Sur le montage de « Veillées d’armes », film de Marcel Ophuls

par Sophie Brunet - 1994

Synop­sis du film “Veillées d’armes” : Ce docu­men­taire poly­pho­nique dresse le por­trait d’un métier, celui des repor­ters, pho­to­graphes et autres envoyés spé­ciaux et de ce qu’ils estiment être leur rôle et leur devoir, par le biais d’un moment pré­cis (le siège de Sara­je­vo en 1992) cor­res­pon­dant à celui où le film a été tour­né. Ophuls effec­tue cer­tains détours par d’autres périodes de l’Histoire (la mon­tée du nazisme et la seconde guerre mon­diale, le déclen­che­ment de la pre­mière avec l’assassinat de l’archiduc Fran­çois Fer­di­nand) ou d’autres évè­ne­ments liés à l’actualité (la pre­mière guerre du Golfe). Il uti­lise éga­le­ment des extraits de films hol­ly­woo­diens et ceux issus des films de son père.

1994, France, 3h40

Avec Mar­cel Ophuls, Patrick Poivre d’Arvor, Slo­bo­dan Milosevic…


Source du texte : revue Images docu­men­taires n°18/19 — 1994

J’ai été sta­giaire puis assis­tante mon­teuse sur Hôtel Ter­mi­nus, j’ai mon­té avec Albert Jur­gen­son Novem­ber Days, et je viens d’a­che­ver le mon­tage des deux pre­miers « voyages » de Veillées d’armes. Quand je regarde en arrière, je prends la mesure de la chance qui m’a été offerte de « gran­dir » ain­si au gré des films de Mar­cel Ophuls. Je vois aus­si le che­min par­cou­ru par le cinéaste lui-même qui n’a ces­sé, au long de ces trois films, d’in­ven­ter et d’af­fir­mer tou­jours plus net­te­ment ses choix. 

La méthode de tra­vail, tou­jours à peu près la même, s’est affi­née au fil du temps. Mar­cel Ophuls tourne sans scé­na­rio, avec une connais­sance du sujet et une conscience très aiguë de sa propre sub­jec­ti­vi­té qui lui per­mettent de faire les choix préa­lables de per­son­nages et de lieux. Avant tout, il cherche une idée cen­trale, simple, qu’il appelle une « idée por­te­man­teau » autour de laquelle il arti­cu­le­ra son récit, tant au moment du tour­nage que plus tard au montage. 

Pour Hôtel Ter­mi­nus, l’i­dée de départ était de construire le film autour du pro­cès de Klaus Bar­bie. Sur ce porte-man­teau, qui offrait l’a­van­tage de pré­sen­ter une uni­té de lieu et de temps, devaient s’ac­cro­cher tous les autres évé­ne­ments du film, per­met­tant ain­si des flashes back et for­ward et intro­dui­sant d’une façon rapide et élé­gante les dif­fé­rents pro­ta­go­nistes qui avaient par ailleurs été inter­viewés. Mais les reports suc­ces­sifs du pro­cès ont ren­du cette construc­tion impos­sible, obli­geant à reve­nir à une chro­no­lo­gie plus clas­sique, sui­vant les dif­fé­rentes étapes de la « car­rière » du ges­ta­piste. C’est là sans doute la prin­ci­pale rai­son qui a ren­du le mon­tage $ Hôtel Ter­mi­nus par­ti­cu­liè­re­ment long et dif­fi­cile (il a duré près de 3 ans avec un chan­ge­ment d’équipe). 

