J’aime pousser les gens à penser différemment et à expérimenter de nouvelles choses.
« Canine » fait partie de ces nouveaux films d’un cinéma grec en train de (re)naître. Rencontre avec son réalisateur, Yorgos Lanthimos, pour son deuxième long métrage.
Canine peut être clos sur lui-même et ne nous donner à voir qu’une famille aux étranges moeurs, comme il peut également s’ouvrir à des thèmes universels comme le totalitarisme, la manipulation et la volonté de liberté. Etrange monstre polycéphale, ce film unique explore les aspects de la nature humaine et ne laisse assurément pas le spectateur indifférent.
Comment l’idée de cette étrange famille repliée sur elle-même vous est-elle venue ?
L’idée m’est venue en imaginant à quoi pouvait ressembler la famille de demain et si elle serait la même pour toujours. Vous savez, les années passent, et peut-être qu’un jour on n’aura plus besoin de la famille de la même façon. J’ai donc pensé que cela pouvait être effrayant pour certaines personnes qui ne voudraient pas que cela arrive et qui, au contraire, élèveraient leurs enfants à leur manière pour les protéger du monde extérieur sans qu’ils sachent que cet autre monde existe. Cette idée m’a beaucoup intéressé parce qu’elle montre combien l’on peut influencer l’esprit des gens et les garder de toute distinction du vrai et du faux. Leur vérité est votre vérité.
Combien de temps vous a‑t-il fallu pour écrire le scénario ?
Cela nous a pris deux ans avec mon ami Efthimis Filippou, en nous y mettant environ deux fois par semaine parce que nous avions beaucoup de projets publicitaires en cours à côté, donc effectivement cela nous a pris du temps… Mais si vous accumulez le temps passé à l’écriture, cela revient à environ six mois. Puis, le tournage a été plutôt rapide dès que nous avons été prêts. En fait, j’ai dû me dépêcher car les acteurs que je voulais pour mon film n’étaient disponibles qu’à une période précise. Je n’ai eu qu’un mois, et ça a vraiment été un tournage difficile car nous n’étions pas au point sur tout, mais surtout parce que nous avons tourné en août à Athènes, qui est le mois le plus chaud là-bas. Il n’y avait donc plus personne : tous les magasins étaient fermés, on ne trouve plus rien… Donc les choses que nous n’avions pas prévues à l’avance ont été vraiment dures à trouver. Chaque journée de tournage était un véritable challenge, même lorsqu’il s’agissait de se procurer du jus d’oranges !
Canine est un film qui dérange. Quand on le regarde, parfois on rit, parfois on est abasourdi, parfois on ne sait plus quoi penser. Etait-ce votre idée première que de bousculer les habitudes de vie et de pensée quand vous avez fait ce film ?
Pas de manière consciente. Je ne me suis pas dit « Je veux faire ça, je veux que les gens cassent leurs habitudes ». Mais j’imagine que c’est quelque chose qui est malgré tout en moi… J’aime pousser les gens à penser différemment et à expérimenter de nouvelles choses, que ce soit via le visionnage d’un film ou l’écoute d’une musique, mais je pense que les nouvelles expériences, celles qui stimulent l’esprit, ne sont pas forcément univoques : je ne cherche pas à amener les gens vers une idée précise, qui serait la mienne. Je préfère laisser les choses évoluer naturellement, quitte à ce qu’elles ne s’offrent pas de façon claire d’emblée, afin que cela fasse réfléchir les gens. C’est la manière dont j’aime procéder mais je ne me dis pas « Que vais-je bien pouvoir faire pour casser les règles ? ».
Peut-on voir une morale dans votre film ?
