« Quand on n’a plus de héros, on les fabrique », dit l’affiche française[Dans la version anglophone, le slogan est « Crime has a new enemy ».]] de ce nouveau Robocop. Et quand on n’a plus d’idées, on reprend les vieux scénarios, disent les taquins. [Ma théorie du remake va plus loin : depuis quinze ans, quand un film, notamment de science-fiction, véhicule un contenu politique dérangeant, on le neutralise en le « rebootant », en le refaisant, ou en lui donnant une suite qui affadit ou décale son propos.
J’attendais donc ce remake au tournant. Le Robocop de Paul Verhoeven, sorti en 1987[[Je n’ai toujours pas fait d’article sur le Robocop de 1987, ni sur ses remakes cyberpunks et réactionnaires scénarisés par Frank Miller, ni sur les téléfilms et la série qui en sont issues. Je vais essayer de m’y employer dans les jours à venir. La série m’intéresse pour son personnage d’intelligence artificielle, mais c’est une autre histoire.]], était éminemment politique. La cible première du film d’origine, c’était la privatisation des services publics : une société tentaculaire, l’Omni Consumer products (OCP, qui devient OmniCorp dans le remake), s’était vue peu à peu confier des domaines tels que la santé ou la sécurité, dont la ville de Détroit, en faillite (bien vu !), cherchait à se décharger. L’OCP prétendait rendre rentables des domaines économiques qui échappent théoriquement à la quête de profit financier, et ce au prix d’une gestion « moderne », entendez commerciale, agressive, centrée sur les coups médiatiques et sur la destruction d’emplois — des robots sont construits pour remplacer les policiers humains, et Alex Murphy (Robocop), le seul de ces robots à être partiellement humain, n’est pas un individu libre, il est la propriété de l’OCP qui loue ses services à la ville de Detroit.
Je ne suis pas vraiment surpris de constater que cette charge contre la marchandisation des services publics a été oubliée dans le scénario du remake, bien que (ou parce que) le sujet n’a rien perdu de son actualité. Malgré cet escamotage, la nouvelle version de Robocop n’est pas totalement exempte de propos politique. La réalisation du film est due à José Padilha, auteur brésilien connu pour des films porteurs d’un propos social forts, tels que Tropa de Elite et Secrets of the tribe. Il semble qu’il ait eu peu de marge de manœuvre pendant la réalisation du film et en soit plus le technicien que l’auteur, d’autant que le scénario n’est pas de lui. J’ai lu quelque part qu’il avait dû renoncer à neuf de ses idées sur dix.
Pat Novak, technophile télévisuel aux arguments plus que fallacieux. Le dispositif de l’émission, où Novak fait un stand-up d’évangéliste qui, avec des gestes, fait apparaître des cartes, des vidéos, des interlocuteurs, etc., est assez intéressant.
Nous avons ici deux « méchants » principaux : Raymond Sellars (Michael Keaton), entrepreneur intuitif, rusé, et tout à fait dénué de moralité, qui dirige la société OmniCorp, et Pat Novak (Samuel L. Jackson), animateur d’une émission de télévision qui semble essentiellement destinée à réclamer la suppression d’une loi due à un sénateur nommé Dreyfuss, loi qui empêche l’utilisation de drones et de robots sur le territoire des États-Unis. Contrairement à l’Omni Consumer Products, qui couvrait un vaste champ d’activités, la société OmniCorp ne s’occupe que de fabrication d’automates ou de prothèses robotisées, à usage médical mais aussi et surtout militaire et policier. Les États-Unis lui achètent des robots chargés d’assurer le maintien de l’ordre dans les pays qui se trouvent sous sa « protection » — tel que l’Iran[[Au passage, la ville de Téhéran en 2028 (l’année à laquelle se déroule l’action) est une énième caricature d’un Moyen-orient désertique où les opposants à l’impérialisme américain ne connaissent pas de meilleur moyen de lutte que de se ceinturer d’explosifs pour commettre des attentats-suicides désespérés, à la manière de zombies de jeu vidéo ou de lemmings.]]. Le techno-évangéliste Pat Novak est d’une malhonnêteté crasse, empêchant ses invités de finir leurs phrases lorsqu’il n’est pas d’accord avec eux, ou maniant le sophisme avec art : si des iraniens s’attaquent aux drones qui régentent leur vie, c’est la preuve qu’il faut construire toujours plus de robots. On regrettera que les motivations de l’animateur de télévision ne soient pas exposées.
