Que s’est-il passé place de la République ? Informations désinformées des journaux télévisés

Pourquoi, en effet, se compliquer la tâche à fabriquer des reportages alors qu’il suffirait de copier-coller les images fournies par les autorités et les commentaires qui les accompagnent ?

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Que s’est-il exac­te­ment pas­sé le dimanche 29 novembre 2015 sur la place de la Répu­blique à Paris ? Pour que l’on puisse se fier aux médias, encore fau­drait-il qu’ils dis­posent des moyens d’observer, d’enquêter de recou­per des témoi­gnages, au lieu de s’en remettre à une vision étran­ge­ment conforme à la ver­sion de la Police. Nous publions ici un bref article trai­tant des JT de 20h de TF1 et de France 2 le soir du 29 novembre, avant de reve­nir, dans les pro­chains jours, sur le trai­te­ment média­tique plus glo­bal des mani­fes­ta­tions, notam­ment à République.

Dans le cadre de l’état d’urgence, la Pré­fec­ture de police avait inter­dit la mani­fes­ta­tion pré­vue dimanche 29 novembre à Paris, à l’occasion de la jour­née mon­diale de mobi­li­sa­tion pour le cli­mat. Des mobi­li­sa­tions se sont tenues mal­gré tout ce dimanche, veille de l’ouverture du som­met de l’ONU sur le chan­ge­ment cli­ma­tique (COP21), dans plu­sieurs villes de France. À Paris, une chaîne humaine était pré­vue sur le par­cours de la mani­fes­ta­tion inter­dite, ain­si qu’une action sym­bo­lique et un ras­sem­ble­ment à République.

Ce der­nier, sous haute sur­veillance, s’est conclu par des heurts entre les mani­fes­tants et la police qui ont, sans sur­prise, foca­li­sé l’attention des médias. Et force est de consta­ter que le trai­te­ment de ces vio­lences, par la plu­part des grands médias, s’est avé­ré lar­ge­ment biai­sé ou incom­plet. Les jour­naux télé­vi­sés de 20h du dimanche soir de TF1 et France 2 en donnent une illus­tra­tion exemplaire.

« Les vio­lences » : vedettes des JT

C’est un théo­rème bien connu du trai­te­ment média­tique des mobi­li­sa­tions sociales : si vio­lences il y a, il convient qu’elles occupent l’essentiel de l’attention des médias – au détri­ment de l’explication des enjeux ou des reven­di­ca­tions des mobilisations…

Ce théo­rème s’applique tout à fait au jour­nal de 20h de France 2 du 29 novembre : trente secondes seule­ment y sont dédiées à la jour­née de mobi­li­sa­tion mon­diale à la veille de la COP21 et aux ini­tia­tives dans toute la France. À com­pa­rer avec le temps dévo­lu aux « vio­lences » (1 min 42). Le jour­nal de TF1 y consacre un temps équi­valent, à la suite d’un sujet néan­moins plus com­plet sur les mobi­li­sa­tions de la journée.

Les affron­te­ments de la place de la Répu­blique – bien réels mais très mino­ri­taires au regard du nombre de mani­fes­tants et du dérou­lé des évé­ne­ments de la jour­née – ont occu­pé une place impor­tante dans les deux jour­naux télé­vi­sés, et figurent par­mi les pre­miers titres. Le récit qui en a été fait est rela­ti­ve­ment simi­laire, et on y apprend notam­ment que :

- se tenait un ras­sem­ble­ment com­po­sé « d’une cen­taine de mani­fes­tants, sou­vent cagou­lés, avec des pan­cartes anti­ca­pi­ta­listes et liber­taires » et qui était inter­dit « confor­mé­ment à l’état d’urgence » – d’après France 2. Le jour­na­liste de TF1 pré­sente quant à lui un ras­sem­ble­ment « anti COP21 et anti­ca­pi­ta­liste […] infil­tré par des indi­vi­dus radi­ca­li­sés ».

- les CRS ont fait l’objet de tirs de pro­jec­tiles et qu’ils ont « ripos­té » par des tirs de gaz lacry­mo­gène et de gre­nades assourdissantes ;

- des « cas­seurs » ont « en par­tie détruit le mémo­rial dédié aux vic­times des atten­tats en jetant des bou­gies, des pots de fleur » sur les CRS d’après France 2. Pour TF1, « le mau­so­lée en hom­mage aux vic­times des atten­tats est sac­ca­gé ; pots de fleur et bou­gies servent de pro­jec­tiles ».