Je pense n’avoir pas de limites dans ce que je montre. Je montre les choses qui me font réfléchir moi-même. Partant de là, il y a changement du point de vue de la morale. On ne peut pas vraiment regarder le film d’une manière réaliste. On ne peut pas savoir ce que ceci ou cela signifie réellement. Le film montre un cas très spécifique, à part, afin d’explorer les événements que cette situation provoque. Il ne faut pas se limiter, il faut explorer tous les aspects de la nature humaine ; celle-ci peut être déformée, changée, et l’esprit façonné, le corps aussi bien sûr. Donc, si vous commencez à regarder le film avec un spectre moralisateur, vous avez déjà ancré le film quelque part… Or, il faut ouvrir les perspectives afin de pouvoir explorer toutes les possibilités, toutes les directions que peut prendre le film.
Vous ne cherchez donc pas à dénoncer une forme ou une autre de totalitarisme ?
Non, ce genre de réflexion arrive après… Au début, je ne sais pas exactement pourquoi je fais telle ou telle chose et pourquoi elle m’intéresse. Ensuite, de manière inconsciente, vous réalisez pourquoi, oui… Mais même si j’en prends conscience, j’essaie toujours de ne pas trop y penser parce que cela m’amènerait à vouloir rendre les choses qui se passent très claires pour le spectateur. Donner d’emblée une signification précise réduirait les possibilités du film. Or, je veux vraiment que les gens découvrent le film par eux-mêmes car il parle de différentes choses, qui peuvent avoir de multiples sens selon l’expérience et la connaissance de chacun. C’est ce que j’aime dans ce film : il peut réfléchir la personnalité de celui qui le regarde.
Au Festival de Cannes, cette année, la Palme d’Or a été décernée au film d’Haneke, Le Ruban blanc. Canine a aussi eu deux prix (Prix spécial du jury et Prix d’interprétation féminine pour les deux soeurs). La Palme d’or 2008 a été attribuée à Entre les murs de Laurent Cantet. L’éducation semble être un thème qui intéresse beaucoup les réalisateurs, ces derniers temps. Canine est-il un film qui cherche à dénoncer la sévérité et parfois même l’arbitraire de l’éducation dans certaines familles ? Peut-on voir un lien avec ce qui se passe en Grèce ?
Bien sûr, vous pouvez faire ça, mais je n’ai pas commencé à tourner en me disant ça, même si l’éducation tient une place importante dans le film. Mais pour moi, cela englobe bien plus que le sujet de l’éducation. Cela concerne plus ce que l’esprit humain peut comprendre, et à travers cela comment il est possible de manipuler les gens. Ça peut aussi bien parler d’éducation que de politique et comment un leader peut faire exactement la même chose ; il est de ces pays qui connaissent si peu de choses à propos de ce qui se passe dans d’autres pays. Par exemple, les Etats-Unis connaissent si peu de choses à propos de la Grèce ! Ils ont généralement une image déformée des autres pays et il arrive que certains américains ne sachent même pas pourquoi ils pensent ceci ou cela d’un pays parce qu’on leur a en fait dicté leurs opinions… On peut voir plus grand si l’on veut et élargir cette pensée à l’univers : que sait-on sur lui que l’on puisse directement vérifier par nous-mêmes ? Et si l’on nous mentait ? Et si les médias nous mentaient ? Ils peuvent ne dévoiler qu’une partie de la vérité et il n’y a pas d’autre moyen de connaître la vérité.
Que représente la figure paternelle pour vous ?
Beaucoup de choses. Cela pourrait être un père, ou le leader d’un pays comme je vous l’ai dit, un patron de presse, mais je n’ai pas vraiment voulu en faire un symbole. Après, libre aux gens de penser ce qu’ils veulent !
En regardant votre film, on peut penser que vous avez voulu montrer les limites de l’éducation : un enfant ne peut être dressé comme un chien parce qu’un jour il exprimera inévitablement le désir d’être libre.
