Une télévision sous les nuages

Thierry Deronne

Source : http://vive-be.org/spip.php?article55

Voi­ci un article de Thier­ry Deronne, à l’é­poque vice-pré­sident de Vive TV, éga­le­ment Fon­da­teur de l´École Popu­laire et Lati­no-amé­ri­caine de Ciné­ma. Cet article fût publié sur le site de Vive-be et en août 2008 et en 2010 dans la revue Docu­men­taires 22/23.

Une télé­vi­sion sous les nuages

Et l´on se disait que rien n´a aucune impor­tance, qu´il suf­fit de s´habituer à faire les mêmes gestes d´une façon tou­jours iden­tique, dans un temps tou­jours iden­tique. A l´automne 68 en France, un Robert Lin­hart aux traits mar­qués par la dés­union, regarde les ouvriers de Citroën pour dire la divi­sion du tra­vail, celle du “mec qui lit du por­no pour oublier l´usine”. Il recon­naît avec ten­dresse celle qu´il avait d´abord mépri­sée : l´employée qui couche avec le patron pour payer l´école de son fils (1). En Ita­lie Paso­li­ni tourne “Que sont les nuages ?” et retourne à sa manière le cli­ché de Cohn-Ben­dit sou­riant face au CRS pour mon­trer le tra­vailleur sous le casque. “Ce sont eux, les vrais ouvriers !” (2). Juste pré­mo­ni­tion. L´exclusion du contre-champ per­met­tra de faire de 68 un mythe : “la révolte de Cohn-Ben­dit et de Serge July”. Cou­pée de ses ori­gines anti­co­lo­nia­listes, anti-impé­ria­listes, de son incroyable alliance entre sec­teurs popu­laires, l´image de 68 sera le mythe pro­pul­seur des actuels gérants du Par­ti de la Presse et de l´Argent (3). Paso­li­ni a aus­si vu le fas­cisme amé­lio­ré de la télé­vi­sion, qui plonge dans l´invisible la majo­ri­té. Mais il manque encore les nuages que regarde Toto émer­veillé, la force popu­laire pour se lever du tas d´ordures.

40 ans ont pas­sé. Alors qu´en France le ser­vice public de la télé­vi­sion asser­vi au taux d’audience de la pub n´est plus qu´une copie des chaines com­mer­ciales, le voi­ci qui res­sus­cite au Vene­zue­la, fécon­dé par la par­ti­ci­pa­tion citoyenne, par la col­la­bo­ra­tion avec des médias asso­cia­tifs (près de 400 radios et télé­vi­sions, tota­le­ment libres et cri­tiques, depuis la pre­mière élec­tion de Cha­vez en 1998) et par la lente, encore timide démo­cra­ti­sa­tion du spectre radio-élec­trique qui reste en 2008 à 80% aux mains du pri­vé (contrai­re­ment à ce que disent les médias en France). Les sta­tuts Vive TV, créé par Hugo Cha­vez en novembre 2003, défi­nissent une double mis­sion : “déve­lop­per la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive” et “unir les peuples de l´Amérique Latine”. Vive emploie aujourd´hui près de 700 sala­riés, en majo­ri­té des femmes et des jeunes issus du milieu popu­laire. La chaîne émet 24 heures sur 24 pour 80 % de la popu­la­tion (soit, poten­tiel­le­ment, 20 mil­lions de personnes).