Pour Novem­ber Days, film com­man­dé par la BBC pour le pre­mier anni­ver­saire de la chute du mur de Ber­lin, l’i­dée était de mettre en avant le prin­cipe même du film : un début de constat ou tout au moins une réflexion déga­gée de l’é­vé­ne­ment, avec un an de recul et la pos­si­bi­li­té pour la popu­la­tion alle­mande de mieux for­mu­ler ses espoirs ou d’es­quis­ser quelques doutes. Mar­cel Ophuls avait donc sélec­tion­né des per­son­nages par­mi ceux qui avaient été fil­més sur le vif par la BBC en ces fameux jours de novembre 1989. 11 avait tiré des pho­tos de ces images d’ac­tua­li­tés et avait pré­sen­té celles-ci dans la presse et la télé­vi­sion alle­mande afin de retrou­ver les « héros » qu’il s’é­tait choi­si. Cette démarche s’est maté­ria­li­sée dans le film par l’u­sage des images arrê­tées : on découvre des séquences fil­mées au moment de la chute du mur, sou­dain l’i­mage se gèle sur un geste, un regard par­ti­cu­liè­re­ment démons­tra­tif ou émou­vant, et l’on passe alors à l’in­ter­view du même per­son­nage réa­li­sé un an plus tard par Mar­cel Ophuls. Une fois ce prin­cipe éta­bli, rien n’empêchait d’ailleurs d’in­tro­duire un nou­veau per­son­nage en sens inverse ou de pas­ser d’un moment à l’autre sans recou­rir à l’i­mage arrê­tée, bref de décli­ner à l’en­vi toutes les pos­si­bi­li­tés de pas­sage, de retour, d’a­van­cée, etc. C’est peut-être le trait le plus frap­pant des films de Mar­cel Ophuls : jamais la construc­tion n’en est rigide et la fonc­tion du « por­te­man­teau » est bien de per­mettre, tout en res­tant clair et rigou­reux, de faire usage de la plus grande liberté. 

La réa­li­sa­tion de Veillées d’armes avait d’a­bord été envi­sa­gée juste avant le début de la guerre du Golfe. Mar­cel Ophuls vou­lait s’ins­tal­ler au bord de la pis­cine de l’Hô­tel Hyatt à Riyad et fil­mer les cor­res­pon­dants de guerre dés­œu­vrés qui lui auraient racon­té leurs pré­cé­dentes cam­pagnes aus­si bien que la pré­sente. De récits en anec­dotes, on aurait pu retrou­ver à la fois le côté his­to­rique et la dimen­sion cri­tique inclus dans le livre de Phi­lip Knight­ley La Pre­mière Vic­time, qui avait don­né à Mar­cel Ophuls l’en­vie de faire une « his­toire du jour­na­lisme en temps de guerre ». La dif­fi­cul­té de per­sua­der à temps les « déci­deurs » l’a­me­na fina­le­ment à chan­ger ce « por­te­man­teau » pour un autre beau­coup plus tra­gique : le conflit dans l’ex-You­go­sla­vie. Mar­cel Ophuls a tou­jours pen­sé que le film aurait été beau­coup plus facile à faire autour de la guerre du Golfe. 

Le ter­rain d’o­pé­ra­tions des cor­res­pon­dants de guerre y était beau­coup plus déri­soire et per­met­tait davan­tage la cri­tique et l’i­ro­nie. On aurait pu tout sim­ple­ment pas­ser d’une séquence où l’on suit un jour­na­liste en action à l’é­vo­ca­tion de ses reven­di­ca­tions sala­riales ou l’ex­po­sé de ses démê­lés avec sa rédac­tion. Au contraire, le mon­tage de Veillées d’armes nous a constam­ment posé des pro­blèmes de rup­ture de ton, de hié­rar­chie des conflits, dès qu’il s’a­gis­sait de mon­ter deux séquences de suite dont l’une se dérou­lait à Paris et l’autre dans Sara­je­vo assié­gée. La construc­tion chro­no­lo­gique, sui­vant les voyages accom­plis par Mar­cel Ophuls en ex-You­go­sla­vie, fonc­tion­nait très bien tant qu’il s’a­gis­sait du pre­mier, où l’on ne quitte pra­ti­que­ment pas cette ligne. Mais le deuxième com­porte beau­coup plus de séquences qui s’en éloignent tant géo­gra­phi­que­ment que chro­no­lo­gi­que­ment. Il fal­lait donc doser assez sub­ti­le­ment ces échap­pées pour per­mettre des allers et retours entre un « por­te­man­teau » très dra­ma­tique et des vête­ments qui, pour l’être consi­dé­ra­ble­ment moins, ne devaient pas pour autant paraître indécents. 

