Réponse à Pierre Bourdieu, par Daniel Schneidermann

A quoi se résume en effet l'essentiel de vos reproches ? A ne pas vous avoir laissé totalement maître du déroulement de l'émission. Vous eussiez aimé en ordonner à la fois la composition du plateau et les extraits projetés.

Réponse à Pierre Bour­dieu, par Daniel SCHNEIDERMANN

Le Monde Diplo­ma­tique, Mai 1996, Page 21

Cher Pierre Bourdieu.

Comme il est dif­fi­cile, pour un intel­lec­tuel, de pen­ser la télé­vi­sion ! Ain­si donc, votre venue à « Arrêt sur images », l’é­mis­sion heb­do­ma­daire de relec­ture des images télé­vi­sées de La Cin­quième, le 23 jan­vier, ne vous ins­pire-t-elle, dans Le Monde diplo­ma­tique du mois der­nier, que cet étrange et tou­chant cri de colère, de remords et de dépit. 

Ain­si donc, assu­rez-vous, votre « confiance a été abu­sée ». Quelle que soit mon indi­gni­té à débattre avec un pro­fes­seur au Col­lège de France, je sou­hai­te­rais m’ar­rê­ter, non point sur des images, mais sur votre texte. Un mot, pour com­men­cer, de son éton­nante struc­ture. Après avoir livré, sur deux colonnes, votre ver­sion de nos conver­sa­tions préa­lables à votre venue, et sans tran­si­tion, vous bros­sez dans la troi­sième colonne un tableau cri­tique du dis­po­si­tif d’une émis­sion télévisée. 

Une lec­ture rapide pour­rait faire croire que ce résu­mé peu flat­teur s’ap­plique à « Arrêt sur images », alors que vous décri­vez en fait « La marche du siècle », émis­sion de France 3, à laquelle vous aviez aus­si par­ti­ci­pé quelques années plus tôt. Ne pou­vant croire que cette ambi­guï­té soit déli­bé­rée, je n’y insiste pas. Plus inté­res­sant, ce texte révèle à mes yeux, dans votre pen­sée et votre vision du monde, plu­sieurs sur­pre­nants points aveugles, à com­men­cer par… la télé­vi­sion elle-même. A quoi se résume en effet l’es­sen­tiel de vos reproches ? A ne pas vous avoir lais­sé tota­le­ment maître du dérou­le­ment de l’é­mis­sion. Vous eus­siez aimé en ordon­ner à la fois la com­po­si­tion du pla­teau et les extraits pro­je­tés. Vous oppo­ser des contra­dic­teurs, vous inter­rompre, même res­pec­tueu­se­ment, pré­tendre ajou­ter quelques séquences à celles que vous aviez vous-même deman­dées pour étayer vos pro­pos, fut à vos yeux un crime de lèse-majes­té. On ne débat pas avec Pierre Bour­dieu, on ne contre­dit pas Pierre Bour­dieu, on n’in­ter­fère pas avec le dis­cours de Pierre Bour­dieu. C’é­tait si simple ! Vous veniez seul, avec vos images, déli­vrer votre mes­sage. La télé­vi­sion s’ab­di­quait elle-même. Au fond, si l’on vous com­prend bien, il n’existe qu’une forme ima­gi­nable de com­mu­ni­ca­tion : le cours magis­tral au Col­lège de France. Ce refus rétros­pec­tif de la contra­dic­tion me sur­prend. Il me semble encore vous entendre, au télé­phone, vous réjouir de la pers­pec­tive de « ren­trer dans la gueule » de vos contra­dic­teurs. « On me dit que je suis bien meilleur face à une contra­dic­tion forte », disiez-vous. Ai-je rêvé ? Allons ! Nos négo­cia­tions sur la com­po­si­tion du pla­teau furent lim­pides. Pour­quoi insi­nuer autre chose ? 