Une chose à la fois juste et terrifiante dans ses implications que dit un militaire, au cours d’une interview par Pat Novak, c’est que si les guerres du Viêt Nam, d’Irak ou d’Afghanistan ont fini par être condamnées par l’opinion publique américaine, c’est parce qu’elles ont fait des victimes américaines. Donc si les soldats sont remplacés par des drones tueurs, les guerres extérieures deviennent supportables pour ceux qui se trouvent à des milliers de kilomètres, et elles peuvent donc durer indéfiniment.
Les rues de Téhéran, pacifiées par les drones États-Uniens.
Cette critique de l’impérialisme américain constitue le volet le plus engagé du film, mais elle n’est sans doute plus vraiment subversive en 2014, puisque cela fait quelques années déjà qu’Hollywood fait le bilan de l’idéologie va-t-en-guerre de George Bush, au profit d’une idéologie post-bushiste assez perverse, en ce sens qu’elle n’essaie même plus d’imposer la mythologie des « good guys » qui envahissent des pays lointains pour défendre de grandes valeurs universelles, mais présente son activité d’ingérence internationale et de contrôle (sinon d’occupation) des territoires « pacifiés » comme une quasi obligation (il faut bien finir le travail) et une routine profitable (il faut bien défendre les intérêts économiques du pays), dont le prétexte et les méthodes se limitent à ce que dit la présidente des États-Unis dans le film Iron Sky, lorsqu’on lui reproche ses mensonges : « That’s what we do ».
Dans ce nouveau RoboCop, les expériences interdites par la loi sont réalisées en Chine[La Chine de Robocop est assez drôle par le télescopage de deux clichés, puisqu’on y voit une usine immense, avec des milliers d’employés qui portent un même uniforme, ce qui rappelle l’excellent documentaire [Manufactured Landscapes, mais de l’autre côté du mur de l’usine, on trouve des rizières pittoresques à perte de vue…]], ce qui rappellera bien entendu tous les exemples de délocalisation des activités illégales des États-Unis à Guantanamo, dans les pays européens de l’Otan, etc., mais aussi les pratiques actuelles des multinationales qui placent les emplois ici, la recherche là, l’argent ailleurs, et ajustent leur moralité aux lois propres à chaque région du monde.
En me fiant aux fictions qu’ils produisent, les États-Unis me semblent donc être entrés dans une phase de renoncement à l’illusion de leurs principes moraux : le post-bushisme ne serait pas une forme de pénitence, d’auto-flagellation, mais serait l’acceptation d’un rôle plus que douteux que ne justifie, au mieux, que la peur du reste du monde, et au pire, le contrôle économique des matières premières qui lui sont vitales.
Le Robocop de 1987 cherchait à définir l’humain en l’opposant à une machine bien plus terrible que l’exosquelette du policier-cyborg qui donne son titre au film. Cette machine odieuse, c’était bien la société OCP, avec son avidité, son immoralité, le pouvoir que lui confèrent l’argent et les contrats juridiques, qui l’autorisaient à transformer une personne en pantin sans mémoire, et pourtant torturé par le souvenir de sensations oubliées et la quête de son identité. Il n’y avait pas de réel happy-end dans l’ancien RoboCop. On se rappellera en effet qu’à la toute fin du récit, le cyborg, entravé par une directive gravée dans le silicium qui lui interdit de porter préjudice à ses propriétaires, s’avère incapable de châtier le « méchant » directeur général d’OCP, Dick Jones. Le président de la société, que l’on ne connaît que sous le surnom de « The old man », règle alors la question en licenciant son sous-fifre Dick Jones sur un jeu de mot macabre : « you’re fired ! ». RoboCop remercie alors « The old man » et tue Dick Jones. En apparence, il a été libéré de son impossibilité de porter atteinte à Dick Jones. En réalité, il est devenu le meurtrier de cet homme, pour le compte du président d’une société dont il ne cesse de rester la propriété, sinon l’esclave, d’autant que ses fonctions vitales dépendent de la maintenance dont OCP se charge. Le directeur est supprimé, l’image de l’Omni Consumer Product est sauvée, son président ne sera pas inquiété et pourra continuer à rêver de la construction de Delta City, version « moderne » d’une ville de Détroit débarrassée de ses services publics.