C’est tout ? Presque.

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La ver­sion poli­cière, seule­ment la ver­sion policière

Les deux JT se contentent en réa­li­té de rela­ter une ver­sion des « évé­ne­ments » de l’après-midi conforme à celle de la Police. France 2 : « les CRS […] ont essuyé de très nom­breux tirs de pro­jec­tiles et […] ont ripos­té aux quatre coins de cette place de la Répu­blique par de très nom­breux tirs de gaz lacry­mo­gène ». TF1 : « les mili­tants les plus radi­caux ont pro­vo­qué les pre­mières échauf­fou­rées avec les poli­ciers ».

En d’autres termes :

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Des com­men­taires qui concordent avec les décla­ra­tions du Pré­fet (reprises sur la plu­part des sites d’information) : les mani­fes­tants « ont atta­qué la police avec des gaz lacry­mo­gènes, des boules de pétanques, des chaus­sures… »

Les poli­ciers et les CRS ont-ils fait preuve de « vio­lence » ? Nous ne le sau­rons pas. Ont-ils « pro­vo­qué » les mani­fes­tants ? Nous ne le sau­rons pas. Parce que le Pré­fet n’en a pas parlé ?

Mais ce que nous aurons, en revanche, c’est ceci :

TF1 : « Ce soir plus de deux cents per­sonnes ont été inter­pel­lées, 174 pla­cés en garde à vue » ; France 2 : « Au total, il y a eu 208 inter­pel­la­tions par­mi les mani­fes­tants, et 174 per­sonnes sont encore ce soir en garde à vue. »

Soit, une fois de plus, les infor­ma­tions com­mu­ni­quées par la Pré­fec­ture. Sans aucun com­men­taire de la part des jour­na­listes, alors même que le nombre impor­tant d’interpellations cor­res­pond, voire est supé­rieur au nombre de mani­fes­tants annon­cé par les JT… Dans quelles condi­tions les mani­fes­tants ont-ils été inter­pel­lés ? Nous ne le sau­rons pas. Qui sont les inter­pel­lés ? Nous ne le sau­rons pas. Pour quel motif ? Nous ne le sau­rons pas. Parce que la Pré­fec­ture n’en a pas parlé ?

Absence de plu­ra­lisme dans les réac­tions poli­tiques et les commentaires

Au-delà de la reprise (sans véri­fi­ca­tion ni com­men­taire) de la ver­sion poli­cière des inci­dents, on ne peut en outre s’empêcher de rele­ver l’infinie varié­té des réac­tions que nous ont offertes les deux prin­ci­paux JT de France.

Les deux chaînes ont ain­si relayé les décla­ra­tions du ministre de l’Intérieur Ber­nard Caze­neuve et de Fran­çois Hol­lande. France 2 : « Il y a une heure le pré­sident de la Répu­blique a sou­hai­té s’exprimer sur ces inci­dents qu’il a qua­li­fiés de scan­da­leux » ; TF1 : « des actions qua­li­fiées de scan­da­leuses par Fran­çois Hol­lande » ; TF1 tou­jours (images de Ber­nard Caze­neuve qui s’exprime) : « Ces actes doivent être qua­li­fiés avec la plus grande fer­me­té par res­pect pour les vic­times de ces atten­tats ».

Du côté des res­pon­sables poli­tiques, c’est tout.

Elles se sont en outre fait l’écho de réac­tions de pas­sants consta­tant les dégâts après la mani­fes­ta­tion, notam­ment autour du mémo­rial de Répu­blique : « révol­tant », « indé­cent », « inad­mis­sible ». Des dégâts injus­ti­fiables, mais uni­que­ment attri­bués à cer­tains mani­fes­tants, confor­mé­ment à la ver­sion de la Pré­fec­ture… laquelle était en contra­dic­tion avec de nom­breux témoi­gnages déjà disponibles.

La parole a‑t-elle été don­née à des mani­fes­tants ? Non. À des témoins ayant une autre ver­sion que la ver­sion poli­cière, ou d’autres com­men­taires à faire que ceux, à l’unisson, de la pré­si­dence de la Répu­blique, du minis­tère de l’Intérieur et de la Pré­fec­ture ? Non.

