Réponse à Marcel Ophuls, par Claude Lanzmann (2002)

Seul le documentaire peut traiter de la Shoah que je passe mon temps à dire que Shoah [film] n’est pas un documentaire. Le Chagrin et la Pitié, en revanche, en est un.

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Réponse à Mar­cel Ophuls (Mar­cel Ophuls : Sans cha­grin ni pitié) par Claude Lanzmann

Nour­ris­sant peu d’illusions sur la fata­li­té de la pente qui entraîne les humains à réécrire l’Histoire lorsque l’âge et le res­sen­ti­ment lissent leur mémoire d’un com­plai­sant brouillard, je ne puis pour­tant lais­ser pas­ser sans réagir les pro­pos que Mar­cel Ophuls tient à mon endroit dans le der­nier numé­ro des Cahiers. Afin que tout soit clair, je vais com­men­cer par les rap­pe­ler : « J’ai fré­quen­té Claude Lanz­mann au moment de la sor­tie de Shoah. Je l’avais aidé un peu,car la télé­vi­sion fran­çaise ne vou­lait pas de Shoah. Il a fal­lu le lob­by juif [sic C. L.] aux Etats-Unis et l’énorme suc­cès auprès de lui pour que ça rebon­disse en France.Un édi­teur amé­ri­cain m’avait alors deman­dé un article sur Shoah, et j’avais écrit exprès [sou­li­gné par moi, C. L.] : “Le meilleur film docu­men­taire de l’histoire contem­po­raine”, parce que je savais, étant don­né que j’ai une cer­taine célé­bri­té aux Etats-Unis, qu’ils pla­car­de­raient cette phrase dans le New York Times. »

Bra­vo Mar­cel ! Tout est faux ou biai­sé dans cette décla­ra­tion, aus­si bien la chro­no­lo­gie que la réa­li­té des faits, sans rien dire de quelques indi­gni­tés comme « le lob­by juif », par exemple. Ce n’est ni l’Amérique, ni « le lob­by juif aux Etats-Unis » ni « l’énorme suc­cès auprès de lui » – c’est-à-dire auprès du lob­by ! Honte sur toi, Ophuls – qui ont fait « rebon­dir » Shoah en France.

C’est le contraire : Shoah est sor­ti à Paris en avril 1985 et a connu d’emblée un accueil triom­phal dans le public et les jour­naux, quo­ti­diens et heb­do­ma­daires. Le lob­by juif fran­çais, dont les repré­sen­tants les plus notoires se nom­maient Simone de Beau­voir, Fran­çois Mit­ter­rand, Claude Roy, Colette Audry, Max Gal­lo, Claire Devarrieux,Pierre Murat (on voit que j’élimine soi­gneu­se­ment de la liste des cri­tiques de Shoah ceux dont les noms conson­ne­raient judaï­que­ment !) s’activait sans doute à pleine force ! 

Mais assez ri : c’est le suc­cès cri­tique et public de Shoah en France (il est res­té plus d’un an sans dis­con­ti­nuer à l’affiche à Paris) qui a déter­mi­né sa sor­tie au ciné­ma à New York en octobre 1985, puis dans d’autres villes des Etats-Unis. Oui, le suc­cès là aus­si a été immense, immédiat,avant même que Mar­cel ne publie l’article dont je vais par­ler dans un ins­tant. Ici, le brouillard de la mémoire de notre ami,de mon ami,se change en une nuée opaque. Il écrit : « Je l’avais aidé un peu car la télé­vi­sion fran­çaise ne vou­lait pas de Shoah. » Que diable la télé­vi­sion fran­çaise vient-elle faire dans cette his­toire ? Shoah se trou­vait sur les écrans de ciné­ma en France et aux Etats-Unis, et il n’était nul­le­ment ques­tion alors des étranges lucarnes du petit écran. J’ajoute que TF1 avait contri­bué par une conven­tion fuser, ce qui fut fait pai­si­ble­ment et dans les règles deux ans plus tard en juin 1987.Non vraiment,contrairement à ce que l’auteur du Cha­grin et la Pitié semble vou­loir véhi­cu­ler, je ne me consi­dère pas comme un mar­tyr de la télé­vi­sion fran­çaise : Shoah est pas­sé sur TF1 en quatre soi­rées consé­cu­tives et mémo­rables, plus tard sur France 2 en deux soi­rées à une heure de prime time, puis sur Arte et enfin sur Pla­nète à deux reprises.

