Synopsis du film “Veillées d’armes” : Ce documentaire polyphonique dresse le portrait d’un métier, celui des reporters, photographes et autres envoyés spéciaux et de ce qu’ils estiment être leur rôle et leur devoir, par le biais d’un moment précis (le siège de Sarajevo en 1992) correspondant à celui où le film a été tourné. Ophuls effectue certains détours par d’autres périodes de l’Histoire (la montée du nazisme et la seconde guerre mondiale, le déclenchement de la première avec l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand) ou d’autres évènements liés à l’actualité (la première guerre du Golfe). Il utilise également des extraits de films hollywoodiens et ceux issus des films de son père.
1994, France, 3h40
Avec Marcel Ophuls, Patrick Poivre d’Arvor, Slobodan Milosevic…
Source du texte : revue Images documentaires n°18/19 — 1994
J’ai été stagiaire puis assistante monteuse sur Hôtel Terminus, j’ai monté avec Albert Jurgenson November Days, et je viens d’achever le montage des deux premiers « voyages » de Veillées d’armes. Quand je regarde en arrière, je prends la mesure de la chance qui m’a été offerte de « grandir » ainsi au gré des films de Marcel Ophuls. Je vois aussi le chemin parcouru par le cinéaste lui-même qui n’a cessé, au long de ces trois films, d’inventer et d’affirmer toujours plus nettement ses choix.
La méthode de travail, toujours à peu près la même, s’est affinée au fil du temps. Marcel Ophuls tourne sans scénario, avec une connaissance du sujet et une conscience très aiguë de sa propre subjectivité qui lui permettent de faire les choix préalables de personnages et de lieux. Avant tout, il cherche une idée centrale, simple, qu’il appelle une « idée portemanteau » autour de laquelle il articulera son récit, tant au moment du tournage que plus tard au montage.
Pour Hôtel Terminus, l’idée de départ était de construire le film autour du procès de Klaus Barbie. Sur ce porte-manteau, qui offrait l’avantage de présenter une unité de lieu et de temps, devaient s’accrocher tous les autres événements du film, permettant ainsi des flashes back et forward et introduisant d’une façon rapide et élégante les différents protagonistes qui avaient par ailleurs été interviewés. Mais les reports successifs du procès ont rendu cette construction impossible, obligeant à revenir à une chronologie plus classique, suivant les différentes étapes de la « carrière » du gestapiste. C’est là sans doute la principale raison qui a rendu le montage $ Hôtel Terminus particulièrement long et difficile (il a duré près de 3 ans avec un changement d’équipe).
Pour November Days, film commandé par la BBC pour le premier anniversaire de la chute du mur de Berlin, l’idée était de mettre en avant le principe même du film : un début de constat ou tout au moins une réflexion dégagée de l’événement, avec un an de recul et la possibilité pour la population allemande de mieux formuler ses espoirs ou d’esquisser quelques doutes. Marcel Ophuls avait donc sélectionné des personnages parmi ceux qui avaient été filmés sur le vif par la BBC en ces fameux jours de novembre 1989. 11 avait tiré des photos de ces images d’actualités et avait présenté celles-ci dans la presse et la télévision allemande afin de retrouver les « héros » qu’il s’était choisi. Cette démarche s’est matérialisée dans le film par l’usage des images arrêtées : on découvre des séquences filmées au moment de la chute du mur, soudain l’image se gèle sur un geste, un regard particulièrement démonstratif ou émouvant, et l’on passe alors à l’interview du même personnage réalisé un an plus tard par Marcel Ophuls. Une fois ce principe établi, rien n’empêchait d’ailleurs d’introduire un nouveau personnage en sens inverse ou de passer d’un moment à l’autre sans recourir à l’image arrêtée, bref de décliner à l’envi toutes les possibilités de passage, de retour, d’avancée, etc. C’est peut-être le trait le plus frappant des films de Marcel Ophuls : jamais la construction n’en est rigide et la fonction du « portemanteau » est bien de permettre, tout en restant clair et rigoureux, de faire usage de la plus grande liberté.