Mar­cel Ophuls se plai­gnait par­fois de cette dif­fi­cul­té et regret­tait la pis­cine de l’hô­tel Hyatt. Pour ma part, je suis convain­cue que le film est bien meilleur d’être ain­si tra­vaillé de l’in­té­rieur par ces constantes rup­tures de ton.
Celles-ci sont une des carac­té­ris­tiques majeures du style de Mar­cel Ophuls mais il ne les a peut-être jamais uti­li­sées avec autant de talent qu’i­ci. Je pense aus­si que ce conflit là, avec ce qu’il rap­pelle et ce qu’il révèle de l’his­toire de ce siècle per­met­tait bien mieux à Mar­cel Ophuls de s’in­clure dans son propre film comme l’un des enfants du siècle pré­ci­sé­ment, un enfant exi­lé, maintes fois dés­illu­sion­né, sou­vent en colère, mais encore for­mi­da­ble­ment enthou­siaste. C’est bien à cela que je recon­nais l’é­vo­lu­tion du cinéaste au cours de ces trois films : à l’im­pli­ca­tion tou­jours plus étroite de son propre per­son­nage avec son sujet, à l’af­fir­ma­tion tou­jours plus nette de sa sub­jec­ti­vi­té, volon­tai­re­ment mise en évi­dence, à la fois comme res­sort dra­ma­tique sup­plé­men­taire, Veillées d’armes est aus­si un Bil­dung­sro­man, un roman d’ap­pren­tis­sage où le cinéaste joue le rôle du naïf par­tant à la décou­verte d’une réa­li­té) et comme mani­feste du ciné­ma docu­men­taire à la pre­mière per­sonne, contre l’i­dée d’un ciné­ma « du réel ». 

Contre le ciné­ma du réel ne signi­fie évi­dem­ment pas que l’on pense que la réa­li­té n’existe pas, ou que l’on puisse impu­né­ment la tordre et la dis­tordre au gré de ses phan­tasmes, mais que l’i­dée qu’elle puisse se révé­ler toute droite et entière dans un film indé­pen­dam­ment de son auteur (et de ses spec­ta­teurs) est tota­le­ment fausse, et pour mieux l’ac­cueillir, cette réa­li­té, que Mar­cel Ophuls tourne sans scé­na­rio. Mais il scé­na­rise après tournage. 

L’é­quipe de mon­tage fait taper un rele­vé du texte de tout le tour­nage, sur lequel elle reporte, en vision­nant les rushes, une des­crip­tion des plans ; elle éta­blit par ailleurs une liste des thèmes abor­dés dans les inter­views ; et à l’aide de ces docu­ments Mar­cel Ophuls rédige une conti­nui­té. Ce texte com­porte le détail de chaque plan, les éven­tuels docu­ments à recher­cher et à insé­rer, pho­tos à banc-titrer, extraits de films, les musiques, la répar­ti­tion des paroles on et off… C’est, plus qu’un scé­na­rio, une sorte de décou­page après tour­nage, comme une des­crip­tion minu­tieuse d’un film ache­vé (un peu comme le fai­sait la revue Avant-scène Ciné­ma). À ceci près que ce film serait envi­ron dix fois plus long que celui vers lequel on tend ! 

C’est à par­tir de ce film ima­gi­naire et mons­trueux, que nous appe­lons « l’ours » que le mon­tage peut com­men­cer. Il s’a­git évi­dem­ment de rac­cour­cir, mais pas seule­ment ! Aus­si pré­cis que soient les docu­ments four­nis à Mar­cel Ophuls décri­vant son tour­nage, et même s’il dis­pose, comme c’é­tait le cas pour Veillées d’armes, de cas­settes VHS qu’il peut vision­ner chez lui et dont il relève les time codes, aus­si rigou­reux que soit son tra­vail, et aus­si rom­pu qu’il soit lui-même à cet exer­cice pour le moins par­ti­cu­lier, il est impos­sible à Mar­cel Ophuls de pré­su­mer entiè­re­ment, avant que de l’a­voir essayé, de la per­ti­nence du mon­tage qu’il a ima­gi­né. Tant d’élé­ments inter­viennent ! Tant de para­mètres qui concourent ou non à la réus­site d’un rac­cord, d’une séquence, d’une construc­tion : sera-t-il réel­le­ment pos­sible de cou­per entre ces deux mots ? Pour­rons-nous rac­cour­cir cette réponse sans que cela s’en­tende ? La dif­fé­rence de posi­tion du per­son­nage d’un plan à l’autre per­tur­be­ra-t-elle la vision ? Aurons-nous un bon rap­port de rythme entre les dif­fé­rents élé­ments ? Dis­po­se­rons-nous d’un regard qui fasse com­prendre que deux per­son­nages sont dans le même espace, et que ce que dit l’un s’ap­plique à l’autre ? L’i­ro­nie de cette musique sera-t-elle per­cep­tible ? Ne pren­dra-t-elle pas trop le pas sur le dia­logue ? On pour­rait mul­ti­plier ces ques­tions à l’in­fi­ni, concer­nant chaque déci­sion de mon­tage. C’est bien cela qui fait la richesse de ce métier : chaque cas est par­ti­cu­lier et entraîne son cor­tège de pro­blèmes, tous nou­veaux et sin­gu­liers, pour les­quels chaque solu­tion est à inventer. 