Vous sou­hai­tiez, pour cri­ti­quer le trai­te­ment télé­vi­sé des grèves de décembre, vous appuyer sur des extraits des émis­sions de Jean-Marie Cava­da (France 3) et Guillaume Durand (TF 1). Je m’as­su­rai que tous deux vien­draient vous don­ner la réplique. Et nous fûmes d’ac­cord. Mais ne consi­dé­rons que votre texte, puisque c’est la pos­ture que vous adop­tez aujourd’­hui. Cet effroi affi­ché du maître devant la contra­dic­tion est d’a­bord révé­la­teur de la déli­ques­cence du débat intel­lec­tuel en France. Vous n’a­vez pas tort : l’« assè­ne­ment » magis­tral est aujourd’­hui la seule forme admise d’ex­pres­sion intel­lec­tuelle publique. Des chefs et des sous-chefs d’é­coles délivrent leurs leçons, dans la totale indif­fé­rence des cha­pelles voi­sines. Il est sur­tout révé­la­teur d’une mécon­nais­sance éton­nante de la puis­sance de l’ou­til télé­vi­sion. L’eus­siez-vous chas­sée par la porte, celle-ci serait ren­trée par la fenêtre. Son évic­tion, elle s’en serait ven­gée en… la sou­li­gnant cruel­le­ment à l’i­mage. « Pierre Bour­dieu vous parle » : était-ce là votre émis­sion rêvée ? Que sou­hai­tiez-vous, en prime ? Des rou­le­ments de tam­bours ? Un pré­sen­ta­teur en uni­forme ? Une heure d’hor­loge durant, voir un digne pro­fes­seur déli­vrer son cours et lan­cer ses excom­mu­ni­ca­tions : qui eût regar­dé jus­qu’au bout cette paro­die sans écla­ter de rire ? 

Oui, la télé­vi­sion est une mou­li­nette. Les rides d’un invi­té de pla­teau, les plis de son front, y seront tou­jours plus élo­quents que sa démons­tra­tion. Oui, l’u­ni­té de base y est le « coup de gueule », ou le « coup de coeur ». Même si, en effet, vous avez béné­fi­cié de vingt minutes de parole sur une durée totale de cin­quante-deux minutes (contre huit minutes pour cha­cun de vos deux contra­dic­teurs), pas­ser à la télé­vi­sion pour ten­ter d’y déli­vrer une pen­sée, c’est obli­ga­toi­re­ment pas­ser un com­pro­mis avec la mou­li­nette. Dans un com­pro­mis, cher Pierre Bour­dieu, on gagne, mais on perd aus­si. Que suis-je prêt à sacri­fier (en vir­gi­ni­té, en inté­gri­té, en com­plexi­té, en impu­ni­té)… en échange de quels béné­fices (en noto­rié­té, en effi­ca­ci­té) ? Jus­qu’à quel point le mes­sage à déli­vrer vaut-il de se lais­ser broyer par la méca­nique de l’i­mage ? Voi­là les seules ques­tions qui importent. 

A peine m’a­vez-vous repro­ché de trop sacri­fier à la méca­nique de la télé­vi­sion que sur­git sous votre plume un autre grief contra­dic­toire : j’au­rais dû m’abs­te­nir d’in­for­mer les deux autres invi­tés de la liste des cri­tiques que vous pro­je­tiez de leur adres­ser. Sou­hai­tiez-vous donc jouer l’ef­fet de sur­prise, le direct, le « coup de télé » ? Rêviez-vous de les prendre par sur­prise tiens, encaisse celle-là ? Sou­hai­tiez-vous que la camé­ra aille sur­prendre sur leurs visages les stig­mates de la foudre bour­di­vine ? Déso­lé : ce n’est pas la pra­tique habi­tuelle de notre émission. 

Ces effets-là, aux­quels incite en effet la méca­nique de la télé­vi­sion rien ne « fonc­tionne » mieux en télé qu’une mise à mort, rien n’est plus effi­cace que le sang , nous les refu­sons. Bour­dieu met­tant à mort Durand et Cava­da : à sup­po­ser que votre arme ait été assez acé­rée, et que votre poing n’ait pas trem­blé, cela eût sans doute assu­ré à l’é­mis­sion une jolie pro­mo­tion, et une belle audience. Mais non. Au « coup de télé », à l’at­taque-sur­prise, je m’obs­tine à pré­fé­rer le dia­logue franc mais loyal, dans lequel cha­cun a eu le temps de four­bir ses argu­ments. Nos invi­tés peuvent tou­jours, au préa­lable, prendre connais­sance du pro­gramme avec le degré de pré­ci­sion qu’ils fixent eux-mêmes. 