Il y avait pour­tant encore, en début de soi­rée, des cen­taines de per­sonnes à Répu­blique, qui avaient peut-être autre chose à dire, comme le démon­traient déjà les mul­tiples pho­tos, vidéos et com­men­taires qui cir­cu­laient sur les réseaux sociaux. Mais de toute évi­dence, ces « autres voix » n’intéressaient pas les JT, trop occu­pés à assu­rer, aux côtés du gou­ver­ne­ment et des forces de police, le main­tien de l’ordre.

***

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Que s’est-il exac­te­ment pas­sé le dimanche 29 novembre 2015 sur la place de la Répu­blique à Paris ? Ce n’est pas grâce aux JT de TF1 et de France 2 qu’on le sau­ra. À moins de consi­dé­rer que la véri­té sorte tout droit de la bouche du gou­ver­ne­ment et de la Pré­fec­ture, ce qui ne manque pas d’interroger sur l’utilité des jour­na­listes… Pour­quoi, en effet, se com­pli­quer la tâche à fabri­quer des repor­tages alors qu’il suf­fi­rait de copier-col­ler les images four­nies par les auto­ri­tés et les com­men­taires qui les accompagnent ?

Voi­là qui serait plus com­mode et plus hon­nête vis-à-vis des télé­spec­ta­teurs. Et voi­là qui per­met­trait en outre de se dédoua­ner des éven­tuels impairs, infor­ma­tions par­tielles ou par­tiales, voire contre-véri­tés relayées à l’antenne.

Il n’aura en effet pas fal­lu attendre plus de quelques heures pour se rendre compte que la ver­sion poli­cière reprise sans aucune dis­tance par les « grands médias » était loin de faire l’unanimité par­mi les témoins des scènes de vio­lence, y com­pris cer­tains jour­na­listes. Des contes­ta­tions de la ver­sion poli­cière des évé­ne­ments qui concernent notam­ment les des­truc­tions occa­sion­nées sur le mémo­rial de la place de la Répu­blique, sur les­quelles nous revien­drons dans un pro­chain article.

Un pro­chain article ? Oui. Car contrai­re­ment à cer­tains « grands médias », nous pen­sons que l’information néces­site véri­fi­ca­tions, recou­pe­ments, et esprit cri­tique vis-à-vis de la parole offi­cielle. À moins de consi­dé­rer que, état d’urgence oblige, les jour­na­listes se doivent d’être de simples auxi­liaires de police.

Fré­dé­ric Lemaire et Julien Salingue

Source de l’ar­ticle : ACRIMED


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Annexes : dérou­lé des JT de TF1 et France 2 (29 novembre, 20h)

Annexe 1 : JT de TF1

Après 6 min 32 sur l’ouverture de la COP21 :

- Un sujet de 2 min 04 sur « des mobi­li­sa­tions remar­quées mal­gré l’interdiction de mani­fes­ter » (les mobi­li­sa­tions inter­na­tio­nales, la chaîne humaine à Paris, les marches en pro­vince, etc.) ;

- Un sujet de 1 min 39 titré « Plus de 200 per­sonnes inter­pel­lées après des échauf­fou­rées à Paris ».

Ver­ba­tim :

« En marge de ces opé­ra­tions paci­fistes les mili­tants les plus radi­caux ont pro­vo­qué les pre­mières échauf­fou­rées avec les poli­ciers, des actions qua­li­fiées de scan­da­leuses par Fran­çois Hol­lande, 208 mani­fes­tants ont été inter­pel­lés. Plus de 200 per­sonnes inter­pel­lées, 174 pla­cées en garde à vue. »

« Peu avant 15h place de la Répu­blique, un déluge de pavé, de chaus­sures, de bou­teilles de verre. Plu­sieurs dizaines d’individus vêtus de noir, visages mas­qués, pro­jettent tout ce qui leur passe sous la main en direc­tion des CRS (appa­raît l’image envoyée par la Pré­fec­ture des objets jetés sur la police). Les forces de l’ordre répliquent à coup de gaz lacry­mo­gène et de gre­nades assour­dis­santes ».

« C’est l’escalade, une bar­rière en métal est lan­cée par la police. Inquiets, des com­mer­çants ferment leurs rideaux, au pied de la sta­tue, le mau­so­lée en hom­mage aux vic­times des atten­tats est sac­ca­gé ».

Poli­cier : « Eh vous des­cen­dez, vous des­cen­dez de la sta­tue ».

