Post-scriptum : Sur la gauche française et la guerre en Libye, par Jean Bricmont

"Il semble que le monde médiatique a remplacé le monde du travail"

“Il semble que le monde média­tique a rem­pla­cé le monde du travail”

Post-scrip­tum : Sur la gauche fran­çaise et la guerre en Libye, par Jean Bricmont

mar­di 29 mars 2011


Divers lec­teurs m’ont fait remar­quer que la pre­mière ver­sion de l’interview publiée sur le site d’Investig’Action était trop rapide et pro­cé­dait à des amal­games en ce qui concerne les posi­tions de la gauche. Voyons donc plus en détail ces positions.

(Voir l’interview de Jean Bric­mont : La Libye face à l’impérialisme huma­ni­taire : http://www.zintv.org/spip.php?article336)

Le dépu­té euro­péen Mélen­chon, qui est sans doute l’homme poli­tique le plus impor­tant à gauche du PS, appuie la guerre et refuse même d’utiliser ce terme, parce que la guerre est auto­ri­sée par l’ONU[1].

Si on adopte ce point de vue, il fau­drait ces­ser de par­ler de « guerre de Corée », ou de « pre­mière guerre du Golfe » puisque celles-ci étaient aus­si auto­ri­sées par l’ONU. Si Mélen­chon s’appuie sur la réso­lu­tion, quelle inter­pré­ta­tion en donne-t-il (celle des Russes, de la Ligue Arabe ?) et que répond-il à ceux qui estiment qu’elle est déjà vio­lée par les pays agres­seurs ou à ceux, comme le juriste ita­lien Dani­lo Zolo, qui sou­lignent que cette réso­lu­tion viole la Charte de l’ONU[2] ?

De plus, la réso­lu­tion de l’ONU per­met peut-être à la France d’intervenir, mais elle ne l’y oblige nul­le­ment. L’intervention reste un choix poli­tique pure­ment fran­çais (même si le gros de l’effort de guerre est en fait por­té par les Etats-Unis). Mélen­chon pense aus­si que cela per­met­tra de sau­ver les révo­lu­tions arabes, mena­cées par la répres­sion de Kadha­fi. Se rend-il compte que ce sou­tien aux révo­lu­tions arabes se fait en com­pa­gnie de Sar­ko­zy et des émi­rats qui, soit ne savent pas ce qu’ils font, soit se sont sou­dain conver­tis à la révolution ? 

Mélen­chon pense que cette inter­ven­tion est dans l’intérêt de la France, à savoir « être liée avec le monde magh­ré­bin. Il n’y a pas de futur pos­sible pour la France si elle est oppo­sée au sen­ti­ment majo­ri­taire des popu­la­tions au Magh­reb, c’est-à-dire pour la liber­té et contre les tyrans. » Bien, mais Mr Mélen­chon vit dans un pays où il est illé­gal de prô­ner même un boy­cott paci­fique à l’encontre d’Israël. Qui peut croire une seconde que l’attitude actuelle de sou­tien aux rebelles va être inter­pré­tée par les popu­la­tions du Magh­reb comme un sou­tien à la liber­té et non comme, par exemple, une volon­té de contrô­ler un état pétro­lier tel que la Libye, ou de reprendre pied mili­tai­re­ment et poli­ti­que­ment face aux révoltes arabes et les orien­ter autant que pos­sible en fonc­tion des inté­rêts occi­den­taux ?[3]

Pas­sons au PCF, qui exprime son « oppo­si­tion totale » à toute inter­ven­tion militaire[4]. Notons d’abord que Mélen­chon déclare : « J’ai voté la réso­lu­tion du Par­le­ment euro­péen en accord avec la direc­tion du PCF et de la Gauche uni­taire, en accord avec mon col­lègue euro­dé­pu­té com­mu­niste Patrick Le Hya­ric », ce qui laisse per­plexe concer­nant l’opposition totale du PCF à toute inter­ven­tion mili­taire (où est pas­sée la dis­ci­pline du Par­ti et, si Mélen­chon ment, pour­quoi ne le dénonce-t-on pas ?). Certes, la décla­ra­tion de Roland Muzeau[5] (faite après mon inter­view) est cou­ra­geuse et on peut l’approuver. Mais les argu­ments avan­cés dans d’autres décla­ra­tions laissent per­plexes : lorsque le PCF exprime son oppo­si­tion totale à la guerre, il déclare que « des res­pon­sables de l’insurrection popu­laire ont plu­sieurs fois expri­mé leur refus d’une telle inter­ven­tion. », ce qui est le plus mau­vais argu­ment pos­sible, vu que ces res­pon­sables ont chan­gé d’avis et que leur avis dépend évi­dem­ment prin­ci­pa­le­ment du rap­port de force sur le terrain.

