse, un scan­dale qui dure », Le Monde diplo­ma­tique, novembre 2014.]].

Sur quelles bases éco­no­miques construire un nou­veau sys­tème res­pec­tueux du cahier des charges mini­mal qu’imposent les leçons de l’histoire, une infor­ma­tion conçue comme bien public échap­pant simul­ta­né­ment aux contraintes éco­no­miques et aux pres­sions poli­tiques de l’Etat ?

Finan­ce­ment de la presse d’intérêt géné­ral, décembre 2014

La ques­tion fouette les ima­gi­na­tions depuis des lustres : natio­na­li­sa­tion des infra­struc­tures pro­po­sée par Léon Blum en 1928 (lire « M. Valls aurait-il osé ? »), créa­tion de socié­tés de presse à but non lucra­tif récla­mée par les socié­tés de rédac­teurs dans les années 1970[Lire « [Socié­tés de rédac­teurs, un rêve de jour­na­liste », Le Monde diplo­ma­tique, mai 2007.]], mise en place d’une fon­da­tion natio­nale. A rebours des rêveurs, et alors que la pous­sée numé­rique porte le sys­tème au bord de l’éclatement, les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs limitent leur audace à la pose de rustines.

Para­doxa­le­ment, ima­gi­ner une refon­da­tion pérenne des médias écrits d’intérêt géné­ral ne requiert pas un effort d’imagination sur­hu­main. Trois élé­ments per­mettent de char­pen­ter un cadre. Le pre­mier consiste à dis­tin­guer radi­ca­le­ment la presse d’information ayant voca­tion à ali­men­ter le débat public de la presse récréa­tive. Si les deux genres peuvent se pré­va­loir d’une égale digni­té, seul le pre­mier joue un rôle-clé dans l’exercice par tous de la chose publique, ce qui fonde sa légi­ti­mi­té à per­ce­voir des finan­ce­ments de la col­lec­ti­vi­té. Sur les 4 726 publi­ca­tions recen­sées en France par la direc­tion géné­rale des médias et des indus­tries cultu­relles en 2012, à peine plus de 500 répon­daient à la qua­li­fi­ca­tion de presse natio­nale ou locale d’information poli­tique et géné­rale, dont 75 quo­ti­diens et près de 300 heb­do­ma­daires. Le reste mêle publi­ca­tions spé­cia­li­sées grand public ou tech­niques, un océan de papier où 838 tri­mes­triels de loi­sirs et 181 men­suels consa­crés aux ser­vices mar­chands voi­sinent avec une poi­gnée de pério­diques ayant sans doute voca­tion à migrer dans la pre­mière catégorie.

L’administration fis­cale recon­naît d’ailleurs impli­ci­te­ment la dis­tinc­tion dans l’article 39 bis A du code des impôts, puisque celui-ci cir­cons­crit l’exonération sur les béné­fices aux socié­tés « exploi­tant soit un jour­nal quo­ti­dien, soit une publi­ca­tion de pério­di­ci­té au maxi­mum men­suelle consa­crée pour une large part à l’information poli­tique et géné­rale, soit un ser­vice de presse en ligne (…) consa­cré pour une large part à l’information poli­tique et géné­rale ». Allons un peu plus loin : les titres consa­crés au diver­tis­se­ment assu­me­ront leur sta­tut de mar­chan­dise, ceux dévo­lus à l’information reven­di­que­ront celui de bien col­lec­tif, avec ses ser­vi­tudes et son… Ser­vice commun.

Car le deuxième prin­cipe du modèle pro­po­sé repose sur la créa­tion d’un ser­vice mutua­li­sé d’infrastructures de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion de l’information. Du jour­na­liste au kios­quier ou à la page Web, la presse forme une chaîne humaine et tech­nique. Situés au centre du pro­ces­sus, les tra­vailleurs intel­lec­tuels négligent volon­tiers les autres maillons. D’autant que la divi­sion tech­nique et sociale du tra­vail mise en place après la seconde guerre mon­diale a peu à peu enté­ri­né la sépa­ra­tion des acti­vi­tés d’impression, de dif­fu­sion, de ges­tion des abon­ne­ments (géné­ra­le­ment exter­na­li­sées), de déve­lop­pe­ment infor­ma­tique, enfin de pro­duc­tion du jour­nal pro­pre­ment dit. Cette dis­per­sion conduit à une impasse.