Ce jour-là, d’ailleurs, ce ne fut pas le cas, ni Jean-Marie Cava­da ni Guillaume Durand ne nous ayant deman­dé de leur dévoi­ler vos bat­te­ries. Mais, le plus stu­pé­fiant et le plus révé­la­teur de votre article , c’est ce qui n’y figure pas : l’a­na­lyse de l’é­mis­sion elle-même. Ce que vous sou­hai­tiez dire, ce que vous n’a­vez pas pu dire, vos a prio­ri sur la télé­vi­sion : nous n’en igno­rons plus rien. Mais votre regard sur l’é­mis­sion ? Vous avez zap­pé ces cin­quante-deux minutes, qui furent pour­tant grâce à vous, ne vous en déplaise, ce moment unique où la télé­vi­sion, en la per­sonne de deux de ses digni­taires, accep­ta cou­ra­geu­se­ment, je le main­tiens de venir se sou­mettre à la cri­tique d’un intel­lec­tuel. « D’où parlent » les visages qui causent dans le poste ? Comme elle est décryp­table, pour­tant, cette émis­sion ! Comme ses échanges, ses regards, ses silences sont élo­quents ! Oui, ses silences ! Car un spec­tacle de télé­vi­sion, cher Pierre Bour­dieu, ce ne sont pas seule­ment les mots qui y cir­culent. Ce sont aus­si les ins­tants inat­ten­dus, impré­vi­sibles qui, volant aux par­ti­ci­pants leur véri­té inavouable, lui impriment sa couleur. 

De grâce, regar­dez-la, cette émis­sion : tout ce que vous vous repro­chez, dans votre article, de n’a­voir pas pu dire, tout cela crève tout de même l’é­cran. Jus­qu’à votre stra­té­gie du mar­tyr vous lais­ser inter­rompre pour sou­li­gner la bar­ba­rie de vos inter­lo­cu­teurs si lisible dans votre sou­rire dou­lou­reux des pre­miers ins­tants face à la pre­mière ques­tion de ma consoeur Pas­cale Clark : « On ne vous a pas beau­coup enten­du, à la télé­vi­sion ? » Un silence, puis : « Non. » Ah, ce silence ! Du mépris pour la jour­na­liste à la pitié pour la « vic­time du sys­tème », tout y est simul­ta­né­ment, pro­di­gieu­se­ment, cruel­le­ment lisible ! 

Cela nous amène, cher Pierre Bour­dieu, à votre second point aveugle : vous-même. « J’a­vais deman­dé expres­sé­ment que mes prises de posi­tion pen­dant les grèves de décembre ne soient pas men­tion­nées », rap­pe­lez-vous. Outre que je n’ai aucun sou­ve­nir d’une telle exi­gence, cette reven­di­ca­tion me laisse rêveur. Que repro­chez-vous par ailleurs, en effet, à la télé­vi­sion ? Vous cri­ti­quez les émis­sions qui passent sous silence « les posi­tions par­ti­sanes de cer­tains par­ti­ci­pants ». Que M. Pey­re­fitte, sur cer­tains pla­teaux, soit pré­sen­té comme « écri­vain » et non comme « séna­teur RPR » ou « pré­sident du comi­té édi­to­rial du Figa­ro », voi­là, selon vous, une cou­pable mys­ti­fi­ca­tion. Je par­tage votre indi­gna­tion. On n’in­dique jamais trop pré­ci­sé­ment aux télé­spec­ta­teurs « d’où parlent » les visages qui causent dans le poste. Mais pour­quoi seriez-vous le seul à devoir échap­per à cette salu­taire exi­gence ? Pour­quoi vous octroie­riez-vous seul le droit d’ap­pa­raître, à votre choix, comme « au-des­sus de la mêlée », retran­ché sur l’A­ven­tin du Col­lège de France ou bien comme pug­nace com­bat­tant au côté des gré­vistes ? A Guillaume Durand, qui vous en fait la remarque au cours de l’é­mis­sion, vous répli­quez, atter­ré : « Il fau­drait deux heures, pour répondre à cela. » En effet ! 