Mar­cel Ophuls sait bien cela et il ne s’at­tend évi­dem­ment pas à ce qu’un pre­mier mon­tage, entiè­re­ment fidèle à sa conti­nui­té, soit autre chose qu’un guide. À par­tir de là, tout est à refaire, mais ce pre­mier tra­vail a don­né des direc­tions, maté­ria­li­sé des inten­tions et per­mis à la mon­teuse de s’im­pré­gner du maté­riel choi­si, de com­prendre les choix du réa­li­sa­teur. Pour concré­ti­ser ces choix, retrou­ver les idées qui y avaient pré­si­dé, il suf­fi­ra dans cer­tains cas de peau­fi­ner ce qui existe déjà. Mais il fau­dra, la plu­part du temps, effec­tuer un énorme tra­vail de décons­truc­tion, recons­truc­tion, dépla­ce­ment, bou­le­ver­se­ment qui, tout en modi­fiant consi­dé­ra­ble­ment le pro­jet ini­tial, per­met­tra d’en réa­li­ser l’es­sence, d’en faire sur­gir la rai­son d’être. Vers cette étape, Mar­cel Ophuls me laisse volon­tiers avan­cer seule, d’au­tant plus que j’aime par­tir ain­si en éclai­reur et défri­cher le ter­rain. J’ef­fec­tue tout d’a­bord le pre­mier mon­tage, conforme à l’é­crit. Je le fais seule et le plus vite pos­sible, en mar­quant la pel­li­cule d’un crayon gras et en don­nant les bobines à cou­per à mon assis­tante. Je visionne le résul­tat avec Mar­cel Ophuls. 

Nous éta­blis­sons un diag­nos­tic rapide : tel pas­sage est près de « fonc­tion­ner », tel autre ne mérite pas qu’on tente de le sau­ver, il fau­drait essayer d’in­ter­ver­tir ces deux séquences, etc. Éven­tuel­le­ment, Mar­cel Ophuls me signale des pas­sages aux­quels il tient par­ti­cu­liè­re­ment et que je devrai m’ef­for­cer de pré­ser­ver. Ensuite, je débrous­saille seule, j’exé­cute ce dont nous étions conve­nus mais j’es­saie aus­si d’autres idées, dont je pense qu’elles vont dans le sens du film. Ce sont des pro­po­si­tions que je sou­mets au réa­li­sa­teur. Quelques-unes seront défi­ni­ti­ve­ment écar­tées, d’autres conser­vées en l’é­tat, la plu­part ser­vi­ront de base à un nou­veau tra­vail en commun. 

Pre­nons l’exemple dans Veillées d’armes ‑Deuxième voyage, d’une séquence que j’aime par­ti­cu­liè­re­ment : celle de l’ac­teur cul-de-jatte, Ner­min Tulic. Vla­do, un des jour­na­listes (V Oslo­bo­de­jne, le jour­nal de Sara­je­vo, venait inter­vie­wer chez lui ce per­son­nage qui a une cer­taine noto­rié­té en Bos­nie, et dont un obus a enle­vé les deux jambes. Mar­cel Ophuls pre­nait le relais de l’in­ter­view et posait ses ques­tions, tra­duites par Vla­do, qui par­lait mieux fran­çais que l’ac­teur (celui-ci ne pos­sé­dant ni l’al­le­mand ni l’an­glais et le mul­ti­lin­guisme de notre cinéaste était bat­tu en brèche). Dans les rushes, on décou­vrait la famille de Ner­min Tulic en même temps qu’on détaillait assez lon­gue­ment ses condi­tions de vie. Puis, Vla­do évo­quait la répu­ta­tion de l’ac­teur, qui se sou­ve­nait d’a­voir joué une pièce fran­çaise : Ubu roi. Sui­vaient alors le récit de son acci­dent et l’af­fir­ma­tion de la volon­té de Ner­min Tulic de remon­ter sur les planches dès qu’il aura une pro­thèse. Mar­cel Ophuls lui deman­dait alors ce qu’il ferait si, la paix reve­nue à Sara­je­vo et ayant une pro­thèse, il se retrou­vait sur une scène face à un public com­pre­nant des Serbes. Mon­sieur Tulic répon­dait que sa femme est serbe. Il lui don­nait un bai­ser et affir­mait dans un grand sou­rire que tous les Serbes ne sont pas les mêmes. Mar­cel Ophuls insis­tait : « Que ferez-vous si ceux qui sont là-haut en ce moment, et qui tirent sur la ville, le pro­fes­seur sha­kes­pea­rien et les autres, si ceux-là sont dans la salle ? ». A l’é­vo­ca­tion de Kolie­vic, l’ac­teur réagit : « C’é­tait mon pro­fes­seur ! ». Le cinéaste repose la ques­tion. « Que ferez-vous s’il est dans la salle ? », « Je le tue­rai » répond Tulic. 