Le Ser­vice com­mun pro­cu­re­rait aux jour­naux — impri­més ou en ligne — non seule­ment les impri­me­ries, le papier, les mes­sa­ge­ries qui ache­minent les liasses, une par­tie des kiosques, mais éga­le­ment des locaux, des ser­veurs, des outils de sto­ckage et de dif­fu­sion, des moyens de recherche et de déve­lop­pe­ment. Il four­ni­rait à toutes les entre­prises de presse d’intérêt géné­ral les ser­vices admi­nis­tra­tifs, comp­tables, juri­diques, com­mer­ciaux, et opé­re­rait une plate-forme com­mune d’abonnement, de paie­ment et de ges­tion de bases de don­nées. Il rému­né­re­rait des tech­ni­ciens, des déve­lop­peurs et des « bidouilleurs » infor­ma­tiques qui, tout en res­tant inté­grés au sein des équipes de chaque titre, col­la­bo­re­raient pour amé­lio­rer les appli­ca­tions, accroître la qua­li­té et la puis­sance du kiosque en ligne, s’assurer de la sécu­ri­té des don­nées per­son­nelles, amé­lio­rer la lisi­bi­li­té des sites et inven­ter de nou­velles concep­tions gra­phiques. Le Ser­vice inté­gre­rait l’ensemble de la filière. De haut en bas, il englo­be­rait les infra­struc­tures de l’Agence France-Presse et pren­drait en charge le salaire, enfin por­té à un niveau décent, des kios­quiers. Au centre, il finan­ce­rait celui des cor­rec­teurs, secré­taires de rédac­tion, maquet­tistes, pho­to­gra­veurs, gra­phistes… dont les postes se trouvent actuel­le­ment mena­cés d’éradication par la course à l’automatisation, mais sans les­quels un texte prend des allures de fleuve gris.

Dans ces condi­tions, la masse sala­riale des entre­prises de presse se rédui­rait aux seuls jour­na­listes — encore que cette excep­tion, qui vise essen­tiel­le­ment à tuer dans l’œuf le soup­çon de sovié­tisme qu’une telle orga­ni­sa­tion col­lec­tive ne man­que­ra pas d’éveiller chez les défen­seurs de l’irréductible indi­vi­dua­li­té des rédac­teurs, ait voca­tion à se résor­ber. En atten­dant, la dif­fé­rence d’employeur n’affecterait pas les col­lec­tifs de tra­vail : les équipes ne seraient pas sépa­rées en fonc­tion de leur mode de rému­né­ra­tion et conti­nue­raient à tra­vailler sous le même toit.

Par­ta­ger les infrastructures

En matière d’impression, d’administration et de logis­tique, la mutua­li­sa­tion engen­dre­rait d’importantes éco­no­mies d’échelle. Du reste, son prin­cipe ne repré­sente pas une per­cée concep­tuelle inédite : de nom­breux ser­vices et indus­tries de réseau (télé­coms, trans­ports, éner­gie) mutua­lisent des infra­struc­tures coû­teuses à construire et à entre­te­nir. Si la concur­rence règne en aval par­mi les acteurs, tous empruntent le même réseau, qui forme ce que les éco­no­mistes appellent un « mono­pole natu­rel » — chaque com­pa­gnie aérienne ne construit pas son aéro­port. Côté numé­rique, le Ser­vice s’accorde har­mo­nieu­se­ment avec le style de tra­vail col­la­bo­ra­tif des déve­lop­peurs de logi­ciels libres habi­tués à par­ta­ger leurs trou­vailles ; sa cen­tra­li­sa­tion et ses moyens lui font rem­plir l’obligation de sécu­ri­té et de confi­den­tia­li­té des don­nées per­son­nelles plus faci­le­ment que dans la confi­gu­ra­tion actuelle, où s’empilent des dizaines de pres­ta­taires pri­vés. Au moment où les géants du Web trans­forment ces infor­ma­tions en mar­chan­dise, cette qua­li­té ne relève pas de l’anecdote.