Bien sûr ! Et j’espère que les gens seront toujours stimulés par quelque chose qui les réveillera et les poussera à vouloir être libres. On peut lier cela aux mouvements des jeunes générations qui se révoltent contre le gouvernement – ou autre chose. Je sais qu’en Grèce, les gens n’ont pas réagi pendant des années. Des choses se passaient mais personne ne comprenait vraiment ce qui était en train d’arriver. Notre culture a été détruite, ainsi que notre économie, notre architecture… Les gens n’ont pas réagi, ils avaient vraiment besoin d’être stimulés pour se réveiller. Je ne sais pas d’où cette stimulation est apparue, j’imagine que la situation avait atteint son paroxysme… Il y a un an, ce n’était pas que la jeune génération qui était dans la rue, c’était tout le monde. On ne sait pas si ça va mener quelque part, mais au moins quelque chose a été exprimé, les gens se sont réveillés, comme dans le film…
Les acteurs ont tous une place très importante. Comment les avez-vous choisis ?
Je connaissais la plupart d’entre eux. J’ai déjà travaillé avec le frère (Christos Passalis), et je connaissais plutôt bien la soeur aînée (Aggeliki Papoulia). Le père (Christos Stergioglou) est un comédien de théâtre classique connu en Grèce. La mère (Michèle Valley) était la muse d’un vieux réalisateur grec qui est décédé récemment, Nikos Nikolaïdis. La soeur cadette (Mary Tsoni) n’est pas une actrice, elle joue dans un groupe de rock et elle a fait de la danse classique étant jeune. Et la plupart des autres acteurs du films sont des amis, pas des acteurs de formation.
Pouvous-nous faire un lien avec le film Le Village, de M. Night Shyamalan (2003) ?
Je n’y ai jamais pensé, mais une ou deux personnes l’ont déjà mentionné. J’imagine qu’il y a un lien avec ces gens qui vivent dans une communauté qui ne veut pas s’ouvrir et qui vit dans un temps différent que le reste du monde, mais c’est un film très différent du mien, et qui ne traite pas des mêmes enjeux…
Pensez-vous que le cinéma grec vit une renaissance ?
Je l’espère ! Renaissance n’est peut-être pas le bon mot car le cinéma grec n’a jamais été très important. C’est peut-être même une naissance. J’espère qu’il est en train de s’améliorer, notamment grâce à quelques réalisateurs qui sont connus et appréciés internationalement. Il y a quelque chose de bien qui est en train de se passer et j’espère que ça n’est pas juste une coïncidence. Et je pense que ça n’en est pas une car tout ça a commencé à se mettre en branle il y a déjà trois ou quatre ans. Je ne crois pas non plus que ce mouvement ne soit pas important car tous ces films sont vraiment différents les uns des autres. Ce n’est pas comme s’il y avait une sorte de « Nouvelle Vague », avec un courant de films grecs bien particulier. C’est de bonne augure pour l’avenir du cinéma grec, même si cela nécessiterait davantage d’aides de la part du gouvernement – et c’est d’ailleurs pourquoi le cinéma grec a été si peu reconnu pendant de si nombreuses années. C’est compliqué de réaliser un film en Grèce. Avant, les jeunes gens n’étaient pas vraiment autorisés à faire des films, ils ne trouvaient pas de fonds, et c’est aussi ce qui a changé ces trois ou quatre dernières années grâce au nouveau président du Centre du film grec qui donne maintenant de l’argent aux jeunes réalisateurs. Il y a aussi un rassemblement de réalisateurs, jeunes et vieux, qui ont formé une sorte de groupe d’action qui fait pression sur le gouvernement pour faire passer une loi afin d’obtenir plus d’aides financières.
Quels réalisateurs vous inspirent le plus ?
Aucun réalisateur en particulier ne m’a inspiré pour Canine car j’essaye toujours de faire mes films étape par étape et de ne pas me demander à quoi j’aimerais que mon film ressemble. Cela, je ne le réalise qu’à la fin… J’évite de penser à d’autres films, même si j’imagine que je peux difficilement ne pas être inspiré par d’autres films. Robert Bresson est le réalisateur que je préfère avec John Cassavetes. J’essaie de ne pas faire ressembler mon film à leurs films, mais je les laisse m’inspirer de manière inconsciente bien sûr…