La séquence en elle-même était très forte, mais beau­coup trop longue et consi­dé­ra­ble­ment alour­die par la tra­duc­tion. Dans sa conti­nui­té, Mar­cel Ophuls avait réduit le plus pos­sible, ne gar­dant par exemple de ce qui concer­nait les condi­tions de vie que la des­crip­tion d’un sys­tème de chauf­fage assez pré­caire. Mais il avait sur­tout eu une de ces idées dont il a le secret et qui m’é­blouissent, tant elles sont ori­gi­nales et culot­tées. Il avait déci­dé de mon­ter cette séquence avec des extraits de Yan­kee doddle dan­dy, une comé­die musi­cale de Michael Cur­tiz. James Cagney y incar­nait un acteur qui brû­lait de remon­ter sur les planches. 

Dans la séquence choi­sie par Mar­cel Ophuls, il chan­tait ce désir et sa confiance en son ave­nir, dans un décor de car­ton pâte, sur la scène d’une revue. Il s’a­gis­sait donc d’un désir de théâtre expri­mé dans un théâtre, le tout dans un film à inclure en par­tie dans un autre film ! Mais ce qui, dans cette jux­ta­po­si­tion, était le plus stu­pé­fiant, c’é­tait le final. Après avoir chan­té, Cagney regar­dait un paque­bot en car­ton s’é­loi­gner. Mélan­co­lique, il arpen­tait le quai désert, avant de voir une fusée d’a­larme s’é­chap­per du bateau, por­teuse d’un signal favo­rable à son ave­nir. L’ac­teur lais­sait alors écla­ter sa joie dans une furieuse danse de claquettes. 

Mar­cel Ophuls avait pré­vu trois inter­ven­tions de Yan­kee doddle dan­dy dans la séquence de l’ac­teur. La pre­mière était seule­ment sonore : au moment où étaient évo­quées les cir­cons­tances de l’ac­ci­dent de Ner­min Tulic, nous dis­po­sions d’un plan où il parais­sait très triste. Ser­rant son bébé contre lui, il répon­dait à une ques­tion, puis fron­çait les sour­cils pour essayer de com­prendre la sui­vante. Mar­cel Ophuls avait pré­vu de cou­per le son après la réponse de l’ac­teur, de sup­pri­mer donc sa propre voix qui repre­nait off et de faire com­men­cer l’in­tro­duc­tion orches­trale de la chan­son de Cagney sur ce silence. L’i­dée était de créer un moment d’é­mo­tion bien sûr, mais sur­tout d’a­me­ner presque sour­noi­se­ment, de manière inaper­çue, l’i­den­ti­fi­ca­tion de notre acteur avec celui du film de Curtiz. 

Cepen­dant, dès le pre­mier mon­tage, nous nous sommes ren­du compte que cela ne « fonc­tion­nait » pas. Non que l’i­dée en elle-même ait été mau­vaise, mais le rythme de la musique était trop éloi­gné de l’i­mage pour ne pas paraître tota­le­ment arbi­traire. Il n’y avait rien à faire qu’à sup­pri­mer cette musique et le long moment de silence que nous avons ména­gé pour la placer. 