La réalisation de Veillées d’armes avait d’abord été envisagée juste avant le début de la guerre du Golfe. Marcel Ophuls voulait s’installer au bord de la piscine de l’Hôtel Hyatt à Riyad et filmer les correspondants de guerre désœuvrés qui lui auraient raconté leurs précédentes campagnes aussi bien que la présente. De récits en anecdotes, on aurait pu retrouver à la fois le côté historique et la dimension critique inclus dans le livre de Philip Knightley La Première Victime, qui avait donné à Marcel Ophuls l’envie de faire une « histoire du journalisme en temps de guerre ». La difficulté de persuader à temps les « décideurs » l’amena finalement à changer ce « portemanteau » pour un autre beaucoup plus tragique : le conflit dans l’ex-Yougoslavie. Marcel Ophuls a toujours pensé que le film aurait été beaucoup plus facile à faire autour de la guerre du Golfe.
Le terrain d’opérations des correspondants de guerre y était beaucoup plus dérisoire et permettait davantage la critique et l’ironie. On aurait pu tout simplement passer d’une séquence où l’on suit un journaliste en action à l’évocation de ses revendications salariales ou l’exposé de ses démêlés avec sa rédaction. Au contraire, le montage de Veillées d’armes nous a constamment posé des problèmes de rupture de ton, de hiérarchie des conflits, dès qu’il s’agissait de monter deux séquences de suite dont l’une se déroulait à Paris et l’autre dans Sarajevo assiégée. La construction chronologique, suivant les voyages accomplis par Marcel Ophuls en ex-Yougoslavie, fonctionnait très bien tant qu’il s’agissait du premier, où l’on ne quitte pratiquement pas cette ligne. Mais le deuxième comporte beaucoup plus de séquences qui s’en éloignent tant géographiquement que chronologiquement. Il fallait donc doser assez subtilement ces échappées pour permettre des allers et retours entre un « portemanteau » très dramatique et des vêtements qui, pour l’être considérablement moins, ne devaient pas pour autant paraître indécents.
Marcel Ophuls se plaignait parfois de cette difficulté et regrettait la piscine de l’hôtel Hyatt. Pour ma part, je suis convaincue que le film est bien meilleur d’être ainsi travaillé de l’intérieur par ces constantes ruptures de ton.
Celles-ci sont une des caractéristiques majeures du style de Marcel Ophuls mais il ne les a peut-être jamais utilisées avec autant de talent qu’ici. Je pense aussi que ce conflit là, avec ce qu’il rappelle et ce qu’il révèle de l’histoire de ce siècle permettait bien mieux à Marcel Ophuls de s’inclure dans son propre film comme l’un des enfants du siècle précisément, un enfant exilé, maintes fois désillusionné, souvent en colère, mais encore formidablement enthousiaste. C’est bien à cela que je reconnais l’évolution du cinéaste au cours de ces trois films : à l’implication toujours plus étroite de son propre personnage avec son sujet, à l’affirmation toujours plus nette de sa subjectivité, volontairement mise en évidence, à la fois comme ressort dramatique supplémentaire, Veillées d’armes est aussi un Bildungsroman, un roman d’apprentissage où le cinéaste joue le rôle du naïf partant à la découverte d’une réalité) et comme manifeste du cinéma documentaire à la première personne, contre l’idée d’un cinéma « du réel ».
Contre le cinéma du réel ne signifie évidemment pas que l’on pense que la réalité n’existe pas, ou que l’on puisse impunément la tordre et la distordre au gré de ses phantasmes, mais que l’idée qu’elle puisse se révéler toute droite et entière dans un film indépendamment de son auteur (et de ses spectateurs) est totalement fausse, et pour mieux l’accueillir, cette réalité, que Marcel Ophuls tourne sans scénario. Mais il scénarise après tournage.
L’équipe de montage fait taper un relevé du texte de tout le tournage, sur lequel elle reporte, en visionnant les rushes, une description des plans ; elle établit par ailleurs une liste des thèmes abordés dans les interviews ; et à l’aide de ces documents Marcel Ophuls rédige une continuité. Ce texte comporte le détail de chaque plan, les éventuels documents à rechercher et à insérer, photos à banc-titrer, extraits de films, les musiques, la répartition des paroles on et off… C’est, plus qu’un scénario, une sorte de découpage après tournage, comme une description minutieuse d’un film achevé (un peu comme le faisait la revue Avant-scène Cinéma). À ceci près que ce film serait environ dix fois plus long que celui vers lequel on tend !