Il fau­drait même sans doute bien davan­tage que deux heures pour détailler le mira­cu­leux pro­ces­sus de dédou­ble­ment entre le Bour­dieu qui, gare de Lyon, vient appor­ter son sou­tien aux che­mi­nots et celui qui, du haut de sa chaire, déga­gé des empor­te­ments du vul­gaire, fus­tige scien­ti­fi­que­ment la per­ni­cieuse télé­vi­sion. A moins, évi­dem­ment, que vous ne par­liez de nulle part. « Que fau­dra-t-il ins­crire sous votre nom ? » vous deman­dai-je encore au cours de l’é­mis­sion. « Rien », répon­dez-vous, superbe. Cette autre grande seconde de véri­té, le pro­fes­seur de com­mu­ni­ca­tion Daniel Bou­gnoux a choi­si à son tour de la décryp­ter, quelques semaines plus tard, dans un numé­ro ulté­rieur d’« Arrêt sur images » (le 13 mars 1996). « On ne sau­rait mieux signi­fier que dans Bour­dieu, il y a Dieu », ana­ly­sa-t-il. N’est-ce pas cette iro­nique remarque, pour­tant sans méchan­ce­té, qui a déclen­ché votre furie, et la rafale de mitrailleuse dans Le Monde diplo­ma­tique ? Ces deux ins­tants de véri­té ne sont pas les seuls. De votre appa­ri­tion à « Arrêt sur images », je conserve pour ma part un autre motif de stu­pé­fac­tion : com­ment, du thème pro­po­sé « La télé­vi­sion et le mou­ve­ment social » vous avez insen­si­ble­ment glis­sé à « la télé­vi­sion et Pierre Bour­dieu ». Dieu sait que cette grève fut riche en images de gens du peuple, des gré­vistes se réchauf­fant à leurs bra­se­ros aux sala­riés pris au piège des embou­teillages, des bateaux-mouches aux auto-stop­peurs et aux cyclistes. Mais tous ces visages-là n’a­vaient pas rete­nu votre atten­tion. En revanche, Jean-Marie Cava­da inter­rom­pant Pierre Bour­dieu à « La marche du siècle », deux ans aupa­ra­vant : voi­là l’of­fense qui méri­tait répa­ra­tion. Comme si toute la Misère du Monde s’in­car­nait en Vous. Comme si, inter­rompre Bour­dieu, c’é­tait offen­ser les dam­nés de la Terre. Comme si plai­san­ter Bour­dieu, c’é­tait blas­phé­mer. Ris­quons une explication. 

Si l’i­mage des gré­vistes ne vous inté­resse qu’à tra­vers celle des hié­rarques syn­di­caux ou la vôtre ; si, dans le flux télé­vi­suel, seules vous fas­cinent les émis­sions de pla­teau où se joue, entre hommes de pou­voir ani­ma­teurs d’é­mis­sion, diri­geants syn­di­caux, ministres, socio­logues , la tra­gi-comé­die du pou­voir c’est évi­dem­ment parce que le pou­voir est votre élé­ment, votre objet d’a­na­lyse et de conquête, votre plus cher sou­ci. Pou­voir : le mot vous répu­gne­ra sans doute sin­cè­re­ment, vous dont toute l’oeuvre res­pire la com­pas­sion envers les humbles et la colère contre les méca­nismes qui les broient. Sans doute votre pou­voir d’au­jourd’­hui enivre-t-il et effraie-t-il à la fois le bour­sier béar­nais, l’ob­ser­va­teur atten­tif, le socio­logue sub­ver­sif que vous fûtes, mais c’est ain­si. Votre pou­voir est aujourd’­hui immense. Vous vous plai­sez par­fois à vous offus­quer du pou­voir à vos yeux exces­sif des médias, en géné­ral, et de la télé­vi­sion, en par­ti­cu­lier. Vous avez rai­son. Mais le vôtre ? Ne vous aveugle-t-il pas ? Certes, on ne vous recon­naît pas dans la rue. Dans plu­sieurs lettres, après l’é­mis­sion, on m’a deman­dé qui était « ce socio­logue » qui avait, avec tant de har­diesse, inter­pel­lé les hommes de télévision. 