A qui pro­fi­te­rait la mutua­li­sa­tion et à quelles condi­tions ? A toute la presse d’information d’intérêt géné­ral, sans dis­tinc­tion d’opinion, de pres­tige ou de taille, pour­vu que ses édi­teurs adoptent le sta­tut d’entreprise à but non lucra­tif (le béné­fice n’est pas dis­tri­bué aux action­naires), ne pos­sèdent pas plus d’un titre dans chaque type de pério­di­ci­té (quo­ti­dien, heb­do­ma­daire, etc.) et pros­crivent toute publi­ci­té de leurs colonnes ain­si que de leurs écrans. C’est-à-dire non seule­ment la réclame clas­sique, sous forme d’inserts, de ban­nières ou de vidéos sur­gis­santes, mais éga­le­ment les diverses formes d’écriture publi­ré­dac­tion­nelle que les ser­vices mar­ke­ting pro­meuvent au sein des rédac­tions. L’intention ici n’est pas de réduire l’information à un noyau sec dépour­vu de pulpe, d’imprévu et de fan­tai­sie, mais plu­tôt de s’assurer qu’elle réponde au désir des rédac­teurs et à l’intérêt des lec­teurs plu­tôt qu’aux exi­gences des annonceurs.

La mise en place de ce modèle pro­vo­que­rait à coup sûr un grand cou­rant d’air frais : créer ou reprendre un jour­nal ou un site d’information serait d’autant plus facile que les dépenses se limi­te­raient aux salaires des seuls jour­na­listes, le reste étant four­ni par le Ser­vice. Enfin pour­vue de moyens, la presse « alter­na­tive » pour­rait sor­tir des marges.

Com­ment finan­cer le Ser­vice ? C’est le troi­sième et der­nier pilier du sys­tème, le point où s’apprécie la cré­di­bi­li­té de l’ensemble. Dans notre sché­ma, les recettes des ventes couvrent les salaires des jour­na­listes ain­si qu’une par­tie des dépenses mutua­li­sées (envi­ron la moi­tié, lire « Vers la coti­sa­tion infor­ma­tion »). Reste à trou­ver une source pérenne qui rem­place à la fois les aides publiques, sup­pri­mées, et la publi­ci­té, abo­lie. Il faut écar­ter d’emblée deux solu­tions sou­vent avan­cées en pareilles cir­cons­tances : d’une part, l’impôt, qui pré­sente le risque de sou­mettre l’information à une tutelle trop direc­te­ment poli­tique ; d’autre part, la phi­lan­thro­pie — dont dépendent par exemple la plate-forme d’enquête Pro­Pu­bli­ca et l’organisation First Look Media —, qui subor­donne le sort de l’information à la géné­ro­si­té de quelques milliardaires.

Le mode de finan­ce­ment qui ne doit rien au mar­ché ni à l’Etat existe déjà : la coti­sa­tion sociale. Sa puis­sance a fon­dé le suc­cès de la Sécu­ri­té sociale et assu­ré le ver­se­ment depuis des décen­nies des pen­sions de retraite. Le socio­logue Ber­nard Friot[Lire « [La coti­sa­tion, levier d’émancipation », Le Monde diplo­ma­tique, février 2012. Cf. aus­si Puis­sances du sala­riat, nou­velle édi­tion aug­men­tée, La Dis­pute, Paris, 2012, et Eman­ci­per le tra­vail. Entre­tiens avec Patrick Zech, La Dis­pute, 2014.]] y voit à la fois le pro­duit des luttes sociales pas­sées et l’embryon d’une socié­té enfin sous­traite aux forces du mar­ché. Les gou­ver­nants s’acharnent sur cette preuve en actes que le tous-pour-cha­cun fonc­tionne au moins aus­si bien que le cha­cun-pour-soi. Contrai­re­ment à l’impôt, la coti­sa­tion socia­lise une par­tie de la richesse pro­duite par le tra­vail avant que les salaires ne soient payés et le capi­tal rému­né­ré. Ver­sée aux caisses (san­té, retraite, famille), elle n’entre pas plus dans les bud­gets de l’Etat qu’elle ne sert de sup­port spé­cu­la­tif. Pour­quoi, plaide Friot, ne pas étendre ce sché­ma à l’ensemble de l’économie ? En atten­dant que le rap­port de forces poli­tique per­mette l’accomplissement d’un tel pro­jet, une appli­ca­tion sec­to­rielle s’envisage aisé­ment : la créa­tion d’une coti­sa­tion infor­ma­tion finan­ce­ra le Ser­vice. Au fond, quoi de plus logique que cette conquête sociale prenne en charge un bien collectif ?