C’est à partir de ce film imaginaire et monstrueux, que nous appelons « l’ours » que le montage peut commencer. Il s’agit évidemment de raccourcir, mais pas seulement ! Aussi précis que soient les documents fournis à Marcel Ophuls décrivant son tournage, et même s’il dispose, comme c’était le cas pour Veillées d’armes, de cassettes VHS qu’il peut visionner chez lui et dont il relève les time codes, aussi rigoureux que soit son travail, et aussi rompu qu’il soit lui-même à cet exercice pour le moins particulier, il est impossible à Marcel Ophuls de présumer entièrement, avant que de l’avoir essayé, de la pertinence du montage qu’il a imaginé. Tant d’éléments interviennent ! Tant de paramètres qui concourent ou non à la réussite d’un raccord, d’une séquence, d’une construction : sera-t-il réellement possible de couper entre ces deux mots ? Pourrons-nous raccourcir cette réponse sans que cela s’entende ? La différence de position du personnage d’un plan à l’autre perturbera-t-elle la vision ? Aurons-nous un bon rapport de rythme entre les différents éléments ? Disposerons-nous d’un regard qui fasse comprendre que deux personnages sont dans le même espace, et que ce que dit l’un s’applique à l’autre ? L’ironie de cette musique sera-t-elle perceptible ? Ne prendra-t-elle pas trop le pas sur le dialogue ? On pourrait multiplier ces questions à l’infini, concernant chaque décision de montage. C’est bien cela qui fait la richesse de ce métier : chaque cas est particulier et entraîne son cortège de problèmes, tous nouveaux et singuliers, pour lesquels chaque solution est à inventer.
Marcel Ophuls sait bien cela et il ne s’attend évidemment pas à ce qu’un premier montage, entièrement fidèle à sa continuité, soit autre chose qu’un guide. À partir de là, tout est à refaire, mais ce premier travail a donné des directions, matérialisé des intentions et permis à la monteuse de s’imprégner du matériel choisi, de comprendre les choix du réalisateur. Pour concrétiser ces choix, retrouver les idées qui y avaient présidé, il suffira dans certains cas de peaufiner ce qui existe déjà. Mais il faudra, la plupart du temps, effectuer un énorme travail de déconstruction, reconstruction, déplacement, bouleversement qui, tout en modifiant considérablement le projet initial, permettra d’en réaliser l’essence, d’en faire surgir la raison d’être. Vers cette étape, Marcel Ophuls me laisse volontiers avancer seule, d’autant plus que j’aime partir ainsi en éclaireur et défricher le terrain. J’effectue tout d’abord le premier montage, conforme à l’écrit. Je le fais seule et le plus vite possible, en marquant la pellicule d’un crayon gras et en donnant les bobines à couper à mon assistante. Je visionne le résultat avec Marcel Ophuls.
Nous établissons un diagnostic rapide : tel passage est près de « fonctionner », tel autre ne mérite pas qu’on tente de le sauver, il faudrait essayer d’intervertir ces deux séquences, etc. Éventuellement, Marcel Ophuls me signale des passages auxquels il tient particulièrement et que je devrai m’efforcer de préserver. Ensuite, je débroussaille seule, j’exécute ce dont nous étions convenus mais j’essaie aussi d’autres idées, dont je pense qu’elles vont dans le sens du film. Ce sont des propositions que je soumets au réalisateur. Quelques-unes seront définitivement écartées, d’autres conservées en l’état, la plupart serviront de base à un nouveau travail en commun.
Prenons l’exemple dans Veillées d’armes ‑Deuxième voyage, d’une séquence que j’aime particulièrement : celle de l’acteur cul-de-jatte, Nermin Tulic. Vlado, un des journalistes (V Oslobodejne, le journal de Sarajevo, venait interviewer chez lui ce personnage qui a une certaine notoriété en Bosnie, et dont un obus a enlevé les deux jambes. Marcel Ophuls prenait le relais de l’interview et posait ses questions, traduites par Vlado, qui parlait mieux français que l’acteur (celui-ci ne possédant ni l’allemand ni l’anglais et le multilinguisme de notre cinéaste était battu en brèche). Dans les rushes, on découvrait la famille de Nermin Tulic en même temps qu’on détaillait assez longuement ses conditions de vie. Puis, Vlado évoquait la réputation de l’acteur, qui se souvenait d’avoir joué une pièce française : Ubu roi. Suivaient alors le récit de son accident et l’affirmation de la volonté de Nermin Tulic de remonter sur les planches dès qu’il aura une prothèse. Marcel Ophuls lui demandait alors ce qu’il ferait si, la paix revenue à Sarajevo et ayant une prothèse, il se retrouvait sur une scène face à un public comprenant des Serbes. Monsieur Tulic répondait que sa femme est serbe. Il lui donnait un baiser et affirmait dans un grand sourire que tous les Serbes ne sont pas les mêmes. Marcel Ophuls insistait : « Que ferez-vous si ceux qui sont là-haut en ce moment, et qui tirent sur la ville, le professeur shakespearien et les autres, si ceux-là sont dans la salle ? ». A l’évocation de Kolievic, l’acteur réagit : « C’était mon professeur ! ». Le cinéaste repose la question. « Que ferez-vous s’il est dans la salle ? », « Je le tuerai » répond Tulic.