Mais votre nar­cis­sisme, que vous évo­quez dans votre article, trouve bien d’autres com­pen­sa­tions, et je ne parle pas seule­ment des médailles d’or du CNRS. Que vous parais­siez, et les média­tiques tremblent. Dou­ble­ment cui­ras­sée par le Col­lège de France et la Misère du Monde, votre légi­ti­mi­té écrase leur fra­gile noto­rié­té, ils le savent, et vous savez bien qu’ils le savent. Pour­quoi Jean-Marie Cava­da et Guillaume Durand, ces vedettes de la télé­vi­sion, se sont-ils fait un devoir d’ac­cou­rir à votre convo­ca­tion ? Pour­quoi Le Monde diplo­ma­tique a‑t-il publié votre cri, avec force affi­chettes dans les rues de Paris ? Parce que vous déte­nez, dans la vie intel­lec­tuelle, une légi­ti­mi­té consi­dé­rable, une des toutes pre­mières, et que les médias, tous les médias, même les plus légi­times d’entre eux, ren­forcent leur légi­ti­mi­té en vous accueillant. En termes tri­viaux, publier Bour­dieu, invi­ter Bour­dieu, même pour être le récep­tacle ou la cible d’une de ses phi­lip­piques anti-médias, c’est s’a­no­blir, s’ap­pro­prier un peu de votre légi­ti­mi­té. Pour un jour­nal ou une émis­sion, vous êtes aus­si un élé­ment de stan­ding ou, pour reprendre un concept que vous avez si magni­fi­que­ment éclai­ré naguère, un signe de distinction. 

Et cela est aus­si vrai pour La Cin­quième, en géné­ral, et « Arrêt sur images », en par­ti­cu­lier, qui, dans la confron­ta­tion du Savoir et du Faire-Savoir, se veulent alliés natu­rels du pre­mier contre le second. Reli­sant devant les télé­spec­ta­teurs les images de télé­vi­sion, contrai­gnant la télé­vi­sion à s’ar­rê­ter sur ses erre­ments, la dépos­sé­dant de son arme suprême le non-retour sur elle-même , « Arrêt sur images » a pour pre­mier but de com­battre le pou­voir hyp­no­tique de la télé­vi­sion. Oui, on peut jouer à ce jeu dan­ge­reux dans la gueule du loup elle-même, à la télé­vi­sion, et nous ten­tons de le démon­trer chaque semaine. Mais, s’il est néces­saire de cri­ti­quer la télé à la télé, il est tout aus­si néces­saire d’y cri­ti­quer… la télé qui cri­tique la télé. Aucun pou­voir ni celui de Cava­da et Durand, ni le vôtre, ni le contre-pou­voir, bal­bu­tiant, des émis­sions de « méta-télé­vi­sion » ne doit renon­cer à s’exer­cer aus­si contre les mys­ti­fi­ca­tions dont il est, par essence, pro­duc­teur. Qui­conque vient sur un pla­teau de télé­vi­sion, fût-ce pour offrir la riche repré­sen­ta­tion allé­go­rique du Savoir ter­ras­sant le Paraître, y devient aus­si­tôt icône, et donc légi­ti­me­ment objet lui-même de décryp­tage. Pour­quoi le spec­tacle télé­vi­sé de « Pierre Bour­dieu cri­ti­quant la télé à la télé » (spec­tacle redou­ta­ble­ment effi­cace, comme en témoi­gnèrent les réac­tions qui sui­virent votre venue) serait-il seul tabou ? 

L’exer­cice, je le conçois bien, est ambi­gu, mais il est néces­saire, et je regrette sin­cè­re­ment que vous ne l’ayez pas sup­por­té. Votre cri de colère, j’eusse aimé l’en­tendre… sur notre pla­teau. Et je ne déses­père pas que vous en repre­niez un jour le che­min. Concluons. Au total, grâce à ces deux émis­sions et à cet échange à dis­tance dans Le Monde diplo­ma­tique , peut-être aurons-nous contri­bué ensemble à cette mis­sion de salu­bri­té publique : rendre les télé­spec­ta­teurs-citoyens moins dupes de ce qu’ils voient et entendent. 

L’at­te­lage hété­ro­clite que nous for­mons aura peut-être fait pro­gres­ser une idée simple, dont je sais qu’elle vous est chère : accep­ter sans rébel­lion toute repré­sen­ta­tion publique du pou­voir (y com­pris du pou­voir intel­lec­tuel), c’est déjà être domi­né. N’est-ce pas l’essentiel ?