Mais en quoi le 68 popu­laire, pla­né­taire, vit-il en nous ? Le réa­li­sa­teur et jour­na­liste Hugues Le Paige, ardent défen­seur de la spé­ci­fi­ci­té de la télé­vi­sion publique en Europe, accom­pa­gnait en octobre 2007 une de nos équipes (4) : « For­més à l’école docu­men­taire de Vive, jour­na­listes-réa­li­sa­teurs, came­ra­men, pre­neurs de son et mon­teurs sont nour­ris de Rouch et Ver­tov, d’Ivens et de Wise­man et ils en ont rete­nu les leçons. « En Pro­ce­so » veut « rendre compte et ana­ly­ser en pro­fon­deur l’organisation sociale des com­mu­nau­tés pay­sannes et des quar­tiers popu­laires ». L’émission se construit en étroite col­la­bo­ra­tion avec les pro­ta­go­nistes du sujet. Au cours de plu­sieurs visites préa­lables, dans un véri­table dia­logue, l’équipe pré­pare lon­gue­ment le scé­na­rio du mini docu­men­taire avec les acteurs du mou­ve­ment social qui vont jouer leur propre rôle dans la séquence : ce sont aus­si ces der­niers qui en fixent les grandes lignes et le conte­nu, l’équipe de réa­li­sa­tion « recadre » en fonc­tion des contraintes tech­niques et de la lisi­bi­li­té du mes­sage. Ensuite, et c’est une autre ori­gi­na­li­té en matière d’information, le tour­nage s’effectue exclu­si­ve­ment en plans-séquences (en géné­ral deux ou trois plans de 5 minutes pour une durée totale de 10 à 15 minutes). Ce type de réa­li­sa­tion pré­sente bien des avan­tages : il donne une réelle pro­fon­deur aux hommes et à leur his­toire, il refuse l’instantanéité du jour­na­lisme tra­di­tion­nel et il laisse une vraie place au télé­spec­ta­teur qui n’est pas réduit au rôle de consom­ma­teur de l’information comme les acteurs de l’événement ne le sont pas à celui de « matière à témoi­gnage. Les acteurs de l’événement sont tou­jours les sujets de leur propre his­toire et jamais les objets de l’information. Ils sont plei­ne­ment res­pec­tés dans leur iden­ti­té comme dans leur image : en quelque sorte l’inverse de ce que notre télé­vi­sion nous donne le plus sou­vent à voir. De plus, le prin­cipe de base à Vive est le « sui­vi » : un sujet abor­dé ne sera jamais aban­don­né ; deux semaines ou deux mois plus tard l’équipe repren­dra contact et, le cas échéant, enta­me­ra un nou­veau tour­nage pour rendre compte de l’évolution du problème.”

Par ailleurs Vive refuse la thé­ma­ti­sa­tion du docu­men­taire, et les dik­tats du mar­ché : ses images ne répondent pas aux besoins d´une grille mais à ceux des mou­ve­ments sociaux, de leur révolte, de leur lutte, et se renou­vellent sans cesse grâce à l´évaluation de la Consul­toría Social, conseil réunis­sant des mou­ve­ments de femmes, de pay­sans dotés de terres par la réforme agraire, de tra­vailleurs qui occupent leur usine, qui cri­tiquent, pro­posent de nou­veaux pro­grammes. “Le mariage de Lip et du Lar­zac” n´est pas fini. Ce nou­veau mode de pro­duc­tion passe par la libé­ra­tion pro­gres­sive du temps. A Vive, faire un docu­men­taire sup­pose de récu­pé­rer le temps de la ren­contre. Deux jours de dia­logue, deux jours de tour­nage, deux jours de mon­tage. L´équipe du lun­di dif­fuse le lun­di sui­vant, et ain­si de suite. L´enquête par­ti­ci­pa­tive reprend ain­si ses droits sur la “news” volée à « l´Autre », le temps de la par­ti­ci­pa­tion sur le temps de tour­nage, le mon­tage sur le for­ma­tage, la réflexion du spec­ta­teur sur le chaos des images.

Mais c´est aus­si à l´intérieur de la chaine que les rêves de 68 reprennent force, en par­ti­cu­lier dans la sor­tie pro­gres­sive de la divi­sion du tra­vail. L´école interne per­met en per­ma­nence à chaque travailleur(euse) de se for­mer à toutes les étapes de la réa­li­sa­tion. Donc de par­ti­ci­per intel­lec­tuel­le­ment à l´ensemble. Y com­pris pour les uni­tés de trans­port, de net­toyage, de sécu­ri­té. Dans cha­cun des ate­liers de for­ma­tion sur­git la parole de travailleurs(euses) qui sup­por­taient mal la pas­si­vi­té du tra­vail et qui demandent aujourd’hui de pou­voir créer. Tous disent, ou presque, qu´il y a besoin de temps pour nouer le contact avec le peuple. D´autres, en petit nombre, s´en foutent. “Pour­quoi oppo­ser télé­vi­sion com­mer­ciale à télé­vi­sion publique, puisqu´il n´existe qu´un modèle de télé­vi­sion ?” Cer­tains veulent louer une voi­ture plu­tôt que prendre l´autobus pour par­tir en repor­tage. Mais la plu­part ont com­pris que c´est en pre­nant l´autobus qu´on com­mence à connaître ceux qu’on va fil­mer. D´autres pro­testent, avec rai­son, contre le rythme encore trop rapide de pro­duc­tion, qui ne per­met pas encore de nouer la rela­tion vou­lue avec « l´Autre ». Construire Vive, c´est lut­ter contre ces contra­dic­tions, ces régres­sions vers le modèle domi­nant, contre les indi­vi­dua­lismes, les volon­tés de pou­voir. Au sein de notre équipe, cer­tains pensent encore que leur auto­ri­té est un pri­vi­lège, que le véhi­cule peut être uti­li­sé à des fins per­son­nelles tan­dis que d´autres, à la base, ne l´acceptent plus. Il faut dia­lo­guer beau­coup, tirer les leçons, prendre les mesures qui s´imposent.