Ce qui est vrai, c’est la publi­ca­tion par la revue Ame­ri­can Film, dans son numé­ro de novembre 1985, d’un très bel article de Mar­cel Ophuls consa­cré à Shoah et inti­tu­lé « Clo­se­ly wat­ched trains ». Article intel­li­gent, géné­reux, fra­ter­nel, recon­nais­sance entre pairs, si chiche et comp­tée dans cette cor­po­ra­tion. C’était envi­ron dix jours après la sor­tie de Shoah aux Etats-Unis. Je me trou­vais à New York, je ne connais­sais pas Ophuls, je me sou­viens de ma joie et de ma fier­té, lorsque j’ai lu son texte, même si je ne l’approuvais pas sans réserve. Mais pour­quoi Mar­cel, dans l’entretien accor­dé aux Cahiers, semble t‑il démen­tir aujourd’hui ce qu’il écri­vait alors ? Il dit : « Un édi­teur amé­ri­cain m’avait alors deman­dé un article sur Shoah,et j’avais écrit exprès [sou­li­gné par moi C. L.] : “Le meilleur film docu­men­taire de l’histoire contem­po­raine.”» Pour­quoi cet « exprès » ?

Que veut dire cet « exprès » ? On ne peut s’empêcher de com­prendre qu’il avait for­cé sa pen­sée, qu’il n’y croyait pas vrai­ment, que le grand Ophuls,si célèbre outre-atlantique,voulait don­ner un coup de main, un coup de pouce à un débutant.

Reve­nons donc aux sources, c’est-à-dire au texte de 1985, le seul qui fasse foi après tout.

Et d’abord sur l’origine même de l’article. Je cite :

« Quand Shoah est sor­ti en mai 1985, je dois avouer que je n’avais jamais enten­du par­ler du film. Je tra­vaillais à l’époque à la réa­li­sa­tion d’un repor­tage de quinze minutes pour la télé­vi­sion fran­çaise, sur le voyage de Ronald Rea­gan en Allemagne,marqué par sa visite au cime­tière SS de Bit­burg. (…) Quelques semaines après mon retour de Bit­burg, je par­tais pour la Boli­vie avec ma caméra,sur les traces de Klaus Bar­bie, pre­mière étape du film que j’ai réa­li­sé sur lui, et ce n’est qu’au retour de cette expé­di­tion que j’ai eu un coup de télé­phone du rédac­teur en chef d’American Film. Sans cet appel de Washing­ton et l’encouragement finan­cier à lui atta­ché, j’aurais peut-être pris mon temps pour aller voir Shoah, ce qui revient sou­vent, pour des gens comme moi, à ne pas voir le film du tout. »

Voi­ci main­te­nant quelques extraits de ce qu’écrivait alors Mar­cel, non pas « exprès », mais avec cœur,conviction et admiration : 

« Je consi­dère Shoah comme le plus grand docu­men­taire sur l’histoire contem­po­raine jamais réalisé,sans exception,et de loin le plus grand film que j’aie jamais vu sur l’Holocauste. » (…) « Pour ma part, et contrai­re­ment à ce que disent cer­tains cri­tiques cinématographiques,je n’ai jamais fait un film sur la des­truc­tion des juifs (…) ma démarche s’est tou­jours située à la péri­phé­rie du sujet, jamais je n’ai été confron­té à l’effrayante tâche d’aller voir dans l’œil du cyclone et de rap­por­ter ce que j’y aurais vu. Si j’avais dû le faire, j’espère sim­ple­ment que j’aurais été capable de mobi­li­ser la même dis­ci­pline intel­lec­tuelle et affec­tive, le même cou­rage spi­ri­tuel, la même inten­si­té et la même volon­té nue que Claude Lanz­mann. Mais c’est comme la vieille ques­tion de l’héroïsme face à un dan­ger mor­tel : on ne peut pas savoir de quoi on est vrai­ment capable tant qu’on ne l’a pas vécu. »

Mais Mar­cel n’en a pas encore ter­mi­né avec l’autorévisionnisme. Il déclare plus loin, tou­jours dans les Cahiers :