La ques­tion à poser mais qui ne l’est pas, vu « l’urgence », est de savoir si c’est le rôle des troupes fran­çaises d’intervenir par­tout où on le leur demande (à Gaza, du côté pales­ti­nien, par exemple, si la demande était for­mu­lée) ? Dans un autre com­mu­ni­qué, le PCF réitère « son plein sou­tien aux forces qui agissent pour la démo­cra­tie en Libye, avec le Conseil Natio­nal de Transition[6] ». Met­tons de côté le fait que per­sonne ne sait vrai­ment si les rebelles agissent pour la démo­cra­tie (au sens où nous l’entendons) et que les docu­ments de Wiki­leaks jettent un doute sur cette question[7]. Mais il est inco­hé­rent d’accorder son « plein sou­tien » à des forces poli­tiques et de refu­ser en même temps leur prin­ci­pale exi­gence, à savoir des bom­bar­de­ments sur les troupes qui leur sont oppo­sées. Les rebelles n’ont évi­dem­ment pas besoin de grandes décla­ra­tions de soli­da­ri­té faites à Paris, mais d’armes, d’avions, de bombes etc. Notons au pas­sage que cela vaut éga­le­ment pour les com­bat­tants afghans, pales­ti­niens, bah­rei­nis etc. Per­sonne n’a besoin d’une « soli­da­ri­té » pure­ment ver­bale et n’impliquant aucune action poli­tique concrète.

Le som­met dans ce genre de décla­ra­tion de « soli­da­ri­té » a sans doute été atteint par « l’Appel du Col­lec­tif de soli­da­ri­té avec le peuple libyen »[8] qui dénonce « la com­pli­ci­té des gou­ver­ne­ments occi­den­taux » au moment (19 mars) où ceux-ci sont déjà en train de bom­bar­der la Libye, pro­ba­ble­ment en vio­la­tion de la lettre de la réso­lu­tion, exige la « Recon­nais­sance du Conseil natio­nal de tran­si­tion inté­ri­maire, 
 seul repré­sen­tant légi­time du peuple libyen » ain­si qu’une « jus­tice exem­plaire contre les crimes de Kadha­fi ». Et com­ment va-t-on accom­plir toutes ces belles choses sans une guerre totale ? L’appel est signé, entre autres, par ATTAC, la LDH, le NPA, le PCF, le PG et le PIR. Dif­fi­cile après cela de ne pas faire d’amalgame entre les posi­tions de la gauche.

On retrouve évi­dem­ment le même genre de rai­son­ne­ment dans les groupes issus du trots­kisme. Le NPA « réaf­firme son sou­tien aux insur­gés libyens contre la dic­ta­ture »[9], tout en s’opposant à l’intervention occi­den­tale, mais sans expli­quer ce que signi­fie son sou­tien s’il refuse à cette insur­rec­tion ce qu’elle sou­haite le plus (une inter­ven­tion armée). La LCR belge parle car­ré­ment de « faillite du cha­visme »[10], à cause des pro­po­si­tions de solu­tion négo­ciée avan­cées par l’Alliance boli­va­rienne (notons au pas­sage que l’opposition à cette guerre ne vient pas seule­ment de Cha­vez mais de 42 par­tis de gauche en Amé­rique Latine[11]).