La séquence en elle-même était très forte, mais beaucoup trop longue et considérablement alourdie par la traduction. Dans sa continuité, Marcel Ophuls avait réduit le plus possible, ne gardant par exemple de ce qui concernait les conditions de vie que la description d’un système de chauffage assez précaire. Mais il avait surtout eu une de ces idées dont il a le secret et qui m’éblouissent, tant elles sont originales et culottées. Il avait décidé de monter cette séquence avec des extraits de Yankee doddle dandy, une comédie musicale de Michael Curtiz. James Cagney y incarnait un acteur qui brûlait de remonter sur les planches.
Dans la séquence choisie par Marcel Ophuls, il chantait ce désir et sa confiance en son avenir, dans un décor de carton pâte, sur la scène d’une revue. Il s’agissait donc d’un désir de théâtre exprimé dans un théâtre, le tout dans un film à inclure en partie dans un autre film ! Mais ce qui, dans cette juxtaposition, était le plus stupéfiant, c’était le final. Après avoir chanté, Cagney regardait un paquebot en carton s’éloigner. Mélancolique, il arpentait le quai désert, avant de voir une fusée d’alarme s’échapper du bateau, porteuse d’un signal favorable à son avenir. L’acteur laissait alors éclater sa joie dans une furieuse danse de claquettes.
Marcel Ophuls avait prévu trois interventions de Yankee doddle dandy dans la séquence de l’acteur. La première était seulement sonore : au moment où étaient évoquées les circonstances de l’accident de Nermin Tulic, nous disposions d’un plan où il paraissait très triste. Serrant son bébé contre lui, il répondait à une question, puis fronçait les sourcils pour essayer de comprendre la suivante. Marcel Ophuls avait prévu de couper le son après la réponse de l’acteur, de supprimer donc sa propre voix qui reprenait off et de faire commencer l’introduction orchestrale de la chanson de Cagney sur ce silence. L’idée était de créer un moment d’émotion bien sûr, mais surtout d’amener presque sournoisement, de manière inaperçue, l’identification de notre acteur avec celui du film de Curtiz.
Cependant, dès le premier montage, nous nous sommes rendu compte que cela ne « fonctionnait » pas. Non que l’idée en elle-même ait été mauvaise, mais le rythme de la musique était trop éloigné de l’image pour ne pas paraître totalement arbitraire. Il n’y avait rien à faire qu’à supprimer cette musique et le long moment de silence que nous avons ménagé pour la placer.
La deuxième intervention devait s’insérer juste après que Tulic ait affirmé sa confiance dans son avenir d’acteur. Cagney reprenait la même profession de foi en anglais et en chanson. Cette fois, cela marchait, et d’autant mieux que nous faisions arriver Cagney juste après la ferme affirmation de Tulic : « Je travaillerai ! » et profitions qu’il descendait l’escalier du paquebot de carton sur le début d’une musique triomphale, mais sans chanter, pour placer off ces dernières paroles : « Ma femme, mes filles… il faut vivre ! » — « Comme acteur ? » demandait Ophuls « Oui, oui, comme acteur ! » répondait Tulic. Et Cagney se mettait à chanter. Faire passer ces dernières phrases en off offrait l’avantage de gagner en rapidité, de supprimer des temps morts car Tulic s’exprimait avec difficulté, mais surtout d’imbriquer davantage les deux situations et donc de rapprocher nos deux héros : le yankee et le bosniaque.