La régio­na­li­sa­tion de Vive est en cours. Elle ne se pense pas comme un F3 repro­dui­sant a l´échelle régio­nale une logique de jour­na­lisme natio­nal. Ici, qui dit régio­na­li­sa­tion dit d´abord for­ma­tion des mou­ve­ments sociaux, des acteurs popu­laires pour pro­duire leur propre infor­ma­tion et créer depuis tous les coins du pays une télé­vi­sion com­mu­nau­taire à l´échelle natio­nale. De sorte qu´un jour notre siège cen­tral ne sera plus à Cara­cas, mais n´importe où ailleurs, au bout d´un pays autre­fois invi­si­bi­li­sé par les médias pri­vés, majo­ri­taires, racistes, oppo­sés á la révo­lu­tion. En vue de ren­for­cer les alliances pour ce jour proche où la chaîne trans­met­tra la poly­pho­nie de ces regards., le pro­gramme “Vive mobile” nous mène par­tout dans les pro­fon­deurs du Vene­zue­la. La cri­tique popu­laire contre les retards et les pro­messes non tenues de la révo­lu­tion y fuse. Nous avons inven­té cette télé­vi­sion hors de la télé­vi­sion sous la pres­sion de l´organisation popu­laire. En direct sur Vive, un cercle de pêcheurs prend la parole. La trans­mis­sion par fly-away, un saut tech­no­lo­gique conquis au bout de deux ans d´existence, per­met de lan­cer leurs mots en direct vers tout le pays. Ici, pas de jour­na­listes pour don­ner et reprendre la parole sans même savoir de quoi est faite la vie des pêcheurs. Non. Une femme du vil­lage, res­pon­sable de la coopé­ra­tive, lance la dis­cus­sion. La coopé­ra­tive et son rap­port à l´État. Les mai­sons encore à construire pour les pêcheurs, ren­for­cés par la loi de la pêche. Ce cercle qui dis­cute est une des formes typiques de Vive. “Ce n’est que d’une tech­nique que l’on peut déduire une idéo­lo­gie” disait Althus­ser. Ce n´est pas seule­ment l´absence de modé­ra­teur trô­nant au milieu de l´image. C´est la parole libé­rée qui tourne et retourne, et s´élève len­te­ment, jusqu´aux déci­sions. Dis­tances res­pec­tueuses, citoyennes de la camé­ra. La télé­vi­sion du futur n´aura plus besoin de gros plan émo­tifs. On voit aus­si la mer der­rière ces pêcheurs. Sous leurs mots, la mer devient réelle : une mer de tra­vail. Demain des enfants exploi­tés par une entre­prise de pêche indus­trielle ten­dront vers nos mains des blocs de sel. 

Thier­ry Deronne

(1) Robert Lin­hart, L´établi, Édi­tions de Minuit, Paris, 1978. 

(2) Pier Pao­lo Paso­li­ni, Che cosa sono le nuvole ? (Que sont les nuages ?), 1968, 22 min. 

(3) Kris­tin Ross, Mai 68 et ses vie ulté­rieures (Édi­tions Com­plexe et le Monde Diplo­ma­tique) , Paris 2005. 

(4) Hugues le Paige, « Vive » : la télé­vi­sion en mots d’ordre et plan-séquence, article publié dans la revue Poli­tique, Bruxelles, décembre 2007. Du même auteur : Télé­vi­sion publique contre World Com­pa­ny, Édi­tions Labor, Bruxelles, 2001.