Ce genre de dis­cours, que l’on retrouve dans toutes les guerres, est la ver­sion adap­tée à la crise actuelle du « ni-ni » (ni Otan ni Milo­se­vic, ni Bush ni Sad­dam, ni Hamas ni Netanyahu)[12]. D’une part, on accepte tous les argu­ments de la pro­pa­gande de guerre sur les crimes de l’ennemi, aujourd’hui de Kha­da­fi, mais hier de Milo­se­vic ou de Sad­dam, sans jamais s’intéresser à des sources d’informations alternatives[13], et on affirme son sou­tien total à la cause au nom de laquelle la guerre est menée (les Alba­no-Koso­vars, les Kurdes, les femmes afghanes, ou l’opposition libyenne). Ensuite, on refuse l’intervention mili­taire « impé­ria­liste », qui est jus­te­ment ce que réclament ceux que l’on « sou­tient », sans pro­po­ser d’alternative autre que ver­bale. On parle d’armer les rebelles (qui le sont déjà), ce qui est une forme d’ingérence (et que fait-on si cet arme­ment ne suf­fit pas ?). On lance des paroles en l’air sur les bri­gades inter­na­tio­nales (qui va les orga­ni­ser ?). Il est évident que ce type d’argumentation « contre » les guerres ne convainc presque per­sonne et ouvre un bou­le­vard aux contre-argu­ments de la gauche inter­ven­tion­niste ; il y a d’ailleurs fort à parier que la France sera le pays où les mani­fes­ta­tions contre la guerre seront les plus faibles (comme c’est sys­té­ma­ti­que­ment le cas, sur les ques­tions de guerre et de paix, depuis la crise des mis­siles dans les années 1980).

Le pro­blème de fond est qu’il n’y a aucune réflexion alter­na­tive à la doc­trine de l’ingérence huma­ni­taire. Aucune réflexion sur le mili­ta­risme et sur ce que serait une poli­tique de paix et de désar­me­ment, aucune réflexion sur le monde mul­ti­po­laire qui se met en place et sur ce qu’un véri­table inter­na­tio­na­lisme signi­fie­rait à l’intérieur de celui-ci, et aucune réflexion sur les effets désas­treux des poli­tiques impé­riales amé­ri­caines. A chaque crise, on réagit dans l’urgence, « pour sau­ver les civils », en disant qu’on réflé­chi­ra après. Mais comme la réflexion ne vient jamais, on reste éter­nel­le­ment « dans l’urgence », c’est-à-dire à la traîne du dis­cours dominant.

Tout le monde, sur­tout à gauche, adore se moquer de BHL, mais en réa­li­té la vic­toire de la révo­lu­tion (ou de la contre-révo­lu­tion) dans la pen­sée fran­çaise accom­plie par les nou­veaux phi­lo­sophes dans les années 70 – 80 a été totale. A par­tir de cette époque, la pen­sée poli­tique a été rem­pla­cée par une sorte de reli­gion de la culpa­bi­li­té. La France et les Fran­çais sont éter­nel­le­ment cou­pables, en mode majeur, du régime de Vichy et des dépor­ta­tions, et en mode mineur, du colo­nia­lisme et de la guerre d’Algérie ; les nom­breux « ex », com­mu­nistes, maos etc. sont, eux, « cou­pables » des crimes de Sta­line, Mao ou Pol Pot. Ce cli­mat engendre, sur le plan inté­rieur, une extra­or­di­naire volon­té de contrôle de toute pen­sée ou parole hété­ro­doxe, qui soi-disant nous ramè­ne­raient « aux heures les plus sombres de notre his­toire », pour uti­li­ser la for­mule consa­crée. Ceci empêche toute pen­sée indé­pen­dante du dis­cours domi­nant, en tout cas sur des sujets comme la sou­ve­rai­ne­té natio­nale. Sur le plan exté­rieur, le dis­cours de la culpa­bi­li­té implique que la France a l’obligation de « venir au secours des vic­times », par ana­lo­gie, en mode majeur, avec les Juifs vic­times des Nazis et, en mode mineur, des répu­bli­cains espa­gnols contre Fran­co. Face à cette pen­sée qua­si-reli­gieuse, aucune réflexion sur le droit, le mili­ta­risme ou l’impérialisme n’est possible.