Cagney intervenait une dernière fois et se mettait à danser dès que Tulic avait proféré sa menace de mort à l’égard de Kolievic. « Je le tuerai », disait Tulic, et la fusée explosait dans un ciel de théâtre, au milieu des étoiles peintes, (‘elle juxtaposition très risquée est, à mon sens, une grande idée de mise en scène. Sans qu’il ait besoin d’ajouter un seul mot de commentaire, Ophuls nous livre ainsi toute son émotion, le jugement qu’il porte sur son personnage, en un geste de sympathie au sens fort du terme. Il nous dit : « Voyez, la parole de Tulic est une parole de vie plus encore qu’une parole de mort. Elle est l’expression d’une vitalité qui refuse de se laisser abattre. Il est pris dans ce paradoxe que nous ressentons si fort en ce moment : qu’il est triste d’être cul-de-jatte alors que d’autres hommes dansent des claquettes, mais qu’il est gai et réconfortant de sentir que le désir des claquettes est toujours en moi. »
Cependant, ainsi montée, la séquence était encore trop lourde et trop longue. Elle se terminait sur un moment d’émotion qui me coupait le souffle, mais ce qui précédait ne me paraissait pas à la hauteur. J’ai donc travaillé seule un moment et fait à Marcel Ophuls les propositions suivantes. Je supprimais tout le début de la séquence et commençais directement avec l’évocation du métier de l’acteur, puis le récit de l’accident. Je supprimais comme nous en étions convenus l’introduction musicale off et raccourcissais donc sensiblement cette partie de la séquence. J’éliminais une première fois toute une partie des traductions de Vlado en utilisant un plan de mitrailleuse pointée sur Sarajevo, que j’allai chercher dans le premier voyage. Ce plan me paraissait suffisamment emblématique du siège serbe pour être ainsi introduit au beau milieu de la conversation. Je profitai d’un geste de Tulic : « Ceux qui sont là haut » pour matérialiser ce danger qui entoure toute la ville. Il me semblait que d’utiliser cet unique plan d’extérieur rendait plus présente encore la sensation d’enfermement qui se dégageait de la petite pièce. Je raccourcissais une seconde fois, mais sans l’éliminer, la traduction de la longue question de Marcel Ophuls concernant l’acteur avec sa prothèse sur une scène de théâtre avec les Serbes dans la salle. J’utilisais la marche mélancolique de Cagney sur le quai factice. L’acteur déambulait et en même temps on entendait Vlado parler en serbo-croate. Il me paraissait en effet que l’identification Cagney/Tulic ayant été établie par la chanson, on pouvait à la fois s’en servir et la resserrer, la réaffirmer, en remplaçant tout simplement l’un par l’autre. L’attitude pensive de Cagney, cette marche lente qui épousait parfaitement le rythme de la parole de Vlado m’y autorisaient. L’idée était d’ailleurs plus poétique que logique, il ne s’agissait que de faire une analogie et non une démonstration. Enfin, je fis une coupe dans la danse finale, qui comportait un passage un peu burlesque, où Cagney semblait sur le point de tomber à l’eau. J’éliminais ce moment, peu en rapport avec notre séquence. Cependant, la coupe, qui n’avait évidemment pas été prévue par Curtiz, était satisfaisante au son mais peu à l’image. Je montrais à Marcel Ophuls ces modifications. Il se déclara ravi de mes deux principales innovations, qui concernaient l’une le plan de mitrailleuse et l’autre la marche silencieuse de Cagney sur la parole de Vlado. En revanche, il remarqua que le début de la séquence était trop abrupt. Sans un petit temps pour faire connaissance avec Tulic, pour commencer à l’aimer, l’identification avec Cagney ne s’établissait pas. Il fallait d’abord que ce personnage existe en tant que tel, avant que nous puissions le passerai ! niveau supérieur, celui de héros. Nous avons donc remis l’histoire du chauffage, qui nous permettait de voir toute la famille Tulic et de surprendre des gestes de tendresse de l’acteur vis-à-vis de ses enfants.
En ce qui concernait la fin, Marcel Ophuls se déclara satisfait de la coupe musique et proposa de remettre un court plan de l’acteur à l’image pour éviter le raccord défectueux. Ce qui aurait pu n’être qu’un mauvais bricolage ou, tout au moins, un palliatif sans intérêt, s’est révélé une amélioration considérable. En effet, Marcel Ophuls proposa de se servir du moment où il remerciait Monsieur Tulic à la fin de l’interview. « Y’a pas de quoi » répondait celui-ci avec un grand sourire et un grand geste des bras. Sur ce geste, je plaçai la reprise musicale due à la coupe, qui précédait de quelques images le retour à un Cagney plus triomphal que jamais. Cette dernière intervention de Tulic adoucissait la précédente (« Je le tuerai »), mais aussi faisait comprendre à quel point le rapport de forces était dérisoire. Le cinéaste remerciait l’acteur d’avoir eu la complaisance mais surtout le courage de répondre à ses questions. Et l’on mesurait tout d’un coup à quel point menacer un puissant chef ennemi alors que l’on est soi-même immobilisé, sans jambes, dans une ville assiégée, est la dernière expression de la dignité humaine par delà le désespoir.