Ni impôt ni publicité

D’autant que l’effort n’en serait pas un. Nos cal­culs (lire « Vers la coti­sa­tion infor­ma­tion ») montrent que les besoins annuels de finan­ce­ment s’élèvent à 1,9 mil­liard d’euros, un chiffre à com­pa­rer au 1,6 mil­liard d’aides à la presse, les­quelles seront sup­pri­mées. Ce mon­tant cor­res­pond à un taux de coti­sa­tion infor­ma­tion de 0,1 % assis sur la valeur ajou­tée et acquit­té par toutes les entre­prises et admi­nis­tra­tions. Pour la col­lec­ti­vi­té, la dif­fé­rence avec le modèle en vigueur repré­sente donc un sur­coût de 300 mil­lions d’euros. C’est le prix d’une infor­ma­tion libre : moins d’un tiers de la ral­longe bud­gé­taire de 1 mil­liard d’euros accor­dée par le gou­ver­ne­ment à Das­sault en jan­vier der­nier pour moder­ni­ser le chas­seur-bom­bar­dier Rafale…

Dès lors, les socié­tés de presse d’intérêt géné­ral n’auraient plus pour seule dépense que les salaires des jour­na­listes, que finan­ce­rait la vente des jour­naux en ligne ou impri­més — l’excédent étant rever­sé au Ser­vice. Quant aux for­mi­dables éco­no­mies d’échelle engen­drées par la mutua­li­sa­tion, elles se tra­dui­raient par une baisse signi­fi­ca­tive du prix des jour­naux en ligne et imprimés.

Aux scep­tiques qui juge­raient irréa­liste l’idée d’un finan­ce­ment par une nou­velle coti­sa­tion, il n’est sans doute pas inutile de rap­pe­ler que, au-delà du sys­tème pari­taire héri­té de l’après-guerre, elle fut dis­crè­te­ment mise en œuvre en 2010 par… M. Nico­las Sar­ko­zy pour rem­pla­cer la défunte taxe pro­fes­sion­nelle. Ce pré­lè­ve­ment, bap­ti­sé coti­sa­tion sur la valeur ajou­tée des entre­prises (CVAE), s’applique actuel­le­ment aux socié­tés à un taux variant entre 0,5 % et 1,5 % en fonc­tion du chiffre d’affaires. Son pro­duit, alloué au finan­ce­ment des inves­tis­se­ments locaux (routes, ponts), a dépas­sé les 15 mil­liards d’euros en 2013, mais il ne fait pas l’objet d’une ges­tion pari­taire et fonc­tionne comme un impôt.

Dif­fé­ren­cia­tion radi­cale entre presse d’intérêt géné­ral et presse de diver­tis­se­ment, créa­tion au béné­fice de la pre­mière d’un ser­vice mutua­li­sé d’infrastructures, finan­ce­ment par une coti­sa­tion infor­ma­tion : ces piliers reposent sur des prin­cipes juri­diques et des outils fis­caux qui existent. Ils esquissent un sys­tème capable de conju­guer qua­li­té et péren­ni­té, adap­té aus­si bien à l’imprimé qu’au numé­rique, poten­tiel­le­ment exten­sible à l’audiovisuel ain­si qu’aux plates-formes de dif­fu­sion vidéo numé­rique. Ils limitent l’appropriation pri­vée des moyens écrits d’information d’intérêt géné­ral sans pour autant en trans­fé­rer le contrôle à l’Etat : les entre­prises de presse demeurent dans leur diver­si­té mais avec un sta­tut non lucra­tif, un péri­mètre sala­rial res­treint aux jour­na­listes, une inter­dic­tion de la concen­tra­tion. L’appropriation pri­vée des médias écrits telle qu’elle se pra­tique en France depuis des décen­nies relève d’ailleurs plus de la pres­ti­di­gi­ta­tion que du capi­ta­lisme d’investisseurs, puisque, tous comptes faits, les sommes ver­sées par les indus­triels pour ache­ter la presse s’avèrent bien maigres com­pa­rées aux pro­di­ga­li­tés publiques. MM. Ber­gé, Niel et Pigasse ont ache­té Le Monde en 2010 pour 60 mil­lions d’euros ; entre 2009 et 2013, l’Etat a ver­sé 90 mil­lions d’euros à ce groupe (sans comp­ter les aides indi­rectes). Cette année, M. Dra­hi a débour­sé 14 mil­lions d’euros pour acqué­rir une moi­tié du capi­tal de Libé­ra­tion ; mais, rien qu’entre 2012 et 2013, la puis­sance publique a gra­ti­fié ce quo­ti­dien souf­fre­teux de 20 mil­lions d’euros. Si la règle du « qui finance contrôle » s’appliquait, l’Etat serait pro­prié­taire d’un très vaste groupe de presse… Notre modèle remet l’économie à l’endroit : la col­lec­ti­vi­té (par la coti­sa­tion) et les usa­gers (par l’achat) financent les infra­struc­tures com­munes et jouissent de la concur­rence des idées.