À gauche, Dennett Norton, le scientifique qui est parvenu à créer RoboCop…. La pureté de ses intentions est montrée par la couleur bleu métallisée de l’exosquelette de RoboCop, qui sera ensuite changée pour du noir.
Dans le remake, ce ne sont pas les dirigeants d’OmniCorp qui sont protégés, mais tous les porteurs d’un bracelet émetteur d’un signal qui leur confère l’immunité. Seulement voilà, le directeur de la société, Raymond Sellars, qui porte un de ces bracelets, est tellement odieux qu’Alex Murphy finit par trouver la force de passer outre son programme et parvient à la tuer. Philosophie troublante : l’humanité d’Alex Murphy a triomphé de son « moi » robotique, car il est capable de tuer.
Que le fait d’assassiner quelqu’un soit un happy-end n’est pas une surprise totale venant d’un blockbuster hollywoodien, où les « gentils » se reconnaissent souvent précisément au fait qu’ils tuent les « méchants », mais le scénario, en affirmant que la volonté d’Alex Murphy finit par triompher de son aliénation technologique, tombe symboliquement dans le mythe ultra-libéral qui nie la puissance des oppressions (sauf fiscales !) et affirme qu’il suffit de vouloir pour pouvoir.
Or si l’on récapitule le scénario, Alex Murphy ne possède plus de corps, ses sentiments peuvent être contrôlés par l’ajustement de ses niveaux hormonaux depuis une tablette numérique, sa vie de famille s’annonce plus que difficile, et il n’y a donc pas vraiment de raison qu’il renonce au profond désespoir qui l’a saisi lorsqu’il a vu pour la première fois, hors de son armure, ce qui restait réellement de l’homme qu’il avait été autrefois. Il avait alors demandé à ne plus vivre.
Quelques gags sont bienvenus, comme celui de la couleur de Robocop. Tout d’abord créé en version gris-bleu métallisé, comme dans le film de 1987, il est ensuite rhabillé en noir, ce qui le rend plus inquiétant, parce que Sellars, le dirigeant d’OmniCorp, jugeait le gris (et quelques détails tels que des gyrophares sur les épaules) trop puérils. Je vois ici un clin d’œil à la manie hollywoodienne de conférer une noirceur psychologique artificielle à ses super-héros en assombrissant leurs costumes à chaque « reboot » : Batman, Superman, Spiderman… À la toute fin du film, RoboCop reprend la couleur qu’il avait dans le film d’origine. La bande originale ne manque pas d’humour elle aussi, elle reprend le thème musical de RoboCop et lui associé des chansons assez diverses : Fly Me to the Moon de SInatra, If only I had a heart, tiré du Magicien d’Oz, et I fought the law, des Clash.
Le maire de Détroit – que l’on voit à peine passer ici, preuve que la politique a perdu la partie et que les prédictions de Verhoeven sur l’extension de l’empire du privé étaient justes ? – présente RoboCop à la foule. On lit des pancartes opposées aux robots : « People need jobs, not robots ».
Que penser de ce film ? Ce n’est certainement pas le remake récent le plus inintéressant. Il est plutôt bien réalisé et l’acteur (Joel Kinnaman) parvient à interpréter un personnage aux sentiments complexes et variables, du père de famille sentimental à l’automate en passant par le justicier vengeur. La plupart des autres personnages me semblent insuffisamment développés, par exemple la chef de la police, ou encore Jack, l’équipier d’Alex Murphy, interprêté par Michael K. Williams, l’excellent Omar de la série The Wire. Le scientifique Dennett Norton (Gary Oldman) personnifie une science pleine de bonnes intentions, qui signe un pacte avec le diable mais cherche malgré tout à réparer ses méfaits : le cliché est ancien, mais il fonctionne toujours.
Le degré de violence de ce RoboCop est bien inférieur à celui du premier film, où Alex Murphy se voyait longuement torturé dans une scène dont, comme spectateur, je garde un souvenir pénible. L’humour, aussi, est bien plus discret. Le film est au fond assez sage, mais certainement pas complètement raté.
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