Contras­tons fina­le­ment la posi­tion de la gauche et celle du Front Natio­nal. Eux, contrai­re­ment à Mélen­chon, parlent de guerre à la Libye (ce qui revient à appe­ler un chat un chat), et ils sont presque les seuls à men­tion­ner la sou­ve­rai­ne­té natio­nale et le droit international[14]. Leur oppo­si­tion se fait au nom des inté­rêts des Fran­çais, tels qu’ils les per­çoivent (sur­tout empê­cher les flux migra­toires). Et bien sûr, en bons « patriotes », ils sou­tiennent les forces armées une fois qu’elles sont enga­gées dans le com­bat. Mais si les choses tournent mal pour la coa­li­tion (ce qui est peu pro­bable, mais on ne sait jamais), il y a fort à craindre que c’est ce genre d’opposition, et non celle de la par­tie de la gauche qui s’oppose mol­le­ment à la guerre, qui recueille­ra la faveur des Fran­çais. Dans le temps, le PCF aurait sans doute condam­né la guerre au nom des inté­rêts du « peuple » ou des « tra­vailleurs » fran­çais, mais la ver­sion actuelle de l’internationalisme (qui revient en pra­tique à accep­ter la doc­trine de l’ingérence huma­ni­taire) inter­dit ce genre de lan­gage. Tout se passe comme si le monde média­tique pas­sait avant le monde du tra­vail. Le FN en pro­fite, hélas, pour s’adresser au « peuple » oublié.

Le plus comique, si on peut dire, c’est que la gauche n’a à la bouche que des mots comme anti­ra­cisme et mul­ti­cul­tu­ra­lisme, ce qui l’amène à véné­rer les cultures de l’ « Autre » (et sou­vent, à tra­vers celles-ci, les reli­gions) mais est inca­pable de com­prendre le dis­cours poli­tique des « autres » réel­le­ment exis­tants, quand ceux-ci sont Russes, Chi­nois, Indiens, Lati­no-amé­ri­cains ou Africains.

Doc­teur en sciences, Jean Bric­mont est pro­fes­seur de phy­sique à l’UCL en Bel­gique, et dans diverses uni­ver­si­tés états-uniennes. Il a publié avec l’Américain Alan Sokal, “Impos­tures intel­lec­tuelles” en 1997, aux édi­tions Odile Jacob. Pré­sident de l’Association fran­çaise pour l’information scien­ti­fique (2001- 2006). Membre du Tri­bu­nal de Bruxelles. Son livre “Huma­ni­ta­rian Impe­ria­lism” est publié par Month­ly Review Press. La ver­sion fran­çaise « Impé­ria­lisme Huma­ni­taire » l’est aux édi­tions Aden.

Source : www.michelcollon.info

Notes

[1] http://www.liberation.fr/politiques/01012326704-il-faut-briser-le-tyran-pour-l-empecher-de-briser-la-revolution

[2] http://www.legrandsoir.info/Une-imp… nelle.html ‘

[3] Si on en juge par http://www.aloufok.net/spip.php?article3777, le réac­tion en Tuni­sie et en Algé­rie est pour le moins mitigée. 

[4] http://www.pcf.fr/8198

[5] http://www.pcf.fr/8426

[6] http://www.pcf.fr/8349

[7] http://213.251.145.96/cable/2008/02/08TRIPOLI120.html ; Voir aus­si http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/africaandindianocean/libya/8407047/Libyan-rebel-commander-admits-his-fighters-have-al-Qaeda-links.html

[8] http://solidmar.blogspot.com/2011/03/appel-du-collectif-de-solidarite-avec.html

[9] http://www.npa2009.org/content/communiqu%C3%A9-du-npa-soutien-au-peuple-libyen-contre-la-dictature

[10] http://www.lcr-lagauche.be/cm/index.php?view=article&id=1981:lamerique-latine-et-la-revolution-arabe-faillite-du-chavisme&option=com_content&Itemid=53

[11] http://www.ciudadccs.info/?p=155276

[12] Voir http://www.monde-diplomatique.fr/2006/08/BRICMONT/13824 pour une cri­tique de cette idéologie. 

[13] Pour un témoi­gnage alter­na­tif concer­nant la Libye, voir par exemple http://www.countercurrents.org/mountain220311.htm En fran­çais, http://www.legrandsoir.info/Bombarder-la-Libye-de-1986-a-2011-Countercurrents.html

[14] http://www.frontnational.com/?p=6639