La deuxième inter­ven­tion devait s’in­sé­rer juste après que Tulic ait affir­mé sa confiance dans son ave­nir d’ac­teur. Cagney repre­nait la même pro­fes­sion de foi en anglais et en chan­son. Cette fois, cela mar­chait, et d’au­tant mieux que nous fai­sions arri­ver Cagney juste après la ferme affir­ma­tion de Tulic : « Je tra­vaille­rai ! » et pro­fi­tions qu’il des­cen­dait l’es­ca­lier du paque­bot de car­ton sur le début d’une musique triom­phale, mais sans chan­ter, pour pla­cer off ces der­nières paroles : « Ma femme, mes filles… il faut vivre ! » — « Comme acteur ? » deman­dait Ophuls « Oui, oui, comme acteur ! » répon­dait Tulic. Et Cagney se met­tait à chan­ter. Faire pas­ser ces der­nières phrases en off offrait l’a­van­tage de gagner en rapi­di­té, de sup­pri­mer des temps morts car Tulic s’ex­pri­mait avec dif­fi­cul­té, mais sur­tout d’im­bri­quer davan­tage les deux situa­tions et donc de rap­pro­cher nos deux héros : le yan­kee et le bosniaque. 

Cagney inter­ve­nait une der­nière fois et se met­tait à dan­ser dès que Tulic avait pro­fé­ré sa menace de mort à l’é­gard de Kolie­vic. « Je le tue­rai », disait Tulic, et la fusée explo­sait dans un ciel de théâtre, au milieu des étoiles peintes, (‘elle jux­ta­po­si­tion très ris­quée est, à mon sens, une grande idée de mise en scène. Sans qu’il ait besoin d’a­jou­ter un seul mot de com­men­taire, Ophuls nous livre ain­si toute son émo­tion, le juge­ment qu’il porte sur son per­son­nage, en un geste de sym­pa­thie au sens fort du terme. Il nous dit : « Voyez, la parole de Tulic est une parole de vie plus encore qu’une parole de mort. Elle est l’ex­pres­sion d’une vita­li­té qui refuse de se lais­ser abattre. Il est pris dans ce para­doxe que nous res­sen­tons si fort en ce moment : qu’il est triste d’être cul-de-jatte alors que d’autres hommes dansent des cla­quettes, mais qu’il est gai et récon­for­tant de sen­tir que le désir des cla­quettes est tou­jours en moi. » 

Cepen­dant, ain­si mon­tée, la séquence était encore trop lourde et trop longue. Elle se ter­mi­nait sur un moment d’é­mo­tion qui me cou­pait le souffle, mais ce qui pré­cé­dait ne me parais­sait pas à la hau­teur. J’ai donc tra­vaillé seule un moment et fait à Mar­cel Ophuls les pro­po­si­tions sui­vantes. Je sup­pri­mais tout le début de la séquence et com­men­çais direc­te­ment avec l’é­vo­ca­tion du métier de l’ac­teur, puis le récit de l’ac­ci­dent. Je sup­pri­mais comme nous en étions conve­nus l’in­tro­duc­tion musi­cale off et rac­cour­cis­sais donc sen­si­ble­ment cette par­tie de la séquence. J’é­li­mi­nais une pre­mière fois toute une par­tie des tra­duc­tions de Vla­do en uti­li­sant un plan de mitrailleuse poin­tée sur Sara­je­vo, que j’al­lai cher­cher dans le pre­mier voyage. Ce plan me parais­sait suf­fi­sam­ment emblé­ma­tique du siège serbe pour être ain­si intro­duit au beau milieu de la conver­sa­tion. Je pro­fi­tai d’un geste de Tulic : « Ceux qui sont là haut » pour maté­ria­li­ser ce dan­ger qui entoure toute la ville. Il me sem­blait que d’u­ti­li­ser cet unique plan d’ex­té­rieur ren­dait plus pré­sente encore la sen­sa­tion d’en­fer­me­ment qui se déga­geait de la petite pièce. Je rac­cour­cis­sais une seconde fois, mais sans l’é­li­mi­ner, la tra­duc­tion de la longue ques­tion de Mar­cel Ophuls concer­nant l’ac­teur avec sa pro­thèse sur une scène de théâtre avec les Serbes dans la salle. J’u­ti­li­sais la marche mélan­co­lique de Cagney sur le quai fac­tice. L’ac­teur déam­bu­lait et en même temps on enten­dait Vla­do par­ler en ser­bo-croate. Il me parais­sait en effet que l’i­den­ti­fi­ca­tion Cagney/Tulic ayant été éta­blie par la chan­son, on pou­vait à la fois s’en ser­vir et la res­ser­rer, la réaf­fir­mer, en rem­pla­çant tout sim­ple­ment l’un par l’autre. L’at­ti­tude pen­sive de Cagney, cette marche lente qui épou­sait par­fai­te­ment le rythme de la parole de Vla­do m’y auto­ri­saient. L’i­dée était d’ailleurs plus poé­tique que logique, il ne s’a­gis­sait que de faire une ana­lo­gie et non une démons­tra­tion. Enfin, je fis une coupe dans la danse finale, qui com­por­tait un pas­sage un peu bur­lesque, où Cagney sem­blait sur le point de tom­ber à l’eau. J’é­li­mi­nais ce moment, peu en rap­port avec notre séquence. Cepen­dant, la coupe, qui n’a­vait évi­dem­ment pas été pré­vue par Cur­tiz, était satis­fai­sante au son mais peu à l’i­mage. Je mon­trais à Mar­cel Ophuls ces modi­fi­ca­tions. Il se décla­ra ravi de mes deux prin­ci­pales inno­va­tions, qui concer­naient l’une le plan de mitrailleuse et l’autre la marche silen­cieuse de Cagney sur la parole de Vla­do. En revanche, il remar­qua que le début de la séquence était trop abrupt. Sans un petit temps pour faire connais­sance avec Tulic, pour com­men­cer à l’ai­mer, l’i­den­ti­fi­ca­tion avec Cagney ne s’é­ta­blis­sait pas. Il fal­lait d’a­bord que ce per­son­nage existe en tant que tel, avant que nous puis­sions le pas­se­rai ! niveau supé­rieur, celui de héros. Nous avons donc remis l’his­toire du chauf­fage, qui nous per­met­tait de voir toute la famille Tulic et de sur­prendre des gestes de ten­dresse de l’ac­teur vis-à-vis de ses enfants. 