Je voulais donner cet exemple, raconter l’histoire de cette séquence, pour répondre à la question souvent posée aux monteurs : quelle est la part de liberté, de créativité dont vous disposez ? Cette question n’est pas pertinente. Même dans le cas où le monteur se voit accorder le droit de modifier, de déplacer, de changer, c’est toujours à partir des idées, du matériel, des images et des sons fournis par le réalisateur. Comment, alors, aller dans une autre direction que la sienne ? Si l’on essaie de bifurquer, parfois, c’est pour trouver un raccourci, ou un passage plus agréable, jamais pour tourner le dos au but fixé, même s’if faut parfois beaucoup tâtonner pour l’apercevoir, même si le réalisateur, sachant qu’il existe, ne sait pas encore le situer ni même le décrire. Peut-être y a‑t-il dans le documentaire plus de latitude pour le monteur, plus de possibilité d’innover par rapport au projet de départ, de surprendre le réalisateur et de se surprendre soi-même. C’est surtout vrai pour les documentaires de Marcel Ophuls, qui sont faits d’éléments très divers et disparates : interviews, tournages de type « reportage », extraits d’actualités, extraits de films de fiction. Ces éléments n’ont pas été conçus pour être ainsi prélevés, sortis de leur contexte original et réunis à d’autres. Le montage en est donc à la fois plus permissif et plus contraignant. Rien ne destinait a priori le plan A à précéder le plan B, rien ne s’oppose par conséquent à ce que j’essaie de les intervertir. Voilà pour la permissivité. Le plan B est extrait d’un film de fiction, à la fin du plan il y a un départ de musique que je ne peux pas couper car il chevauche sur la parole, je ne pourrai donc l’utiliser qu’en faisant déborder cette musique sur le plan suivant et cette musique se déploie d’une façon mélancolique qui convient beaucoup mieux au plan C qu’au plan A. Voilà pour la contrainte. Pour ces deux raisons, pour cet enchevêtrement de liberté excessive et de sens interdits arbitraires, il est sûrement plus complexe de monter un film documentaire qu’un film de fiction.
Sans doute y a‑t-il, dans Veillées d’armes, des séquences où ma part d’intervention a été plus importante que dans celle de l’acteur, mais c’est celle-là dont je suis le plus contente. L’idée de départ en était tellement forte qu’elle continue de me surprendre à chaque vision. Dans un métier dont l’une des difficultés majeures est de garder la fraîcheur de la découverte tout au long du travail, quel plus grand et plus rare bonheur que de se sentir ainsi transportée ? Mais l’exécution de cette idée, sa réalisation précise image par image et son par son était une chose infiniment délicate. J’ai pris part à la réussite de quelque chose qui m’était étranger, que je n’attendais pas, ne soupçonnais pas. Il y a un côté aventureux dans ce genre de manipulation. On part à la recherche d’un trésor dont on ne sait pas vraiment s’il existe. Je pense que cette démarche dénote de la part du cinéaste qui l’a adoptée un vrai goût du risque que bien des réalisateurs pourraient lui envier. A cela aussi, je reconnais l’évolution de Marcel Ophuls de film en film : à l’utilisation de plus en plus importante, tant au point de vue esthétique qu’à celui du volume, des extraits de films. Le résultat en est une liberté de ton très inusitée dans le documentaire. Le cinéaste y réintroduit le spectacle, le sens du cinéma dans un genre trop souvent réduit aux dimensions du petit écran et à ses exigences elles aussi restreintes. Et c’est encore une façon de s’impliquer dans son propre film, de préciser son point de vue (comme c’était le cas dans notre séquence avec l’acteur), d’indiquer ce qui le détermine. Si le film représente la vision du cinéaste, alors il n’est pas indifférent qu’il nous livre aussi une partie de sa culture, de ses goûts. Les choix esthétiques ne sont pas si éloignés des choix moraux et politiques. Voilà ce que signifient toutes ces fictions, toutes ces musiques, ces Marx Brothers et ces Bing Crosby, ces Lubitsch, ces Howard Hawks, ces Laurence Olivier, ces Danielle Darrieux et ces Fred Astaire.
On peut ne pas partager les choix de Marcel Ophuls, ses goûts, ses enthousiasmes et ses colères. On peut lui reprocher de les exprimer trop nettement, en faisant un montage très interventionniste. On ne peut pas nier ceci : Marcel Ophuls ne fait pas du documentaire, il fait du cinéma.