« Pots de fleur et bou­gies servent de pro­jec­tiles devant des badauds médu­sés. »

S’ensuivent les pro­pos d’un pas­sant qui qua­li­fie cela d’« indé­cent ».

« Un peu plus tôt les CRS s’étaient déployés en nombre autour de la place pour en fil­trer les accès, et enca­drer une action anti COP21 et anti­ca­pi­ta­liste. Un ras­sem­ble­ment inter­dit comme tous les autres depuis la pro­cla­ma­tion de l’état d’urgence et infil­tré par des indi­vi­dus radi­ca­li­sés. »

Ber­nard Caze­neuve : « Ces actes doivent être qua­li­fiés avec la plus grande fer­me­té par res­pect pour les vic­times de ces atten­tats ».

« Ce soir plus de deux cents per­sonnes ont été inter­pel­lées, 174 pla­cés en garde à vue. »

Annexe 2 : JT de France 2

Après 5 min 23 sur l’ouverture de la COP21, un sujet de plus de deux minutes sur les mobi­li­sa­tions de dimanche :

Ver­ba­tim :

« Mal­gré les inter­dic­tions liées à l’état d’urgence, plu­sieurs ras­sem­ble­ments ont eu lieu aujourd’hui, ras­sem­ble­ments en faveur d’un accord sur le cli­mat d’abord un peu par­tout en France, à Tou­louse, Mar­seille ou encore à Bor­deaux ; ras­sem­ble­ment sym­bo­lique éga­le­ment à Paris avec des mil­liers de chaus­sures dis­po­sées place de la Répu­blique, rap­pe­lant les mar­cheurs pour la pla­nète avec quelques paires éton­nantes, celles du pape Fran­çois, ou encore les bas­kets du secré­taire géné­ral des Nations-Unies Ban Ki Moon. »

« Mais quelques heures plus tard l’atmosphère s’est ten­due, avec l’arrivée de plu­sieurs cen­taines d’activistes cagou­lés, en direct sur place on va retrou­ver Laurent Des­bon­nets, Laurent d’abord est-ce que ces inci­dents sont ter­mi­nés, il y a eu en tout cas de nom­breuses inter­pel­la­tions et cela à quelques mètres du lieu d’hommage aux vic­times des atten­tats. »

« Oui le calme est reve­nu mais la situa­tion est tou­jours assez ten­due, avec une pré­sence poli­cière tou­jours mas­sive pour conte­nir des mani­fes­tants tou­jours pré­sents dans les rues adja­centes ; après un après-midi d’affrontements, ces images de vio­lences ; les CRS qui ont essuyé de très nom­breux tirs de pro­jec­tiles et qui ont ripos­té aux quatre coins de cette place de la Répu­blique par de très nom­breux tirs de gaz lacry­mo­gène. Tout a dégé­né­ré en début d’après-midi avec l’arrivée d’une cen­taine de mani­fes­tants, sou­vent cagou­lés, avec des pan­cartes anti­ca­pi­ta­listes et liber­taires, ils se sont retrou­vés face à de solides cor­dons de CRS qui les ont empê­ché de mani­fes­ter confor­mé­ment à l’état d’urgence ; des cas­seurs sont alors entrés en action et ce qui a beau­coup cho­qué ici c’est qu’ils ont en par­tie détruit le mémo­rial dédié aux vic­times des atten­tats en jetant des bou­gies, des pots de fleur, ou encore toute sorte d’objets en verre pré­sents sur ce mémo­rial en les jetant sur les CRS. C’est révol­tant, inad­mis­sible me disait à l’instant une per­sonne venue se recueillir après ces vio­lences. Au total, il y a eu 208 inter­pel­la­tions par­mi les mani­fes­tants, et 174 per­sonnes sont encore ce soir en garde à vue. »

« Mer­ci beau­coup Laurent, et il y a une heure le pré­sident de la Répu­blique a sou­hai­té s’exprimer sur ces inci­dents qu’il a qua­li­fiés de scan­da­leux, eu égard à ce lieu de mémoire, et je cite aux enjeux de la confé­rence sur le cli­mat qui doit per­mettre au monde de déci­der de l’avenir de la pla­nète ».

« Reve­nons sur les ras­sem­ble­ments paci­fiques qui ont eu lieu un peu par­tout dans le monde… »

par Fré­dé­ric Lemaire, Julien Salingue, mer­cre­di 2 décembre 2015

Pour ACRIMED