En ce qui concer­nait la fin, Mar­cel Ophuls se décla­ra satis­fait de la coupe musique et pro­po­sa de remettre un court plan de l’ac­teur à l’i­mage pour évi­ter le rac­cord défec­tueux. Ce qui aurait pu n’être qu’un mau­vais bri­co­lage ou, tout au moins, un pal­lia­tif sans inté­rêt, s’est révé­lé une amé­lio­ra­tion consi­dé­rable. En effet, Mar­cel Ophuls pro­po­sa de se ser­vir du moment où il remer­ciait Mon­sieur Tulic à la fin de l’in­ter­view. « Y’a pas de quoi » répon­dait celui-ci avec un grand sou­rire et un grand geste des bras. Sur ce geste, je pla­çai la reprise musi­cale due à la coupe, qui pré­cé­dait de quelques images le retour à un Cagney plus triom­phal que jamais. Cette der­nière inter­ven­tion de Tulic adou­cis­sait la pré­cé­dente (« Je le tue­rai »), mais aus­si fai­sait com­prendre à quel point le rap­port de forces était déri­soire. Le cinéaste remer­ciait l’ac­teur d’a­voir eu la com­plai­sance mais sur­tout le cou­rage de répondre à ses ques­tions. Et l’on mesu­rait tout d’un coup à quel point mena­cer un puis­sant chef enne­mi alors que l’on est soi-même immo­bi­li­sé, sans jambes, dans une ville assié­gée, est la der­nière expres­sion de la digni­té humaine par delà le désespoir. 