« [Claude] s’est mis à dire que Shoah et mes films sont des récits et qu’on espère que ce sont des œuvres d’art. Il en est convain­cu, moi peut-être moins. » Je ne me suis « mis à dire » rien du tout, je n’ai jamais écrit une ligne sur aucun des films de Mar­cel Ophuls. Lui, en revanche, dans Ame­ri­can Film, dit encore ceci. Je cite :

« Est-ce que Shoah est trop long ? Trop long pour qui, trop long pour quoi ? Shoah est-il trop aride ? Non, au contraire, c’est un film riche, infi­ni­ment varié, constam­ment sur­pre­nant comme toute grande œuvre d’art [sou­li­gné par moi C. L.]. »

Si je n’ai jamais asso­cié les films d’Ophuls à Shoah, c’est pour des rai­sons qui n’ont rien à voir avec l’ingratitude. Nous ne boxons pas dans la même caté­go­rie, c’est tout. Je n’ai par ailleurs pas pu faire sem­blant d’aimer Hôtel Ter­mi­nus, dont j’ai mal sup­por­té les entre­chats nar­cis­siques et la construc­tion erra­tique à mes yeux. Mar­cel en a été meur­tri et je le déplore. Quant au Cha­grin et la Pitié, et contrai­re­ment à ce qu’il déclare dans les Cahiers encore,je n’ai jamais été « pro­fon­dé­ment aga­cé par le film ».

C’est autre chose et je m’en suis ouvert à lui au cours même du pre­mier dîner que nous par­ta­geâmes. Je trou­vais injuste qu’on fasse de Cler­mont-Fer­rand une ville sym­bole de la col­la­bo­ra­tion alors que je la tiens pour un haut lieu de la Résis­tance fran­çaise. Je le sais, j’y étais, c’est moi qui, à l’automne 1943, ai orga­ni­sé la résis­tance par­mi les internes du lycée Blaise-Pas­cal. C’est moi qui ai recru­té Pacaud,dont deux pions imbé­ciles et sous-infor­més parlent dans Le Cha­grin et la Pitié, Pacaud, élève de phi­lo­so­phie âgé de 18 ans,qui,après avoir abat­tu pen­dant six mois des Alle­mands et des mil­li­ciens dans les rues de Clermont-Ferrand,fut cer­né au cœur même du lima­çon d’une ves­pa­sienne et se tira une balle dans la tête plu­tôt que de ris­quer la tor­ture. Sur pas mal de points, l’enquête du Cha­grin et la Pitié était bâclée et la faute n’en est pas impu­table à Ophuls, mais à ceux qui tra­vaillaient avec lui.

Mar­cel – c’est sa nature – est un grand don­neur de leçons. Il nous a tous bom­bar­dés des années durant de fax com­mi­na­toires et accu­sa­teurs, dénon­çant d’imaginaires com­plots qu’on tra­mait contre lui. Il pro­teste main­te­nant publi­que­ment contre une soit-disant tra­hi­son de mon œuvre par moi-même. Je cite encore, tou­jours dans les Cahiers : « Hier soir, à la télé­vi­sion, j’ai vu que Claude se lais­sait entraî­ner par Jack Lang, la main dans la main, pour faire la classe dans les lycées, avec une ver­sion abré­gée de Shoah. » Non Mar­cel, il n’y a ni ver­sion abré­gée, ni ver­sion « courte » (comme il est dit dans une note des Cahiers ). Le DVD de Shoah pour l’Education natio­nale, par­fai­te­ment édi­té dans la col­lec­tion « L’Eden ciné­ma » diri­gée par Alain Ber­ga­la, est sans ambi­gui­té aucune inti­tu­lé : Shoah (Extraits). Et je ne puis faire mieux, pour réfu­ter la timide bas­sesse qu’on trouve dans l’assertion de Marcel,que citer ici l’introduction au livret péda­go­gique qui accom­pagne le DVD,livret magni­fi­que­ment rédi­gé et pré­sen­té par Jean-Fran­çois Forges,qui étu­die d’abord Shoah dans son inté­gra­li­té avant d’analyser dans le plus grand détail et plan par plan cha­cune des séquences retenues.