La mise en œuvre concrète de l’édifice sou­lève à l’évidence quan­ti­té d’objections. Com­ment, par exemple, dis­tin­guer sans ambi­guï­té les publi­ca­tions vouées à l’information des titres récréa­tifs ? Si le renon­ce­ment obli­ga­toire à toute forme de publi­ci­té opère un tri, des zones floues per­sistent. En outre, les moda­li­tés de sépa­ra­tion s’avèrent déli­cates : nombre de groupes pro­duisent à la fois une presse infor­ma­tive et une presse récréa­tive, les deux dis­po­sant de ser­vices com­muns. La créa­tion du Ser­vice, l’abolition des aides publiques, la non-lucra­ti­vi­té et la décon­cen­tra­tion inci­te­raient pro­ba­ble­ment les indus­triels à se sépa­rer de l’information pour se recen­trer sur le sec­teur récréa­tif et spé­cia­li­sé, lequel béné­fi­cie­rait du trans­fert de la publi­ci­té ban­nie des titres d’intérêt géné­ral (plus de 1,4 mil­liard d’euros en 2013 pour la seule caté­go­rie presse d’information poli­tique et géné­rale, une somme lar­ge­ment suf­fi­sante pour com­pen­ser la sup­pres­sion des aides d’Etat).

Qui diri­ge­rait le Ser­vice, cet orga­nisme mutua­liste comp­tant à la fois plu­sieurs mil­liers de sala­riés et une grande varié­té de métiers ? Un mode de ges­tion pari­taire, tel qu’il fut expé­ri­men­té au sein des caisses de Sécu­ri­té sociale entre 1945 et 1960, découle assez logi­que­ment du mode de finan­ce­ment par la coti­sa­tion. Des repré­sen­tants élus des diverses branches du Ser­vice, mais aus­si des édi­teurs, des jour­na­listes, des lec­teurs défi­ni­raient ensemble les besoins à satis­faire, les orien­ta­tions à prendre, les inves­tis­se­ments à réa­li­ser. Mais com­ment évi­ter la bureau­cra­ti­sa­tion, com­ment engen­drer une dyna­mique com­mune à des métiers héri­tiers de tra­di­tions fortes mais écla­tées ? Arbi­trer les conflits et régu­ler l’allocation des moyens du Ser­vice aux publi­ca­tions requiert des ins­tances recon­nues par tous comme légitimes.

Le modèle pro­po­sé ici laisse plus de trois points en sus­pen­sion… Nul ne peut pré­tendre iso­ler her­mé­ti­que­ment un sec­teur des pesan­teurs du régime éco­no­mique et des pou­voirs publics, comme l’éprouvent quo­ti­dien­ne­ment les per­son­nels d’enseignement, de san­té ou de recherche. Il serait tou­te­fois naïf d’attendre qu’un bou­le­ver­se­ment social pro­page ses ondes de choc jusqu’aux indus­tries de la com­mu­ni­ca­tion pour bâtir un modèle d’information ration­nel et dési­rable. D’autant que, par leur fonc­tion­ne­ment actuel, les médias font obs­tacle au chan­ge­ment. Notre esquisse lève cet obs­tacle et pro­pose une appli­ca­tion sec­to­rielle, en atten­dant mieux, d’une éco­no­mie mutua­li­sée. Avec l’espoir de démen­tir enfin l’écrivain autri­chien Robert Musil, qui déplo­rait il y a déjà près d’un siècle : « Les jour­naux ne sont pas ce qu’ils pour­raient être à la satis­fac­tion géné­rale, les labo­ra­toires et les sta­tions d’essai de l’esprit, mais, le plus sou­vent, des bourses et des magasins[[Robert Musil, L’Homme sans qua­li­tés, tome 1, Points, Paris, 2011 (1re éd. : 1930).]]. »

Pierre Rim­bert

Source de l’ar­ticle : LMD