Je vou­lais don­ner cet exemple, racon­ter l’his­toire de cette séquence, pour répondre à la ques­tion sou­vent posée aux mon­teurs : quelle est la part de liber­té, de créa­ti­vi­té dont vous dis­po­sez ? Cette ques­tion n’est pas per­ti­nente. Même dans le cas où le mon­teur se voit accor­der le droit de modi­fier, de dépla­cer, de chan­ger, c’est tou­jours à par­tir des idées, du maté­riel, des images et des sons four­nis par le réa­li­sa­teur. Com­ment, alors, aller dans une autre direc­tion que la sienne ? Si l’on essaie de bifur­quer, par­fois, c’est pour trou­ver un rac­cour­ci, ou un pas­sage plus agréable, jamais pour tour­ner le dos au but fixé, même s’if faut par­fois beau­coup tâton­ner pour l’a­per­ce­voir, même si le réa­li­sa­teur, sachant qu’il existe, ne sait pas encore le situer ni même le décrire. Peut-être y a‑t-il dans le docu­men­taire plus de lati­tude pour le mon­teur, plus de pos­si­bi­li­té d’in­no­ver par rap­port au pro­jet de départ, de sur­prendre le réa­li­sa­teur et de se sur­prendre soi-même. C’est sur­tout vrai pour les docu­men­taires de Mar­cel Ophuls, qui sont faits d’élé­ments très divers et dis­pa­rates : inter­views, tour­nages de type « repor­tage », extraits d’ac­tua­li­tés, extraits de films de fic­tion. Ces élé­ments n’ont pas été conçus pour être ain­si pré­le­vés, sor­tis de leur contexte ori­gi­nal et réunis à d’autres. Le mon­tage en est donc à la fois plus per­mis­sif et plus contrai­gnant. Rien ne des­ti­nait a prio­ri le plan A à pré­cé­der le plan B, rien ne s’op­pose par consé­quent à ce que j’es­saie de les inter­ver­tir. Voi­là pour la per­mis­si­vi­té. Le plan B est extrait d’un film de fic­tion, à la fin du plan il y a un départ de musique que je ne peux pas cou­per car il che­vauche sur la parole, je ne pour­rai donc l’u­ti­li­ser qu’en fai­sant débor­der cette musique sur le plan sui­vant et cette musique se déploie d’une façon mélan­co­lique qui convient beau­coup mieux au plan C qu’au plan A. Voi­là pour la contrainte. Pour ces deux rai­sons, pour cet enche­vê­tre­ment de liber­té exces­sive et de sens inter­dits arbi­traires, il est sûre­ment plus com­plexe de mon­ter un film docu­men­taire qu’un film de fiction. 

Sans doute y a‑t-il, dans Veillées d’armes, des séquences où ma part d’in­ter­ven­tion a été plus impor­tante que dans celle de l’ac­teur, mais c’est celle-là dont je suis le plus contente. L’i­dée de départ en était tel­le­ment forte qu’elle conti­nue de me sur­prendre à chaque vision. Dans un métier dont l’une des dif­fi­cul­tés majeures est de gar­der la fraî­cheur de la décou­verte tout au long du tra­vail, quel plus grand et plus rare bon­heur que de se sen­tir ain­si trans­por­tée ? Mais l’exé­cu­tion de cette idée, sa réa­li­sa­tion pré­cise image par image et son par son était une chose infi­ni­ment déli­cate. J’ai pris part à la réus­site de quelque chose qui m’é­tait étran­ger, que je n’at­ten­dais pas, ne soup­çon­nais pas. Il y a un côté aven­tu­reux dans ce genre de mani­pu­la­tion. On part à la recherche d’un tré­sor dont on ne sait pas vrai­ment s’il existe. Je pense que cette démarche dénote de la part du cinéaste qui l’a adop­tée un vrai goût du risque que bien des réa­li­sa­teurs pour­raient lui envier. A cela aus­si, je recon­nais l’é­vo­lu­tion de Mar­cel Ophuls de film en film : à l’u­ti­li­sa­tion de plus en plus impor­tante, tant au point de vue esthé­tique qu’à celui du volume, des extraits de films. Le résul­tat en est une liber­té de ton très inusi­tée dans le docu­men­taire. Le cinéaste y réin­tro­duit le spec­tacle, le sens du ciné­ma dans un genre trop sou­vent réduit aux dimen­sions du petit écran et à ses exi­gences elles aus­si res­treintes. Et c’est encore une façon de s’im­pli­quer dans son propre film, de pré­ci­ser son point de vue (comme c’é­tait le cas dans notre séquence avec l’ac­teur), d’in­di­quer ce qui le déter­mine. Si le film repré­sente la vision du cinéaste, alors il n’est pas indif­fé­rent qu’il nous livre aus­si une par­tie de sa culture, de ses goûts. Les choix esthé­tiques ne sont pas si éloi­gnés des choix moraux et poli­tiques. Voi­là ce que signi­fient toutes ces fic­tions, toutes ces musiques, ces Marx Bro­thers et ces Bing Cros­by, ces Lubitsch, ces Howard Hawks, ces Lau­rence Oli­vier, ces Danielle Dar­rieux et ces Fred Astaire. 

On peut ne pas par­ta­ger les choix de Mar­cel Ophuls, ses goûts, ses enthou­siasmes et ses colères. On peut lui repro­cher de les expri­mer trop net­te­ment, en fai­sant un mon­tage très inter­ven­tion­niste. On ne peut pas nier ceci : Mar­cel Ophuls ne fait pas du docu­men­taire, il fait du cinéma.