Voi­ci :

« Ce livret pro­pose aux professeurs,après une réflexion géné­rale sur les thèmes tirés de la tota­li­té du film Shoah de Claude Lanz­mann, six extraits de ce film. Chaque extrait, dont le plus long a une durée de trente-sept minutes, entre sans dif­fi­cul­té dans le cadre horaire d’un cours. Les extraits sont étu­diés plan par plan, en insis­tant sur la spé­ci­fi­ci­té de l’œuvre et du lan­gage ciné­ma­to­gra­phique. Puis, en s’inspirant des bilans déjà réa­li­sés de la pré­sen­ta­tion de Shoah à des élèves, le livret pro­pose aux pro­fes­seurs une série de thèmes pou­vant être abor­dés au cour d’une réflexion, d’un débat ou de tra­vaux per­son­nels à pro­pos du cinématographe,de la mémoire,de l’histoire et des nom­breux pro­blèmes affron­tés par l’auteur du film et qui se posent à nous lors de notre propre confron­ta­tion à la réa­li­té de la Shoah. Les extraits de Shoah ont une fonc­tion péda­go­gique bien connue dans l’école où la pré­sen­ta­tion de mor­ceaux choi­sis, par exemple des grandes œuvres littéraires,doit non seule­ment ins­truire les élèves de l’existence des chefs‑d’œuvre,mais aus­si les conduire à la connais­sance per­son­nelle des œuvres dans leur inté­gra­li­té. Les extraits ne sau­raient évi­dem­ment rem­pla­cer le film dans son iden­ti­té c’est-à-dire dans sa durée de neuf heures trente minutes, son rythme, son montage. (…)

Assu­ré­ment, les chefs‑d’œuvre trans­mis par l’école n’ont pas été réa­li­sés spé­ci­fi­que­ment pour des adolescents.Pourtant le devoir des pro­fes­seurs est d’instruire les élèves de tous les chefs‑d’œuvre ins­crits dans le patri­moine cultu­rel de l’humanité. De ce point de vue, il n’est pas per­mis d’exclure une œuvre aus­si consi­dé­rable que le film de Lanz­mann des œuvres étu­diées dans les lycées.Un grand nombre de jeunes cinéastes, d’écrivains, d’historiens ont dit com­bien ce film les avait pro­fon­dé­ment mar­qués et gui­dés vers leurs propres créa­tions et leurs propres recherches. Les élèves ont le droit de n’être pas pri­vés de Shoah.

Le film per­met de se pla­cer dans l’histoire du ciné­ma et d’évoquer avec pré­ci­sion le lan­gage des images.Il montre aus­si que le ciné­ma est un art qui peut pen­ser avec une pro­fon­deur et une inten­si­té que les élèves voient plu­tôt attribuées,au cours de leurs études,au théâtre ou à la littérature. »

J’ajoute pour ter­mi­ner – et j’en res­te­rai là – que je suis à peine éton­né de voir ce faux rebelle d’Ophuls s’enrôler dans la bien-pen­sante cohorte qui, « entre Lanz­mann et Spiel­berg », a « ten­dance » à se ran­ger du côté du second, me prê­tant comme à l’accoutumée des paroles et des pen­sées qui n’ont jamais été les miennes : « Lanz­mann a tort – et c’est méga­lo de sa part – de croire qu’il est le seul dépo­si­taire, que seul le docu­men­taire peut trai­ter de la Shoah. »

Je crois si peu, mon cher Mar­cel, que seul le docu­men­taire peut trai­ter de la Shoah que je passe mon temps à dire que Shoah n’est pas un docu­men­taire. Le Cha­grin et la Pitié, en revanche, en est un. ■

Mar­cel Ophuls répond

Que mon vieil ami Claude se ras­sure : je ne retire abso­lu­ment rien de ce que j’ai écrit en 1985… même pas la pre­mière phrase que j’avais bien rédi­gée exprès pour être citée dans les pavés publi­ci­taires aux Etats-Unis. Je ne suis pas ama­teur de com­bats de boxe. J’aurais donc du mal à pla­cer tel confrère en telle « caté­go­rie ». Mais il ne fait aucun doute que Lanz­mann est un poids lourd. Est-ce une rai­son pour se com­por­ter publi­que­ment avec l’arrogance et la mufle­rie de Mike Tyson ?

Publié dans Les Cahiers du Ciné­ma n° 567, avril 2002 page 54 – 55

Source de l’ar­ticle : Docu­men­ta­tion Mar­cel Ophuls